Ces incidents ont en commun la vitesse à laquelle un seul événement peut perturber les chaînes d’approvisionnement qui sillonnent le monde. Presque chaque fois que vous commandez un article en ligne, celui-ci est transporté par un réseau de firmes, de rails, de routes, de navires, d’entrepôts et de chauffeurs livreurs qui, ensemble, forment le système circulatoire (en flux tendu) de l’économie mondiale. Cette infrastructure étroitement calibrée est conçue pour un mouvement perpétuel. Dès qu’un maillon se brise ou se bloque, l’impact sur les actuelles chaînes d’approvisionnement en flux tendu se fait immédiatement sentir.
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Le juste-à-temps est une idée de Taiichi Ohno, ingénieur chez Toyota dans les années 1950, qui s’est inspiré des travaux d’Henry Ford [1863-1947]. Ohno l’a défini comme un moyen d’éliminer les « gaspillages » – c’est-à-dire les stocks, les travailleurs supplémentaires et les « minutes inutilisées » – dans la production et la circulation des marchandises. Au lieu de gaspiller du temps, de la main-d’œuvre et de l’argent en stockant des pièces le long de la chaîne de montage ou en entreposant des marchandises (comme l’ont fait les fabricants pendant des décennies), l’idée d’Ohno est que les fournisseurs puissent livrer ces pièces au moment où elles sont nécessaires. Cela permettrait d’augmenter les profits, en réduisant les sommes que les entreprises consacrent au maintien des stocks et au paiement d’une main-d’œuvre supplémentaire.
Après son introduction en Occident dans les années 1980, le modèle du juste-à-temps a progressivement quitté l’usine automobile pour s’étendre à tous les types de production de biens et de services. Il s’est imposé dans toutes les chaînes d’approvisionnement jusqu’à ce que chaque fournisseur, petit ou grand, soit tenu de livrer rapidement ses produits à l’acheteur suivant. Cela a renforcé la concurrence entre les entreprises pour livrer les produits très vite, ce qui a permis aux entreprises de réduire leurs coûts (généralement le prix de la main-d’œuvre). La livraison juste-à-temps (en flux tendu) a donc contribué à la croissance des emplois à bas salaires, souvent plus précaires, les travailleurs n’étant recrutés que lorsqu’ils sont nécessaires. Cette pression constante sur les travailleurs a alimenté notre « culture » du travail 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et les problèmes de santé mentale qui l’accompagnent, tandis que les tentatives de réduction du prix du travail ont contribué à l’accroissement des inégalités socio-économiques, quel que soit le gouvernement en place.
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La livraison rapide des produits repose sur les infrastructures. A partir des années 1980, les autoroutes se sont élargies, les ports se sont approfondis et des pistes d’atterrissage ont été ajoutées ici et là pour suivre le rythme du changement. Les entrepôts du XXIe siècle se sont transformés de lieux de stockage en énormes centres de distribution et d’exécution. Mais la vitesse, comme tout pilote de Formule 1 vous le dira, comporte ses propres risques. Les inondations, les pannes de courant, les routes fermées, les conflits du travail et, bien sûr, les pandémies peuvent tous arrêter le système. Parce que le juste-à-temps a éradiqué les stocks, une crise imprévue peut entraîner des pénuries inattendues et dangereuses. Au début de la pandémie, il y a eu des pénuries généralisées d’EPI (équipement de protection individuelle), de blouses, de masques et de gants en plastique, qui reposent tous sur une production en flux tendu, avec peu de stocks de réserve.
Aujourd’hui, notre monde en flux tendu est de plus en plus sujet à des crises. Les horaires des transports par conteneurs ne sont pas fiables depuis le début de la pandémie, début 2020. La hausse des prix du carburant a également entraîné une réduction de la vitesse de navigation, connue sous le nom de « slow steaming » [réduction de la vitesse d’un navire pour réduire la consommation de carburant, afin de réduire les coûts]. La British International Freight Association, quant à elle, a mis en garde contre une « pénurie de transport terrestre » – en d’autres termes, les dockers ou les magasiniers suite au Covid-19 ont été réduits en nombre et les chauffeurs routiers sont en nombre insuffisant en raison de la pandémie et du Brexit, ainsi que d’années de salaires stagnants, de longues heures de travail comme du manque de formation disponible. La Road Haulage Association [Association de camionnage routier] estime la pénurie actuelle à 100 000 chauffeurs au Royaume-Uni. Trop peu de chauffeurs signifie des ports engorgés, des navires bloqués, des étagères vides et des prix plus élevés.
Les responsables de la chaîne d’approvisionnement et les experts en logistique sont conscients de tous les problèmes potentiels et débattent depuis une dizaine d’années du compromis entre « risque » et « résilience » – la « résilience » étant la capacité à minimiser ou à se remettre rapidement d’une perturbation. Des stocks peu élevés en mode juste-à-temps augmentent les risques de pénurie en cas de crise. La « résilience », en revanche, implique des stocks plus importants, davantage de travailleurs, des fournisseurs multiples et des coûts plus élevés. Cela crée un dilemme. La concurrence rend la résilience elle-même risquée pour les entreprises individuelles. Qui veut acheter à un retardataire dont les prix sont plus élevés ? Pourtant, tant que la rentabilité est la force motrice du système, les efforts nationaux de repli sur soi ou de « reprise en main » – ironiquement, souvent dans le but de créer une résilience imaginaire, comme cela fut présenté avec le Brexit – ne font que créer davantage de perturbations, de chaînes d’approvisionnement brisées et de prix plus élevés, les entreprises cherchant à récupérer leurs pertes. Le régime des biens de consommation bon marché devient de plus en plus difficile à maintenir.
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Il existe des implications encore plus importantes pour ce régime de capitalisme effréné. Tout ce mouvement mondialisé en temps réel est alimenté par les combustibles fossiles qui entraînent une dégradation du climat. L’augmentation des tsunamis, des incendies de forêt, des inondations et d’autres phénomènes météorologiques extrêmes rend les chaînes d’approvisionnement et les produits de première nécessité qu’elles fournissent encore plus vulnérables. Les manifestants assis dans le centre de Londres ou sur les autoroutes ne s’y trompent pas. D’une manière ou d’une autre, si vous privez les grandes entreprises de l’utilisation gratuite de leurs sources d’énergie mortelles préférées, vous pouvez ralentir les choses à un rythme humain – et peut-être même sauver la planète pendant que vous y êtes.
Des décennies de déréglementation, de privatisation et de culte du marché ont laissé la société vulnérable à la force insidieuse des chaînes d’approvisionnement « juste à temps ». Les subventions publiques, les baisses d’impôts, la formation professionnelle et les autres politiques traditionnelles ne suffiront pas à résoudre les crises auxquelles nous sommes confrontés, de la pandémie à la crise climatique, qui provoquent la défaillance des chaînes d’approvisionnement. Il est temps de réfléchir non seulement à la manière dont nous produisons et consommons les biens, mais aussi à la manière dont nous les déplaçons.
Kim Moody, ex-animateur du réseau Labor Notes aux Etats-Unis, est l’auteur de nombreux ouvrage dont On New Terrain : How Capital Is Reshaping the Battleground of Class War (Haymarket Books 2017), In Solidarity : Essays on Working-Class Organization in the United States (Haymarket Books 2014). Il est actuellement chercheur invité à l’Université de Westminster.
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