On assiste aujourd’hui en France à la recrudescence de l’antisémitisme sous toutes ses formes, dans un contexte de montée globale des racismes et d’aggravation de la crise sociale. Cet antisémitisme reprend des thèmes traditionnels sur le prétendu pouvoir des Juif-ves, leur contrôle des médias, leur situation de « privilégié-es », voire leur richesse, comme en témoignent les allusions récurrentes aux liens étroits qu’entretiendrait le Président Emmanuel Macron avec la banque Rothschild, pour laquelle il a travaillé avant de rentrer en politique.
À des meurtres s’ajoutent des viols à caractère antisémite comme celui de L. à Créteil en 2014. Or, malgré la gravité de ces actes, beaucoup trop de partisans de l’émancipation sociale et des combats quotidiens contre l’exploitation et les discriminations ont nié ou minimisé l’antisémitisme des deux dernières décennies. Que ce soit après l’assassinat d’Ilan Halimi en 2006, après les meurtres d’enfants juifs à Toulouse en 2012, ou après l’Hyper Cacher en 2015, leur soutien et leur solidarité à l’égard des victimes ont été plus que timides ; la gauche radicale et une partie du mouvement antiraciste ont ainsi largement abandonné ce terrain aux forces réactionnaires, contribuant par là à un brouillage idéologique délétère. Comment en est-on arrivé là ? Pour comprendre, il faut s’intéresser aux mécanismes qui ont contribué à une polarisation toujours croissante entre lutte contre le racisme et lutte contre l’antisémitisme. Bien que ce processus ait une dimension transnationale, il a aussi des spécificités « locales », sur lesquelles nous reviendrons ici. Après un rapide état des lieux sur l’antisémitisme en France depuis les années 2000 (I), nous analyserons brièvement les raisons historiques et politiques de l’opposition croissante entre combat contre l’antisémitisme et combat anti-raciste (II), avant de conclure sur des nouvelles perspectives de lutte, portées par des groupes cherchant à briser cette dynamique de polarisation.
I – L’antisémitisme en France (2000-2020), un bref état des lieux
1) Une vague de meurtres antisémites
Le renouveau antisémite dans la France de ce début de XXIe siècle se caractérise d’abord par les assassinats de Juif-ves. Ce renouveau de la haine a marqué l’opinion parce que, dans les années post-Shoah, l’impression dominait que l’antisémitisme était un élément du passé. Ainsi, l’attentat mortel contre la synagogue de la rue Copernic (1980)
En février 2006, l’assassinat du jeune Ilan Halimi, dont les ressorts étaient clairement antisémites – ses ravisseurs espéraient en effet toucher une rançon importante parce qu’il était juif – constitua un véritable choc dans la population juive. Mais il n’eut pas le même effet que les événements de Copernic et Carpentras, notamment sur la gauche, car elle ne reconnaissait pas dans ce crime le vieil antisémitisme d’extrême droite. Il en fut de même en 2012, lorsque le djihadiste Mohamed Merah assassina des enfants juifs dans une école à Toulouse. A partir de 2015 et des assassinats de l’Hyper Cacher, dans le sillage des attentats de Charlie Hebdo, une évolution semble se dessiner à ce sujet à gauche. Mais à chaque événement, certain-es s’efforcent d’en minimiser la portée antisémite. Il en est de même des actes antisémites « courants ».
2) Des actes plus nombreux
Pour mesurer l’antisémitisme, nous prendrons ici en compte deux critères. Le premier concerne la perception des Juif-ves dans l’opinion. Ces sondages d’opinion adoptent souvent des concepts et des méthodologies discutables et ne peuvent par conséquent être pris pour des descriptions neutres de la réalité sociale. Néanmoins, ils peuvent donner une idée approximative de l’évolution de l’attitude de la population majoritaire à l’égard de telle ou telle minorité. En 1946, à la question « Pensez-vous que les Juif-ves sont des Français-es comme les autres ? », seuls 37 % répondaient positivement ; en 1980, 87 % ; une enquête IPSOS de 2017 donne le chiffre de 92 %. Ceci alors qu’en même temps, la défiance à l’égard des musulman-nes a progressé, 71 % des enquêté-es déclarant s’opposer, par exemple, à ce qu’une mère voilée accompagne leur enfant lors d’une sortie scolaire. Mais si on regarde de plus près l’enquête de 2017, le tableau n’est pas si rassurant pour les Juif-ves : 64 % pensent que les Juif-ves disposent de lobbies très puissants, 52 % qu’elles et ils ont beaucoup de pouvoir, 48 % que « les Juifs utilisent la Shoah et le génocide dont ils ont été victimes pour défendre leur intérêt », et 38 % que l’« on parle trop de la mémoire de la Shoah ». Tout ceci écorne sérieusement la thèse selon laquelle l’antisémitisme ne pèserait plus en France et plus largement en Europe.
Le second critère est celui du nombre d’actes antisémites. Il y a souvent des polémiques à ce sujet. Que les chiffres viennent du Ministère de l’Intérieur ou de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), ils montrent une forte augmentation du nombre d’actes antisémites entre 1999 et 2000
Enfin, il convient de prendre en compte l’immigration de Juif-ves vers Israël (et vers d’autres destinations, telles le Canada) : de 900 départs par an, on est passé à 7800 en 2015, l’année de l’attentat de l’Hyper Cacher. Bien qu’il soit difficile de déterminer avec précision si l’expérience de l’antisémitisme est motrice dans cette émigration, ces statistiques semblent néanmoins significatives et peuvent témoigner des craintes de la population juive de France face à la recrudescence des actes anti-juifs. Si on note une baisse des départs après 2015, on ne reviendra pas par la suite aux chiffres d’avant le début de la vague antisémite. Ainsi, les diverses statistiques renvoient à 2000 comme année charnière, l’essor du nombre d’actes se situant à l’automne de cette année-là, même si les raisons de fond de ce basculement sont antérieures.
3) Quels antisémitismes ?
Depuis son arrivée à la tête du Front national en 2011, Marine Le Pen s’est efforcée de se dégager de l’antisémitisme explicite de Jean-Marie Le Pen, en jouant la carte de la « dédiabolisation ». Or, nombre de ses responsables actuels avaient adhéré au Front National au temps du père et ne réprouvaient pas à l’époque les saillies anti-juives de leur chef. De plus, certaines enquêtes montrent que c’est dans l’électorat frontiste que les préjugés antisémites demeurent les plus répandus
Si l’antisémitisme de l’extrême droite est connu, il est apparu dès le début des années 2000 des vecteurs nouveaux des actes anti-juifs. Réuni-es par un ressentiment à l’encontre de ceux qui « auraient réussi » alors qu’elles et eux sont mal traité-es, il peut s’agir de personnes exposé-es à la précarité et à des discriminations régulières qui se retrouvent dans les discours anti-systèmes. On retrouve ces discours chez des travailleur-euses précaires, dans le milieu rural ou encore chez des descendant-e-s des immigrations postcoloniales. Chez ces dernière-s interviennent la solidarité et l’identification avec les Palestinien-es ainsi que le passif de l’histoire coloniale, notamment franco-algérienne
L’antisémitisme de ce début de XXIe siècle se répand donc dans la société française. Les épisodes antisémites relevés autour du mouvement des Gilets Jaunes en 2018-2019 le démontrent (pensons notamment à l’agression antisémite contre le philosophe d’origine juive Alain Finkielkraut), tout comme la vague complotiste se déployant depuis le début de la pandémie de Covid. Le fait que ce sont des couches sociales en difficulté, voire discriminées qui le portent, que cet antisémitisme peut parfois se greffer sur la question du conflit israélo-palestinien, mais aussi que la lutte contre l’antisémitisme apparaît comme une thématique « de droite » expliquent en partie les difficultés de la gauche radicale à s’y confronter.
II – Une polarisation croissante
1) La question antisémite au cœur des reconfigurations idéologiques contemporaines
Les préjugés antisémites ont certes une stabilité étonnante dans le temps : les Juif-ves restent identifié-es à l’argent et à la finance, au pouvoir et à ses arcanes. Mais comme on l’a souligné plus haut, les groupes animés par ce ressentiment anti-juif et prêts à passer à l’acte semblent en partie avoir changé. Toutes les controverses actuelles portent sur l’interprétation et l’évaluation de cette constellation nouvelle. Il s’agit là d’un débat très politisé et polarisé.
Une première position, le plus souvent défendue par des intellectuels de la gauche radicale, soutient l’idée que l’antisémitisme serait historiquement en déclin. Ce raisonnement est bien illustré par Enzo Traverso dans l’un de ses derniers livres
En opposition frontale à cette thèse de la « substitution » de l’antisémitisme par l’islamophobie, des intellectuels associés au centre et à la droite, voire se réclamant d’une gauche modérée, souhaitent attirer l’attention sur la mue de l’antisémitisme contemporain. Ils bénéficient du soutien des appareils d’État, de la direction du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et des médias mainstream. Selon cette deuxième position, l’antisémitisme se serait plutôt transformé et s’articulerait désormais – après une phase d’incubation – dans le langage de l’antisionisme, de l’antiracisme postcolonial, des droits humains et de la justice sociale. L’un des principaux représentants de cette tendance, le chercheur Pierre-André Taguieff, a forgé de toutes pièces et sans fondement empirique ou historique digne de ce nom le terme de « nouvelle judéophobie » pour caractériser ce supposé antisémitisme qui se cacherait derrière la solidarité pro-palestinienne et qui rassemblerait sous une même bannière « islamo-gauchiste » une partie de la gauche radicale, les jeunes prolétaires des quartiers populaires et les islamistes
Les deux « camps » apparaissent ainsi irréconciliables et se définissent mutuellement dans cette interaction conflictuelle, ce qui se traduit sur le plan politico-idéologique par une opposition entre lutte antiraciste et lutte contre l’antisémitisme. Depuis quelques années déjà, la droite dénonce un aveuglement vis-à-vis d’un antisémitisme qui se serait répandu à gauche et dans la population musulmane. Quant aux forces de gauche visées par ces accusations, elles se cantonnent à une dénonciation des stratégies de manipulation de la lutte contre l’antisémitisme plutôt que de se pencher sur son contenu propre. Selon cette interprétation, l’accusation d’antisémitisme serait essentiellement une arme brandie par les tenants de l’ordre existant et leurs relais pour discréditer la gauche et notamment son engagement antisioniste et solidaire avec les populations musulmanes. La réflexion sur la réalité de l’antisémitisme et sur une potentielle porosité ou une complaisance demeure largement absente au sein de la gauche radicale tout au long des années 2000 et de la première partie des années 2010. En résultent des formes de déni, de relativisation, voire même une participation active à la montée de l’antisémitisme contemporain
b) [2] Une polarisation croissante dans l’espace militant : la question du racisme au centre des débats
La division autour de la place de l’antisémitisme dans la lutte sociale fracture non seulement la gauche, mais également l’espace de la cause antiraciste elle-même. Au nom d’une lutte contre le racisme considéré comme un rapport de domination, les partisans de l’antiracisme identifiés comme proches de la gauche radicale accusent souvent les acteurs historiques de la lutte contre l’antisémitisme de défendre un antiracisme simplement « moral » plutôt que « politique ». Pour comprendre ces positionnements, il convient d’esquisser un panorama des deux principaux pôles de l’antiracisme en France et de la manière dont ils conçoivent la cible de leurs luttes : « le racisme ».
D’un côté, il y a le pôle formé par les associations nationales de lutte contre l’antisémitisme et le racisme. Il s’agit de la Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, plus couramment appelée « Ligue des droits de l’homme » (LDH) ; de la Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme (LICRA) ; du Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples (MRAP) et de SOS Racisme. Ce pôle forme la conception traditionnelle de la lutte contre l’antisémitisme et le racisme en France. La LDH fut fondée en pleine affaire Dreyfus, pour faire face à l’antisémitisme. La LICRA fut créée en 1927 comme « Ligue internationale contre les pogromes », en soutien à Samuel Schwartzbard qui, en 1926, avait abattu Simon Petlioura, nationaliste ukrainien et instigateur de pogroms dans son pays natal. Le MRAP vit le jour en 1949 et s’appelait initialement « Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la Paix ». SOS Racisme, enfin, naquit en 1984, un an après la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983
Le pôle ainsi formé a pu être hégémonique jusqu’aux années 2000. La LDH, la LICRA, le MRAP et SOS Racisme conçoivent la cible de leurs luttes avant tout en termes de combat contre l’ignorance, contre les préjugés haineux et les pratiques discriminatoires. Dans cette perspective, ces organisations s’attachent à développer des dispositifs d’éducation et à accompagner les victimes du racisme face aux institutions et lors de procès. Ce pôle a pu imposer une certaine reconnaissance de la légitimité de l’antiracisme par l’État et maintient un dialogue avec les institutions concernées, tout en mobilisant contre les mesures attentatoires aux libertés et aux droits des étrangers. Certaines d’entre elles militent ainsi actuellement contre les lois répressives du Président Macron sur la « sécurité globale » et sur le prétendu « séparatisme musulman ». Ces organisations interviennent dans l’espace public en s’appuyant sur la législation française existante contre le racisme et l’antisémitisme, qu’elles ont contribué à initier. Dans le cas de la LDH et du MRAP, elles ont cependant eu tendance à délaisser, ces dernières années, la question antisémite
Ce pôle est critiqué comme relevant d’un « antiracisme moral » par des intellectuel-les comme Rokhaya Diallo
En même temps qu’il se positionnait contre la conception anciennement établie du racisme compris comme pure idéologie, préjugé et hostilité, ce second pôle a aussi explicitement voulu dissocier la lutte contre le racisme de la lutte contre l’antisémitisme. C’est tout particulièrement le cas du PIR. Ainsi, dans l’appel de ce Parti à une manifestation à Paris le 21 mars 2015 à l’occasion de la journée mondiale contre le racisme, la prégnance du racisme est directement mise en opposition avec la marginalité de l’antisémitisme. Le « racisme structurel » ou « racisme d’État » serait en effet une « réalité » construite par « des institutions (police, justice, éducation nationale) » et concrétisée dans des « discriminations ». Les victimes en seraient « principalement les populations issues de l’histoire coloniale (les Afro-antillais, les Arabo-musulmans) et les Rroms »
Ce jeu de positionnement entre le pôle « historique » de l’antiracisme et son pôle se définissant comme « politique » a ainsi contribué à la marginalisation, voire à la disparition de la lutte contre l’antisémitisme au sein du combat antiraciste de la gauche radicale. Ce second pôle n’a fait de son côté que renforcer la mise en concurrence de la lutte contre le racisme et de la lutte contre l’antisémitisme, notamment en faisant correspondre la première à une lutte contre une discrimination systémique par l’État et la seconde à un dispositif privilégiant les Juif-ves au détriment des autres groupes ethniques. Or, cette dissociation est problématique et semble accentuer la mise en concurrence des groupes racisés, au lieu de l’atténuer. S’il faut en effet refuser les discours cherchant à « externaliser » l’antisémitisme et à en faire un phénomène essentiellement musulman, arabe ou « islamo-gauchiste », il faut aussi s’opposer à celles et ceux qui, de l’intérieur même de l’espace de la cause antiraciste, invisibilisent, minimisent ou relativisent l’antisémitisme contemporain. Ces dernier-es prennent comme prétexte que les Juif-ves seraient devenus « blanc-hes », « dominant-es », et que les musulman-nes devraient être considéré-es aujourd’hui comme les « nouveaux-elles Juif-ves ». Mais loin d’avoir une quelconque portée critique, ce type d’analyse joue plutôt le rôle d’accélérateur de l’antisémitisme.
C’est qu’une partie de la gauche radicale et du camp antiraciste semble avoir des difficultés, sur le plan théorique, à appréhender certaines spécificités de l’antisémitisme par rapport à d’autres racismes. Si la minorité juive est certes selon les dernières études sociologiques la plus « appréciée » et la moins discriminée en France aujourd’hui, elle n’en reste pas moins particulièrement exposée aux agressions physiques et aux meurtres, comme on l’a évoqué plus haut
Pour une nouvelle « convergence des luttes » antiracistes et anti-antisémites
L’année 2020 a été marquée par un regain des mobilisations antiracistes en France, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter. Cette renaissance est notamment portée par le Comité « Vérité et Justice pour Adama » et sa porte-parole Assa Traoré qui milite afin de faire reconnaître la responsabilité de la gendarmerie dans la mort de son frère, Adama Traoré, et, plus généralement, contre les violences policières
Le renouveau général des mobilisations antiracistes dans la jeunesse se traduit également dans le domaine de la lutte contre l’antisémitisme. On enregistre ainsi l’arrivée du collectif des Juif-v-es VNR
La création du Réseau d’Actions contre l’Antisémitisme et tous les Racismes (RAAR) symbolise ces nouvelles perspectives, en faisant converger l’expérience de collectifs ayant agi sur ce thème dans les vingt dernières années, comme Mémorial 98
Albert Herszkowicz, Jonas Pardo, Memphis Krickeberg, Milena Younes-Linhart, Robert Hirsch, Yann Kermann et Zacharias Zoubir