Par une belle journée de mai, les autorités palestiniennes ont élevé un drapeau devant la mairie de Ramallah pour rendre hommage à l’un de leurs plus anciens alliés. Mais ce n’était pas en l’honneur d’un pays arabe désertique ou d’un pays voisin ami. Non, le drapeau tricolore était celui d’une nation pluvieuse et venteuse tout à l’ouest de l’Europe, à plus de 4 000 km de là : la république d’Irlande.
À la mi-octobre, l’autrice irlandaise Sally Rooney, âgée de 30 ans, a annoncé qu’elle ne donnerait pas à un éditeur israélien l’autorisation de traduire son dernier roman en hébreu, car elle soutient un boycott des entreprises israéliennes [dans un communiqué, elle se dit ouverte à une alternative pour que le livre “soit accessible à ses lecteurs en hébreu”]. Sa décision a créé la surprise, mais elle n’a en réalité rien d’étonnant. Depuis des décennies, l’Irlande est une alliée des Palestiniens, et la compassion pour leur détresse fait partie intégrante de la culture irlandaise.
“Ce n’est pas le choix isolé d’une seule artiste, c’est au contraire conforme à une opinion publique très répandue en Irlande”, analyse Vincent Durac, professeur de sciences politiques et relations internationales à l’University College de Dublin.
Lien affectif et idéologique
Plus de 1 300 artistes, dramaturges, acteurs et romanciers irlandais soutiennent le mouvement dit BDS (boycott, désengagement, sanctions) mené par les Palestiniens, que Sally Rooney, connue pour le best-seller Normal People, a cité dans un communiqué. Sur le modèle du mouvement sud-africain de lutte contre l’apartheid, le BDS appelle les gouvernements et le secteur privé à se désolidariser d’Israël, accusé de “colonialisme de peuplement”. “Je comprends que tout le monde ne soit pas d’accord avec ma décision, mais je ne pourrais tout simplement pas assumer ce choix”, a écrit Sally Rooney. Un engagement à boycotter les institutions israéliennes a été signé par 400 universitaires irlandais.
Nombreux sont les Irlandais qui voient des parallèles entre leur lutte pour se libérer de leur oppresseur colonial, la Grande-Bretagne, et le combat des Palestiniens contre l’État d’Israël, explique Vincent Durac. S’ils sont à des années-lumière sur le plan géographique et culturel, les deux ont un lien affectif et idéologique.
En Irlande du Nord, la question d’Israël et de la Palestine est devenue une bataille par procuration entre les unionistes, fidèles à la couronne britannique, et les républicains, pro-réunification. L’IRA voyait en l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) un alter ego qui lutte aussi pour la liberté, tandis que certains unionistes ont déclaré leur soutien pour Israël. Actuellement, d’immenses fresques à Derry ont pour toile de fond le drapeau palestinien ; des slogans tels que “Stop au génocide à Gaza” accompagnent les discours des républicains. Dans certains quartiers de Belfast, le drapeau où figure l’étoile de David flotte à côté de fanions unionistes.
De la cause sioniste à la défense des Palestiniens
Quand Vincent Durac enseignait à Belfast, ses étudiants “n’avaient pas d’avis sur l’indépendance algérienne ou le développement politique égyptien à l’issue de la colonisation, mais dès qu’on aborde Israël et Palestine, on voit que chacun campe sur ses positions”. Des étudiants de Trinity College à Dublin, où Sally Rooney a fait sa scolarité, ont organisé une semaine anti-apartheid en octobre pour dénoncer les liens de l’université avec Israël.
Pendant la première moitié du XXe siècle, c’est la cause sioniste qui avait la sympathie des Irlandais ; c’était un groupe qui avait aussi connu de grandes souffrances et la douleur de l’oppression coloniale. Mais après la création d’Israël en 1948, les Irlandais ont commencé à voir la situation sous un autre angle : certains étaient d’avis que l’État israélien était désormais le pouvoir qui opprimait une population autochtone.
Le premier gouverneur britannique de Jérusalem, sir Ronald Storrs, défendait l’idée d’un État sioniste, qu’il voyait comme “un petit Ulster juif loyal dans un océan potentiellement hostile d’arabisants”. En d’autres termes, un avant-poste soutenu par les Britanniques afin de repousser le nationalisme. Peu à peu, certains ont eu l’impression que si les juifs étaient l’équivalent des protestants d’Irlande du Nord, alors les catholiques étaient comme les Arabes opprimés. Les Irlandais sont devenus favorables aux Palestiniens.
Seul État de l’UE à parler officiellement d’annexion
En 1980, l’Irlande a été le premier membre de la Communauté européenne à se prononcer en faveur de la création d’un État palestinien. La première fois que l’Irlande a participé à une mission de maintien de la paix avec les Nations unies, c’était au Liban en 1958. En quelques mois, l’Irlande avait envoyé des observateurs le long de la ligne d’armistice entre le Liban et Israël, et c’est devenu le plus long déploiement irlandais à l’étranger dans le cadre d’une mission de l’ONU. Quarante-six soldats irlandais ont été tués là-bas entre 1978 et 2000. La Campagne de solidarité Irlande-Palestine compte 15 antennes de Belfast à Limerick, et plus de 34 000 abonnés sur Facebook.
En mars, l’Irlande s’est engagée à verser 6 millions d’euros d’aide par an aux réfugiés palestiniens pendant trois ans. En mai, le Sinn Féin, qui a soutenu historiquement l’IRA, a présenté une motion au parlement irlandais afin de qualifier d’annexion de facto les constructions israéliennes en territoire palestinien. Cette motion a été adoptée, ce qui est inédit dans l’UE. Le lendemain, les Palestiniens de Ramallah ont célébré cette décision en faisant flotter le drapeau de la république d’Irlande.
Madeleine Spence
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