La préfecture de police de Paris, sous la direction de Maurice Papon depuis mars 1958, a tout fait, en vain, pour démanteler les structures de collecte de fonds de la Fédération de France du FLN (FF-FLN) qui finançaient la guerre d’indépendance, et pour mettre fin aux attentats de la FF-FLN contre des policiers et militaires impliqués dans la lutte contre le nationalisme algérien (une vingtaine de policiers et de militaires tués en 1961).
Violence et impunité
La stratégie répressive de la police visait toute la population algérienne de la région parisienne (au nombre de quelque 150 000 personnes), à travers des violences parfois létales (dont la torture), rafles, contrôles au faciès, internement, tracasseries administratives, et ciblait les quartiers à forte densité algérienne. Le couvre-feu contre les « Français musulmans d’Algérie » (leur qualification administrative), instauré le 5 octobre 1961, a ainsi rendu encore plus invivable le quotidien des AlgérienEs : si cette mesure visait officiellement à limiter les attentats du FLN contre les policiers, elle cherchait également, sinon surtout, à compromettre les collectes de fonds et constituait une forme de punition collective caractéristique de la répression coloniale.
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L’impunité répressive allait de la base policière jusqu’au sommet (Papon) : chaque policier se savait couvert quand il s’agissait de réprimer les AlgérienEs, et des éléments favorables à l’extrême droite exerçaient une influence importante dans la police parisienne. L’opinion parisienne, quant à elle, très hostile dans sa grande majorité aux AlgérienEs, s’émouvait peu contre ces violences policières, sauf à quelques reprises en ce qui concernait les agissements des « harkis », la Force de police auxiliaire composée d’Algériens qui intervenaient, toujours sous la direction d’agents « européens », à partir de mars 1960, dans des quartiers où vivaient beaucoup d’AlgérienEs. La version officielle, pour expliquer les cas de morts suspectes d’AlgérienEs, consistait à les attribuer à des règlements de comptes entre nationalistes ou à la légitime défense des policiers.
Cette stratégie répressive avait le soutien des différents membres du gouvernement pourtant divisé entre les partisans du maintien de l’Algérie sous domination française, comme le Premier ministre Michel Debré, et ceux qui suivaient les positions gaulliennes en faveur d’une solution négociée pour l’indépendance avec le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), instance politique principale du FLN. En effet, les ministres favorables à la ligne gaullienne pensaient qu’il fallait affaiblir le FLN afin de pouvoir discuter à partir d’une position de force avec le GPRA. Le membre le plus « libéral » du gouvernement, le garde des Sceaux Edmond Michelet, en conflit avec Papon et hostile aux violences illégales, avait été écarté en août 1961.
Le 17 Octobre dans la stratégie d’« internationalisation »
Face à la montée de la répression au cours de l’été et du mois de septembre 1961, en lien avec l’évolution des relations entre l’État français et le GPRA, et a fortiori avec l’instauration du couvre-feu du 5 octobre, le FLN a subi une pression très forte de sa « base » militante pour riposter. Cependant, contester militairement les forces de l’ordre était jugé dangereux et contre-productif. Par conséquent, l’idée d’une manifestation centrale et pacifique a constitué une sorte de « compromis » entre l’absence de toute réaction d’une part, et l’emploi de la violence d’autre part. Cette mobilisation devait permettre aux AlgérienEs de boycotter de fait le couvre-feu en manifestant très publiquement leur présence et leur mécontentement, et renforcer la représentativité du FLN auprès de l’opinion mondiale dans la ville-vitrine, stratégie appelée « internationalisation ». Les mobilisations du 17 Octobre devaient être suivies d’une grève des commerçants (18 octobre) et de manifestations de femmes algériennes (20 octobre).
L’organisation de ces journées de mobilisation est arrivée au terme de discussions assez complexes entre les responsables nationalistes à Paris, les leaders de la FF-FLN, réfugiés en Allemagne de l’Ouest depuis 1958 et qui étaient donc éloignés du terrain, et les ministres du GPRA (Tunis). Parfois, cette complexité venait tout simplement de problèmes de communication en situation de clandestinité entre Cologne, Paris et Tunis. Parfois, au contraire, se profilaient des tensions, politiques ou organisationnelles, entre ces différents niveaux du FLN. Avec le recul dont dispose l’historien, on peut dire que les responsables nationalistes algériens de tous les échelons avaient sous-estimé le risque d’une répression massive le 17 Octobre et les jours suivants.
Tout était déjà en place pour assurer l’occultation du massacre et l’organisation du silence et de l’impunité : un président de la République qui soutenait son gouvernement, lui-même solidaire de sa police dont l’escamotage des violences illégales, bien rodé, est intervenu après que des parlementaires, élus locaux, militants et journalistes eurent contesté la version mensongère du gouvernement et de la police, qui parlait de deux morts côté algérien. Dès novembre 1961, l’attention des partis de gauche et des syndicats est passée à la lutte antifasciste, thème moins controversé que l’Algérie et capable de rassembler socialistes et communistes malgré la guerre froide. Au même moment, le GPRA ne souhaitait pas que la répression du 17 Octobre 1961 vienne compromettre les négociations en vue de l’indépendance.
Jim House
NB : Le titre de l’article est une référence à l’incontournable contribution de Jean-Luc Einaudi.