Deux mois après avoir gelé le Parlement et dissous le gouvernement, le président tunisien a franchi une étape supplémentaire mercredi 22 en s’octroyant le pouvoir de légiférer et en ouvrant la voie à un référendum constitutionnel.
La deuxième République est morte, vive l’autocratie provisoire !
Mercredi soir, le président de la République a promulgué un décret, véritable mini-Constitution de 23 articles, dans laquelle il s’arroge tous les pouvoirs sans possibilité de recours.
Au nom de la souveraineté du peuple et d’un « péril [...] non pas imminent, mais réel, notamment au sein de l’Assemblée des représentants du peuple », Kaïs Saïed a suspendu le pouvoir législatif et exécutif.
Il a également aboli l’Instance provisoire du contrôle de la constitutionnalité et interdit toute contestation de ses décrets-lois à venir.
Le 25 juillet, le professeur de droit de 63 ans avait déjà gelé l’activité du Parlement et dissous le gouvernement.
Désormais, il s’attaque au texte fondamental issu de la révolution. L’article 22 prévoit que le président de la République élabore un projet de réformes politiques, aidé d’une commission organisée par lui-même, qui devra être soumis à référendum.
« Le 25 juillet était salutaire car le pays traversait une triple crise économique, politique et sanitaire. S’attaquer à la corruption était également nécessaire. Mais là, Kaïs Saïed s’accapare tous les pouvoirs sans concertation ni discussion. Il infantilise le peuple en se posant en quelque sorte en guide suprême », dénonce Nadia Chaabane, membre de l’Assemblée constituante de 2011.
Si le coup de force de Kaïs Saïed d’il y a deux mois avait fait sortir les Tunisiens dans la rue, pressés d’en finir avec un Parlement sclérosé et des partis politiques hors-sol, l’hyperprésidentialisation ambiante a fini par exaspérer. « J’ai voté pour Kaïs Saïed en 2019 [lors de l’élection présidentielle]. Il semblait honnête. Mais qu’a-t-on aujourd’hui ? Des chars qui bloquent l’accès au Parlement et un dictateur en puissance », critiquait samedi Aksam Amdouni, l’un des 400 manifestants présents devant le théâtre de Tunis pour le premier rassemblement anti-Kaïs Saïed.
« Démocratie de bouche »
« C’est une étape pour imposer son projet basé sur le pouvoir au peuple, défend Sonia, membre de l’équipe électorale de Kaïs Saïed en 2019. Il veut une démocratie horizontale, avec des comités locaux. Je n’ai aucune inquiétude sur une dérive dictatoriale. S’il a décidé de procéder ainsi, c’est que c’était la seule façon de se débarrasser de “la démocratie de bouche”, prônée par les partis politiques corrompus. »
Le décret assure que le projet de révision a pour « objet l’établissement d’un véritable régime démocratique dans lequel le peuple est effectivement le titulaire de la souveraineté et la source des pouvoirs qui les exerce à travers des représentants élus ou par voie de référendum ».
Pour le moment, les observateurs constatent plutôt la concentration des pouvoirs : « En 2011, Kaïs Saïed plaidait, et plutôt brillamment, pour que la Constitution soit élaborée par une Assemblée élue, rappelle le politologue Selim Kharrat. Aujourd’hui, il fait l’inverse avec ce comité d’experts qui sera créé par décret. »
Si, selon les sondages, la population reste encore très largement derrière le président, des corps intermédiaires commencent à prendre leur distance, notamment l’UGTT.
La puissante organisation syndicale avait applaudi des deux mains le coup de force présidentiel du 25 juillet, avant de s’en écarter.
Elle exige notamment la formation au plus vite d’un gouvernement attendu depuis soixante jours. Le ralliement de l’UGTT à l’opposition signifierait l’organisation de manifestations importantes dans la rue, pouvant mettre à mal l’image d’un Kaïs Saïed qui se veut l’incarnation de la « volonté du peuple ».
Virage autocratique
Les Européens, eux, sont perplexes. Le 26 juillet, ils avaient pris acte du mouvement populaire en faveur du locataire du palais de Carthage, le siège de la présidence de la République.
Depuis, ils se sont montrés bienveillants envers le président de la République, malgré les violations institutionnelles et les dérapages sécuritaires. En tant qu’importants bailleurs, ils scrutaient avec attention le nom du futur chef de gouvernement, espérant une personnalité à la forte crédibilité économique.
Le virage autocratique, même temporaire en théorie, remet la question politique au centre du jeu.
Après deux jours de visite officielle, Josep Borrell, vice-président de la Commission européenne et Haut Représentant de l’UE pour les Affaires étrangères avait, le 10 septembre, conclu assez sèchement : « Ce sera finalement sur les actions et les mesures concrètes qui seront prises dans les prochaines semaines que nous déterminerons comment nous pouvons mieux soutenir et accompagner la démocratie, la stabilité et la prospérité de la Tunisie. »
Ces mesures et actions concrètes, Kaïs Saïed les a prises mercredi. Elles risquent de ne pas faire l’unanimité.