Comment êtes-vous devenu militant révolutionnaire en Syrie ?
Monif Mulhem : Après mes études secondaires, je me suis engagé dans l’armée comme beaucoup de jeunes de ma génération, secoués par la défaite des armées arabes face à l’armée sioniste israélienne. Mais j’ai été exclu de l’armée en 1973, pour marxisme. L’armée était dominée par les Baathistes. J’ai travaillé pendant un an et demi à Halep, dans un atelier de motocyclettes. Ensuite dans l’industrie mécanique. En 1974, je fus à l’initiative d’un cercle marxiste de travailleurs. Beaucoup de jeunes comme moi, après la défaite de la Syrie, sont sortis du Parti communiste stalinien et se sont organisés en dehors de lui. Ils étaient poussés par l’évolution de la situation en Palestine et de la résistance palestinienne. Beaucoup ont commencé à travailler avec le Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP) de Habache et avec le Front Démocratique de Libération de la Palestine (FDLP) de Hawatmeh. Les courants marxistes avaient un grand écho dans la jeunesse syrienne. En 1976, de cette montée de la gauche, naît le Parti d’Action Communiste. Sept mois plus tard, je suis déjà dans la clandestinité à la demande du parti pour accomplir des tâches politiques. A la fin des années 1970, nous commençons à être reconnus en tant que groupe trotskyste au sein du PAC. On se trouvait à la gauche du Parti d’action communiste, qui lui-même se positionnait à la gauche du PC. En 1978 je suis élu comme membre du bureau politique du PAC. En 1981 lors de son congrès, les thèses de notre groupe trotskyste obtiennent 25 % des voix des congressistes, ce qui augmente considérablement notre poids. J’ai été arrêté deux jours après le congrès. Je suis sorti de prison en 1997.
Pourquoi n’avez-vous pas rejoint le front gouvernemental avec le Parti Baath et le parti communiste ?
Monif Mulhem : L’arrivée au pouvoir du Baath en 1968 a été une surprise pour les Syriens. Le Baath s’est d’abord construit parmi les paysans. Comme la bourgeoisie était incapable de résoudre la question sociale, la santé, l’éducation, le Baath a pu se constituer une base populaire très large. C’est comme ça qu’ils sont arrivés au pouvoir en s’alliant avec les Nassériens. Ensuite ils ont liquidé politiquement les Nassériens pour gouverner tout seuls. Le Baath est un parti qui contient des courants qui vont de la gauche jusqu’à l’extrême-droite. Après la prise du pouvoir, le Baath a mené un programme de politique sociale avec une réforme agraire. En 1970 Hafez Al-Assad arrive au pouvoir par un coup d’État au sein du Baath. Sa politique est ouvertement orientée vers la bourgeoisie. Ayant gagné les masses populaires, il a pu se permettre de travailler avec toute une série de partis, dont le Parti communiste officiel, les nassériens et les courants religieux. Hafez Al-Assad a pu domestiquer tous les courants politiques de droite comme de gauche. Il les a intégrés, non au Baath, mais à la politique du Baath.
Quand le Front gouvernemental s’est constitué en 1970 avec le Baath, les autres partis dans le front n’avaient aucune indépendance en son sein. Même dans la Constitution, il est écrit que le Baath est le seul parti au pouvoir. Du coup, tous les autres partis intégrés dans le front gouvernemental ont perdu toute capacité d’activité politique. Bien sûr, faire entrer le PAC dans le front gouvernemental était impossible étant donné sa politique procapitaliste. Le Baath avait essayé dans les années 1970 de nous intégrer au front gouvernemental en organisant un congrès d’unité nationale. Mais le PAC a refusé à cause de la politique intérieure du gouvernement et de l’intervention de l’armée syrienne au Liban en 1976. Les Syriens ne pouvaient pas accepter que la Syrie agresse le Liban et qu’elle s’en prenne à la résistance palestinienne et libanaise.
Entre 1970 et 1976 on assiste à l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie constituée par des cadres de l’État. Ils profitent de leur position d’élite alliée à l’ancienne bourgeoisie affaiblie. La bourgeoisie classique a été affaiblie dans les années 1960 par la politique radicale du Baath. Nous ne pouvions donc pas rejoindre ce front gouvernemental avec le Baath et le PC sans cautionner leur politique procapitaliste et autoritaire. De plus, l’affrontement entre le pouvoir et les islamistes avait commencé à la fin des années 1970 et nous avons refusé de nous allier à Hafez Al-Assad contre les islamistes. A ce moment-là, cela aurait été un suicide. Nous ne pouvions prendre position ni pour un pouvoir corrompu et dictatorial, ni pour un mouvement religieux, réactionnaire et sanguinaire. Le pays a beaucoup perdu dans l’affrontement entre le pouvoir et les islamistes. D’abord parce que ça s’est terminé par des bains de sang, comme à Hama en 1982 avec ses 25 000 morts sous les bombardements, mais aussi parce que le dialogue était devenu quasi impossible. Le pouvoir a eu peur. Et ça s’est terminé en massacre. Il y a eu d’autres massacres dont les islamistes étaient responsables.
A cette période, le PAC se distinguait par son dynamisme et par le nombre de jeunes dans le parti qui sont allés jusqu’au sacrifice. 2000 d’entre eux ont été arrêtés en 1978. Ce n’était pas un petit nombre pour cette époque-là. Six mois après la création du PAC, en 1977, il y a eu une première vague de répression. Beaucoup de cadres du PAC ont été emprisonnés à cause de leur activisme politique. Le pouvoir pensait qu’il en avait fini avec le PAC, mais quelques semaines plus tard les activités reprenaient, provoquant une nouvelle vague de répression, un nouveau cycle d’actions et ainsi de suite. Cela agaçait beaucoup le pouvoir. La répression a frappé le PAC plus qu’aucune autre organisation parce qu’après la répression des islamistes, nous étions les seuls à maintenir une activité permanente : journaux, assemblées, réunions. C’est en 1988 que la répression a touché de larges couches du parti et pas seulement la direction. Il ne restait qu’un petit groupe à l’extérieur des prisons. Les militants du PAC se distinguaient par un activisme au sein des prisons, même si on nous déplaçait d’une prison à l’autre. Cela a continué jusqu’en 1990, c’est-à-dire jusqu’à l’effondrement du bloc de l’Est. Après de longues années de prison et les transformations dans le bloc de l’Est, il y a eu beaucoup de changements au sein du parti. Beaucoup de militants ont renoncé à leurs idées marxistes et sont devenus procapitalistes. Certains ont même commencé à considérer l’impérialisme comme un facteur de développement pour l’humanité. Dans le parti c’était le désarroi. Le pouvoir nous a offert un marché : il proposait de nous libérer contre la promesse de ne plus faire de politique. On me l’a présenté au bout de six ans. J’ai refusé. Cinq ans plus tard, nouvelle tentative, mais j’ai refusé de nouveau. N’arrivant pas à nous faire accepter les conditions de remise en liberté, le pouvoir nous a enfin traduits en justice - nous n’avions pas été inculpés ni jugés jusque là - devant la cour suprême de l’État qui nous a condamnés à des peines très longues, allant jusqu’à vingt ans.
En 1991, la première guerre contre l’Irak révèle la profondeur des divergences entre les militants. C’est le coup de grâce pour le PAC. La Syrie se rapproche des États-Unis. Depuis les années 1980, des changements énormes se sont produits partout à l’échelle de la planète, sauf en Syrie et dans la région arabe. Trois facteurs peuvent l’expliquer :
1. les affrontements internes et notamment celui avec les islamistes ;
2. la peur que représente Israël pour les pays de la région et qui crée un repli des populations autour de la politique de leurs dirigeants ;
3. le rôle de l’Europe et des États-Unis qui ont plus intérêt à la stabilité de la région quel qu’en soit le prix pour les populations. La raison principale est le pétrole et la nécessité pour l’Europe et les USA de le contrôler.
L’éclatement du bloc de l’Est n’a pas empêché l’Europe et les États-Unis de soutenir les régimes en place, même s’ils ne leur étaient pas totalement fidèles, comme la Syrie et l’Irak. Un spécialiste nord-américain a dit : 60 années de dictature valent mieux qu’une année d’instabilité. En bref, il fallait que la région soit stable pour constituer un marché intéressant et dans le même temps déstabilisé par la politique d’Israël. Ces facteurs ont empêché la région de se démocratiser, malgré les petites ouvertures de ces dernières années. Par exemple, les prisons syriennes comptaient des milliers de prisonniers dans les années 1980. Aujourd’hui on est à un peu moins d’un millier.
De quelle marge dispose la gauche aujourd’hui en Syrie ? Est-ce qu’il y a une ouverture démocratique avec le nouveau président ?
Monif Mulhem : En 2000, Hafed Al-Assad en était à sa trentième année de règne. Pendant tout ce temps, il avait tenu la Syrie d’une main de fer, sous le contrôle de l’Union Soviétique. Mais après la guerre froide, la Syrie était entrée dans une phase de régression. Après les accords de Madrid, les États-Unis ont allégé leur pression sur elle, comme s’ils espéraient une normalisation des relations Syrie-Israël. Ils poussaient aussi dans le sens d’une ouverture libérale avec des projets qui se sont réalisés à travers la destruction du secteur public, les privatisations. Ceci a fortement appauvri les paysans et les travailleurs et enrichi la bourgeoisie, grâce à la corruption et la privatisation. Le paysage politique et sociologique de la Syrie a changé. Les valeurs morales ont également changé.
L’année 2000 a été une des pires. Les organisations politiques n’avaient aucun espace pour agir. Les cadres étaient en prison. Les partis qui composaient le front gouvernemental avaient perdu toute crédibilité et le parti Baath lui-même s’était beaucoup rétréci. Le pouvoir est tombé entre les mains d’une petite élite militaire et sécuritaire. La situation avec le nouveau président Bechir Al-Assad est radicalement différente. Il y a quelques espaces aujourd’hui en Syrie que nous pouvons utiliser, mais bien sûr ils sont marginalisés et à peine tolérés. Il n’y a pas d’État de droit, il n’y a aucune protection juridique. Notre travail est public, mais chaque fois que les forces de sécurité nous arrêtent, nous interrogent, nous emprisonnent, nous n’avons aucun recours. Plusieurs de nos jeunes activistes ont été arrêtés. L’un d’entre eux est encore en prison et doit être déféré devant la Cour Suprême de Sécurité. Le pire, c’est que la dictature a ancré une peur de toute activité politique. Il est difficile d’expliquer que quand on décide de se battre pour des droits civils élémentaires, il faut accepter de se faire arrêter. Les partis politiques ne sont pas autorisés, les associations non plus. Tant que les Syriens vivront sous le joug de la peur et de la répression, il ne pourront pas être actifs dans le mouvement.
Vous êtes actif dans le mouvement altermondialiste en Syrie. Est-ce un nouvel espace dans lequel on peut faire de la politique ?
Monif Mulhem : Quand Hafez Al-Assad est mort et que son fils est arrivé au pouvoir, la situation était assez instable. Mais au bout de quelques mois à peine, le pouvoir contrôlait tout de nouveau. Quelques changements sont apparus, par exemple la volonté de mettre un terme à cette espèce de guerre civile entre le pouvoir et les islamistes extrémistes. Le premier signe de cette détente a été « le printemps de Damas ». On a vu apparaître toutes sortes de forums. Des forums parrainés par le pouvoir, avec un but libéral, mais aussi des forums sur les droits de l’homme et nous avons réussi à y insérer également un forum sur le mouvement altermondialiste. Nous, quelques militants de gauche, dont quelques trotskystes comme moi et de jeunes militants, ont réussi à développer un discours alternatif. Notre forum altermondialiste a eu 16 séances. Après les premières séances, les services de sécurité nous ont demandé de suspendre nos activités. Bien sûr nous avons refusé. Les pressions ne faisaient que commencer. Nous avons continué à discuter pendant quatre mois avec les autorités. Pendant ce temps, le pouvoir faisait tout pour qu’il n’y ait plus aucune salle disponible pour nos réunions. Nous avons été obligés de nous arrêter. Notre forum n’était pas seulement altermondialiste. Ce forum avait trois buts : construire une organisation qui lutte contre la mondialisation capitaliste, construire une gauche nouvelle en Syrie et lutter pour une transformation démocratique. Avec un petit groupe, nous avons commencé à éditer un bulletin, mené des actions non autorisées contre la guerre d’Irak et soutenu l’Intifada en Palestine, la lutte pour la libération des prisonniers, l’élaboration d’un programme antilibéral. Nous avons construit un site internet et notre mouvement évolue de façon très satisfaisante. Notre activité commence à se voir dans la rue et nous avons beaucoup de jeunes et de femmes qui nous rejoignent. Nous voulons nous associer au mouvement altermondialiste et construire un réseau arabe .
Aujourd’hui, la Syrie et l’Iran sont dans le collimateur de l’impérialisme. Est-ce que ce n’est pas difficile dans ces conditions de critiquer le régime syrien ?
Monif Mulhem : La question aujourd’hui n’est pas de savoir si le pouvoir syrien s’affaiblit ou pas face à l’impérialisme, mais c’est de savoir ce qui est bien pour la Syrie, si la Syrie est capable de résister à l’impérialisme. Le pouvoir syrien actuel est incapable de par sa nature de résister à l’impérialisme américain, exactement comme le pouvoir de Saddam en a été incapable. Au contraire, le pouvoir syrien est même notre plus grande faiblesse dans la lutte anti-impérialiste. L’absence de libertés démocratiques affaiblit terriblement notre capacité à riposter. Donc quand nous critiquons le pouvoir, nous travaillons à construire une Syrie plus forte. Aujourd’hui sans changement politique radical, tout le potentiel de la société syrienne est paralysé face à l’impérialisme. Mais tant que les gens n’auront pas surmonté leur peur, nous ne pourrons pas construire une véritable résistance anti-impérialiste.