« Mon corps, mon choix », « Quand c’est non, c’est non », « Du sexe sans consentement, c’est du viol » : ces slogans font fureur dans les manifestations récentes contre les violences sexistes et sexuelles. Certains ornaient déjà les cortèges des années 1970. Ils ont trouvé un nouvel écho avec le mouvement mondial #MeToo, et singulièrement en France, où la question du consentement apparaît comme relativement nouvelle.
Des féministes, des chercheuses, des universitaires appellent aujourd’hui à l’inscrire dans la loi, et à penser ses ambiguïtés et ses équivalences. Entretien avec Catherine Le Magueresse, doctoresse en droit et ancienne présidente de l’AVFT (de 1998 à 2008), l’association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, et autrice de l’ouvrage Les Pièges du consentement, pour une redéfinition pénale du consentement sexuel (éditions iXe).
Lénaïg Bredoux : Votre livre s’appelle Les Pièges du consentement. Le « consentement » est pourtant aujourd’hui défendu comme utile dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. En quoi est-il piégé ?
Catherine Le Magueresse : Il est piégé parce qu’il n’est pas défini. Il y a deux approches possibles du consentement : il y a une approche libérale – qui est un piège –, selon laquelle nous sommes tous égaux et donc que nous avons toutes et tous le pouvoir de dire oui ou non, sans prendre en considération les rapports de domination entre les personnes. Dans cette tradition historique et philosophique, le consentement des femmes est présupposé.
En revanche, il existe, depuis les années 1990, une autre façon de concevoir le consentement qui le contextualise. Concernant le consentement sexuel, il s’agit de la recherche de l’accord positif, libre et éclairé de l’autre. J’y vois une invitation à la réciprocité, à se soucier de son ou sa partenaire, de façon à ce que l’activité sexuelle se passe bien. L’adhésion de l’autre est recherchée afin que cette activité sexuelle soit une relation sexuelle.
Vous écrivez que, contrairement à une idée reçue, les femmes perdent beaucoup de temps de leur vie à exprimer leur refus ou à esquiver. Comment expliquez-vous que la perception soit inverse et qu’on explique encore que les femmes ne diraient pas « non » ?
Deux mille ans de patriarcat ne s’effacent pas en quelques décennies. Et puis, dans cette matière qui nous occupe, le refus des femmes n’est pas pris en compte en droit pénal. Je n’arrive pas à me l’expliquer, si ce n’est par le patriarcat et la défiance historique à l’encontre de la parole des femmes. Quand il est prouvé, en droit, qu’une femme a dit « non », cela ne suffit pas, en droit pénal, à constituer la violence sexuelle. C’est incroyable ! Il faut aussi prouver qu’il y a eu recours à la violence, à la contrainte, à la menace ou à la surprise.
En quoi le refus n’est pas inclus dans ces critères, de violence, contrainte, menace, surprise (VCMS), qui définissent le viol en France ?
La jurisprudence explique que le défaut de consentement résulte de la violence, contrainte, menace ou surprise. Or, par exemple au travail, une femme à qui l’employeur dit « laisse-toi faire, tu vas passer un bon moment, tu ne sais pas encore ce qu’est un homme un vrai » – ce sont des exemples que j’ai entendus – a peur de perdre son emploi. Elle peut être tétanisée, ne rien dire. Lui impose une activité sexuelle à cette femme. Il sera considéré qu’il n’y a pas eu de contrainte puisqu’il ne l’a pas explicitement menacée. Pour autant, il n’y a pas de consentement : elle aura cédé ou été dans l’incapacité de réagir. Les agresseurs ne se soucient pas de l’autre et considèrent qu’ils ont un droit d’accès aux femmes.
Historiquement, dans le droit pénal, il était attendu des femmes qu’elles se débattent, qu’elles portent des traces de coups, qu’elles aient crié, par peur de condamner des hommes à tort. La violence est alors le cœur de la définition du viol – il n’y a pas de viol sans violence… C’est parce qu’il y a cette violence qu’on va croire les femmes. Depuis l’Ancien Régime, cette défiance historique vis-à-vis de la parole des femmes perdure.
Les VCMS sont ce qui permet de ne pas dépendre de la parole des femmes. Ils sont la preuve du défaut de consentement – autre que la parole des femmes. La Cour de cassation rappelle que le refus d’une femme, même établi, ne suffit pas à prouver qu’il y a eu viol. C’est très révélateur de notre incapacité à traiter les femmes comme des sujets de droit.
Il ne faut pas oublier que la loi de 1980 [qui définit le crime de viol – ndlr] entérine la jurisprudence du XIXe siècle. Les présupposés que charriait cette jurisprudence, et notamment cette défiance à l’égard de la parole des femmes, n’ont jamais été sérieusement interrogés par le législateur. En dehors de la recherche en critique féministe du droit, quelques pénalistes commencent à y réfléchir.
Vous dites dans votre livre que les femmes ont beaucoup de manières d’exprimer leur refus, du « non » à la sidération, en passant par l’évitement. Les hommes ne les écoutent pas ?
L’idée commune est que les femmes « n’ont qu’à » : elles « n’ont qu’à » crier ou se débattre. Il s’agit d’une inversion de responsabilité : c’est aux femmes de savoir réagir face à une situation de violence sexuelle. Et donc de prendre en charge leur sécurité. Et non aux hommes de ne pas agresser.
Une fille bien ne dit pas oui tout de suite, sinon c’est une salope
Si les hommes écoutaient, nous ne serions pas dans le champ de la violence mais de la relation sexuelle. Je ne crois pas aux zones grises : les ambiguïtés sont savamment entretenues par notre société et la culture du viol. Quand une interrogation sur le consentement émerge, c’est déjà qu’il y a un problème. Si les partenaires vivent une relation sexuelle, ils sont dans la réciprocité et se soucient de l’autre : ils et elles voient alors quand l’autre est absent·e, ou n’a pas l’air content·e.
Si on ne se soucie pas de l’autre, le consentement ou le refus n’a pas d’importance. De toute façon, « ils feront leur affaire », comme disent les victimes. Certains agresseurs disent aussi que plus les femmes résistent, plus cela les excite. J’y vois l’influence de la pornographie, qui érotise la violence. Il y a aussi des hommes élevés dans l’idée que le refus des femmes est de pure forme : une fille bien ne dit pas oui tout de suite, sinon c’est une salope. Et c’est un jeu, dans lequel il faut faire la coquette et dire « non » pour finalement signifier « oui ».
Ces stéréotypes sont encore très forts.
Donc il faut le rappeler : contrairement aux idées reçues, le refus est exprimé par les femmes. Simplement les agresseurs choisissent de ne pas les entendre parce qu’ils sont dans l’affirmation d’un droit de possession des femmes, et pas dans une recherche de réciprocité. Dans cette disposition d’esprit, « oui » ou « non » n’est pas le sujet – la femme n’est pas un sujet, mais un objet.
Vous écrivez que certains viols ne sont pas pénalement répréhensibles. De quoi parlez-vous ?
Je parle ici des viols pour lesquels nous ne parvenons pas à prouver qu’il y a eu violence, contrainte, menace ou surprise. Avec deux siècles de jurisprudence qui définissent ces termes.
Par exemple : prenons la contrainte économique. Pour moi, le fait de faire croire à une salariée qu’elle risque son travail si elle refuse une activité sexuelle relève de la contrainte économique. Or cela n’est quasiment jamais reconnu en droit pénal, en matière de viol : on considère que les femmes sont libres de quitter leur travail. Malgré le taux de chômage ou l’importance de la précarité…
Autre exemple : la sidération. Une femme n’a rien dit, elle ne s’est pas débattue, parce qu’elle était sidérée. La jurisprudence admet qu’il peut y avoir un élément de surprise si elle est très dépressive, très handicapée et que l’agresseur connaissait ses vulnérabilités. Mais si elle est bien portante et sans vulnérabilité particulière, il lui sera reproché de n’avoir rien fait. Le tribunal pourrait considérer que l’agresseur ne pouvait pas savoir qu’elle n’était pas consentante. Pourtant, dans un rapport sexuel, si l’autre ne fait rien, ne dit rien ou pleure, la personne qui initie l’activité sexuelle devrait s’enquérir de la manière dont elle va, de ce qu’elle souhaite !
Ces viols-là ne seront pas pénalisés. Le tribunal pourra dire qu’il croit Madame mais l’intentionnalité de Monsieur n’est pas prouvée.
L’intentionnalité est tout de même une notion importante dans le droit. On parle par exemple d’homicide volontaire ou involontaire… Pourquoi cela serait-il incongru en matière de violences sexuelles ?
Ce n’est pas incongru. D’ailleurs, depuis un changement législatif, la Suède reconnaît différentes formes de viol, dont l’une est de ne pas s’enquérir du consentement – il s’agit du viol par négligence. Cette nouvelle loi a conduit à une augmentation de 75 % de condamnations depuis 2018 !
Historiquement, l’intentionnalité revenait à évoquer une femme que l’on sait ne pas consentir. Est-ce que je sais si elle consent ou pas ? Or quelqu’un qui viole sait très bien qu’elle aurait dit « non » s’il le lui avait demandé, que l’autre ne désire pas ce contact sexuel.
En réalité, par défaut, toutes les femmes sont considérées comme consentantes. La preuve inverse repose sur la preuve d’une violence, contrainte, menace ou surprise…
C’est toujours aux femmes de réagir
Faisons le parallèle avec l’atteinte à la propriété : elle est très bien protégée. Si on vole votre sac à main dans la rue, vous déposez plainte : la police vous demande dans quelles circonstances le vol a eu lieu et si la personne voleuse est identifiable. Elle ne vous demande pas si vous étiez d’accord pour le donner, ou ne vous culpabilise pas en soulignant que sa qualité ou son prix étaient un pousse-au-crime.
Dans le cas du viol, vous devrez prouver que vous n’étiez pas d’accord. Voilà pourquoi il faut inverser le regard – et non la charge de la preuve : il faut poser la question de la façon dont vous vous êtes assuré du consentement de l’autre.
La notion de « contrainte morale » est pourtant présente dans les décisions de justice pour prendre en compte les situations de dépendance. On voit aussi la notion « d’emprise » dans la jurisprudence. En quoi est-ce encore insuffisant, selon vous, pour punir les violences sexuelles ?
Je me suis aussi posé cette question. C’est sans doute parce que nous sommes encore dans cette culture patriarcale déjà évoquée : c’est toujours aux femmes de réagir.
Voltaire raconte une histoire dans laquelle une femme venait se plaindre de viol. L’homme est jugé et condamné à verser une somme d’argent à la femme. Le juge demande alors à l’homme de récupérer la bourse, la femme se défend, l’homme n’y arrive pas. Le juge dit alors que si la femme avait voulu éviter le viol, elle se serait défendue de la même façon. Il en déduit qu’il n’y a pas viol et ordonne la restitution de la bourse.
Quel degré de contrainte les juges attendent des femmes ? Et quel degré de résistance espèrent-ils ? Tant que l’on restera sur une obligation de résistance des femmes, on restera sur une interprétation subjective des magistrats sur le comportement des femmes. Voilà pourquoi il faut partir d’un consentement redéfini.
Ce que vous décrivez relève aussi de « représentations stéréotypées ». Le problème relève-t-il du code pénal qui serait insuffisant, ou ne s’agit-il pas plutôt d’un problème culturel, de formation, y compris des magistrat·e·s, et de la société tout entière ?
Bien sûr l’éducation et la formation sont essentielles. Cela pose quand même un problème de droit. Parce que le droit est lui-même porteur de cette présomption de consentement : à partir du moment où, en droit, le refus des femmes ne suffit pas à constituer le viol, le droit est lui-même partie prenante de la culture du viol.
Même si la jurisprudence évolue, en termes de valeur symbolique et pédagogique de la loi, le problème reste entier. Par exemple, quand vous intervenez devant des jeunes, vous ne pouvez pas leur dire que le droit impose qu’ils sollicitent le consentement de l’autre. Et que dit-on aux femmes qui viennent nous voir qui nous expliquent qu’elles n’ont pas pu réagir, parce qu’on leur a appris à toujours dire oui, parce qu’elles ont le respect de l’autorité, parce qu’elles ont déjà été victime de violences, parce qu’elles sont en situation de handicap… ?
Il faut que le droit le dise : le silence ne vaut pas consentement.
Au-delà de cette question des préjugés sexistes, est-ce que la difficulté à condamner des auteurs de violences sexuelles ne relève pas tout simplement d’une justice de classe ? Vous écrivez vous-même que « les personnes les plus fragiles (mineur·e·s, sans papiers, précaires, en situation de handicap…) – les plus susceptibles de “céder” – sont [...] les moins protégées car, contre elles, l’agresseur n’a pas besoin d’user de “violence, contrainte, menace ou surprise” : il lui suffit d’exploiter leur vulnérabilité ».
L’un n’exclut pas l’autre. On pourrait aussi parler d’une justice qui peut être porteuse de préjugés racistes. Une étude a montré qu’en matière de viol, les personnes pauvres et d’origine étrangère sont en surreprésentation parmi les personnes condamnées par rapport aux cadres : la justice est porteuse d’autres biais que les biais patriarcaux.
Mais cela ne suffit pas à tout expliquer : les violences sexuelles peuvent aussi avoir lieu entre collègues. Elles peuvent aussi être le fait d’un syndicaliste ou de celui qui a l’oreille du patron. Au sein des relations de travail, la position hiérarchique n’est pas la seule cause des rapports de pouvoir. D’autres, plus subtiles, peuvent se mettre en place.
Par exemple, à l’université, on voit combien il peut être difficile pour une étudiante de dénoncer un agresseur qui est le boute-en-train, hyper sympa, que tout le monde aime bien, qui a beaucoup d’entregent. Le dénoncer, c’est perdre le collectif de mes pairs.
Les rapports de pouvoir s’entremêlent. C’est bien ce que démontre le texte [« Le Viol » d’Emmanuèle de Lesseps, une écrivaine et éditrice], dans Libération des femmes : année zéro (éditions Maspero). Il déconstruit les mécanismes de domination et montre comment les agresseurs usent de leur pouvoir dans un système patriarcal pour agresser, et comment ils déjouent les résistances des victimes.
Vous parlez, en juriste, de l’importance de la loi. Mais n’est-ce pas là une extension sans fin du domaine pénal ? Est-ce la seule solution ?
Pour moi, il ne s’agit pas d’une extension du domaine pénal. Arrêtons de faire des lois les unes après les autres, mais reprenons notre droit sur les violences sexuelles, établi au XIXe siècle, et repensons-le avec ce qu’on connaît aujourd’hui, de l’égalité hommes-femmes, de la conscientisation des stéréotypes sexistes, des connaissances neurologiques du psychotrauma… Il s’agit d’opérer un changement de paradigme et de penser une loi qui corresponde aux valeurs et aux connaissances qui sont les nôtres aujourd’hui.
Je ne suis pas pour une extension infinie du domaine pénal. Je suis pour un droit pénal qui soit philosophiquement juste. Pour l’instant, il n’est pas un droit juste pour les femmes. Il est un droit patriarcal. On ne peut plus l’accepter aujourd’hui. Je demande simplement un droit ajusté à nos valeurs, qui mette fin aux représentations sexistes qui sont inscrites dans le code pénal.
Le droit international onusien et le droit européen nous le demandent. Plusieurs pays l’ont fait, comme la Suède ou le Canada. L’Espagne est en train de le faire et rencontre l’opposition de l’extrême droite par la voix de Vox et du Parti populaire.
Si l’on prolonge la réflexion, au-delà de la redéfinition du viol que vous appelez de vos vœux, vous parlez dans votre livre de cas de chantage, pour un logement par exemple, qui serait fait par un élu… Ces cas-là relèvent-ils forcément du viol ? Il existe par exemple la notion d’abus du pouvoir : n’est-ce pas une bonne piste de qualification et de répression ?
Complètement. D’ailleurs, c’est intégré dans le code pénal canadien. L’abus de pouvoir englobe l’hypothèse où une femme a dit oui, mais au regard du contexte, des circonstances dans lesquelles il a été formulé, ce « oui » n’est pas libre. La validité du consentement est questionnée – on connaît très bien cela en droit du travail ou en droit civil. Ce sont les vices du consentement : il n’est plus valable en cas d’abus de pouvoir.
La question de l’abus de pouvoir vient pour interroger la validité du consentement qui aurait été exprimé.
Parmi les critiques du consentement, on retrouve aussi des questions qui divisent de longue date les féministes. Notamment la prostitution ou la gestation pour autrui. Vous estimez vous-même que dans ces deux cas, le consentement n’est pas valable. Est-ce à dire que le consentement s’arrête quand il acquiesce à ce qu’une partie du mouvement féministe désapprouve ?
Ce que vous décrivez, c’est le consentement libéral, c’est le consentement dont je ne veux pas. Dire que les femmes prostituées consentent à se prostituer ne pose pas la bonne question. La question en matière de prostitution c’est : est-ce qu’un humain peut acheter l’usage d’un autre humain ? Non, je ne le pense pas. Le droit l’affirme : les personnes sont hors du commerce.
Pourquoi protège-t-on les gens contre la vente de leurs reins par exemple ? Le consentement n’est pas reconnu dans ce cas, il est hors sujet. Nous pourrions aussi prendre l’exemple du droit du travail, lequel vise à protéger les salarié·e·s contre leur supposé consentement. La juriste Muriel Fabre-Magnan le démontre magistralement… Sinon les gens travailleraient encore 60 heures par semaine et les enfants seraient encore à la mine ! Une immense majorité des personnes prostituées sont contraintes par des précarités, des violences... La liberté, ce n’est pas de s’oppresser, mais d’être libre de l’oppression.