Le rôle d’Islamabad dans le succès taliban est presque de notoriété publique. L’acteur central de cette coopération est, depuis des décennies, l’armée pakistanaise, et plus particulièrement sa puissante agence de renseignements, l’Inter-Service Intelligence, ou ISI.
Assurer la survie du pays, envers et contre tout
Depuis 1947, le premier impératif politique du Pakistan est de garantir la survie du pays, en particulier face à son voisin indien. Cette obsession détermine à la fois l’évolution interne et le positionnement international de l’État.
À cette perception de menace imminente s’ajoute l’incertitude causée par la non-reconnaissance de la ligne Durand, la frontière afghano-pakistanaise, qui, négociée entre l’envoyé britannique Sir Henry Mortimer Durand et l’émir d’Afghanistan Abdur Rahman Khan en 1893, sépare arbitrairement les populations locales, sans considération ethniques ni topographiques – les préoccupations de l’époque ayant été avant tout stratégiques.
Pour le Pakistan, l’objectif est simple : ne pas se retrouver encerclé par deux pays ennemis. C’est pourquoi Islamabad a toujours agi de façon à ce que l’Afghanistan ne soit pas gouverné par un pouvoir politique favorable à l’Inde.
Un gouvernement afghan neutre, voire favorable aux intérêts pakistanais, permettrait ainsi à Islamabad de se concentrer exclusivement sur le cas indien – son troisième voisin, la Chine, étant qualifié d’« ami de tout temps » (all-weather friend) et ne représentant donc pas une menace imminente.
C’est dans ce contexte d’insécurité que l’armée pakistanaise, et en particulier l’ISI, puise la source de son pouvoir politique : sans ennemi de la nation, nul besoin d’une armée si puissante. En d’autres termes, un environnement politique et sécuritaire instable est un facteur de puissance et d’influence politiques pour l’establishment militaire pakistanais.
Le contexte géopolitique régional, imprégné de méfiance, de suspicion et d’adversité, est favorable à une organisation dont le désordre et l’insécurité sont les principaux leviers d’action. Pensant à l’ISI, d’aucuns s’imaginent une agence de renseignement menée par et employant des voyous, des extrémistes, presque des criminels. Il n’en est rien : l’ISI est une bureaucratie digne de son armée, hautement professionnelle, compétente dans son domaine, organisée, à la structure hiérarchique claire et respectée. Placée sous commandement militaire, son personnel provient en majeure partie des rangs de l’armée, ce qui lui assure une grande cohésion interne et, par là même, longévité et stabilité. Puissant et fort de ressources humaines, financières et matérielles, l’ISI met en œuvre de manière continue la politique pakistanaise de soutien à des groupes islamistes depuis maintenant une cinquantaine d’années.
Un patronage de longue haleine
L’implication pakistanaise dans la politique afghane est loin d’être nouvelle. Dès les années 1970, alors que le pouvoir et l’autorité du roi Zaher Shah (1933-1973) commencent à vaciller, Islamabad fournit un soutien politique et militaire à différentes factions afghanes.
Pendant la période d’invasion soviétique, entre 1979 et 1989, l’armée pakistanaise, en bonne partie via l’ISI, apporte une assistance financière, matérielle et d’entraînement aux moudjahidines. Allié de Washington, le Pakistan achemine également l’aide américaine aux combattants afghans.
C’est à cette époque que l’ISI accroît sa puissance et son champ d’action. Alors que l’Afghanistan s’enfonce dans la guerre civile à partir de 1989, le Pakistan suit et soutient la formation progressive d’un mouvement d’étudiants en religion qui prennent les armes sous la direction du mollah Omar pour rétablir sécurité et justice en Afghanistan et lutter contre le pouvoir et l’autorité des chefs tribaux et des seigneurs de guerre.
Dès leur formation en 1994, les talibans bénéficient ainsi du soutien pakistanais : financement, recrutement, armement, entraînement, planification et stratégie, voire, selon certains témoignages, une participation directe à des opérations de combat. Aucun échelon de la chaîne opérationnelle du mouvement n’est totalement isolé du Pakistan. Lors de leur présence au pouvoir en Afghanistan entre 1996 et 2001, les talibans seront reconnus par trois pays uniquement, dont le Pakistan (les deux autres étant l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis).
Lorsque les troupes internationales entrent en Afghanistan en 2001, d’abord avec l’opération Liberté immuable, puis avec la Force internationale d’assistance à la sécurité, le Pakistan se voit délivrer un ultimatum de la part de l’administration américaine : soit le pays soutient l’opération internationale et rejoint la lutte anti-terroriste, soit il connaîtra le même sort que l’Émirat islamique d’Afghanistan.
Pour Pervez Musharraf, qui est à la tête du pays depuis 1999 (et le restera jusqu’en 2008), il s’agit d’un non-choix. Dans la guerre contre le terrorisme proclamée par George W. Bush, le Pakistan se positionne comme un allié des Américains.
Pourtant, Islamabad, et surtout Rawalpindi – où se situe le quartier général de l’armée pakistanaise – ne comptent pas pour autant abandonner l’atout taliban. C’est alors que le tristement connu « double jeu » pakistanais commence : tout en assistant les opérations internationales, notamment par le biais de la sécurisation des chaînes de ravitaillement des troupes présentes en Afghanistan, Islamabad continue de soutenir les talibans, en leur donnant librement accès à des sanctuaires situés sur le territoire pakistanais, mais également par une assistance financière, matérielle et en matière d’entraînement.
Comme l’a indiqué récemment l’actuel premier ministre pakistanais Imran Khan (en poste depuis 2018), il est certes compliqué d’identifier les talibans parmi les centaines de milliers d’Afghans qui peuplent les camps de réfugiés installés depuis des années au Pakistan. Mais les témoignages faisant état de la présence de membres de l’ISI aux réunions de la Choura de Quetta (un conseil de leaders talibans formé suite à la chute du régime en 2001) ou de l’entraînement de combattants talibans par l’armée pakistanaise laissent moins de place à l’interprétation.
D’ailleurs, certains ne s’en cachent pas : le général Hamid Gul, ancien directeur de l’ISI (1987-1989) et parrain des talibans afghans, s’était ainsi félicité, lors d’une déclaration télévisée en 2014, du fait que « lorsque l’histoire sera écrite, il sera dit que l’ISI a vaincu l’Union soviétique en Afghanistan avec l’aide de l’Amérique. Puis il y aura une autre phrase. L’ISI, avec l’aide des États-Unis, a vaincu l’Amérique ».
Le prix de la victoire
Il est toutefois certain, comme le soutient l’ancien ambassadeur pakistanais aux États-Unis Hussain Haqqani, que le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan relève d’une victoire à la Pyrrhus pour Islamabad.
Cette politique myope de soutien à tout acteur pouvant représenter un levier stratégique contre l’Inde a joué un rôle majeur dans la normalisation du terrorisme et de la violence politique dans la région.
Une telle tactique ne peut in fine que se retourner contre ceux qui l’ont élaborée et mise en œuvre.
Il y a trente ans, le Pakistan a partiellement réussi à réorienter des combattants talibans contre son adversaire de toujours, l’Inde, en les guidant vers la lutte dans le Cachemire. Le prix à payer pour le pays est pourtant lourd : au Pakistan, la stratégie d’utilisation des militants islamistes quasiment depuis son indépendance et amplifiée par les politiques court-termistes de Zia ul-Haq (1977-1988), a abouti à une radicalisation religieuse qui est encore aujourd’hui l’une des plus élevées au monde.
Le pays est en proie à une instabilité constante du fait de la présence d’un nombre élevé de groupes islamistes sur le territoire national. La politique de l’armée pakistanaise semble presque schizophrène : soutien à des groupes islamistes identifiés comme des atouts stratégiques d’un côté, lutte contre d’autres groupes de l’autre.
Ainsi, les forces armées pakistanaises soutiennent les talibans afghans et combattent les talibans pakistanais – le Tehrik-e-Taliban Pakistan, ou TTP. Pourtant, talibans afghans et TTP sont liés : si leurs objectifs sont nationaux – une forme de « chacun chez soi » – les deux groupes coopèrent notamment dans les régions pachtounes des deux pays, et les membres du TTP reconnaissent l’autorité de l’émir taliban, aujourd’hui le mollah Akhundzada.
La réalité de la relation entre talibans afghans et establishment militaire pakistanais est donc plus complexe et bien moins stable que ce que l’on pourrait penser.
Fluctuante, cette connexion entre le Pakistan et le mouvement taliban afghan évolue au gré des intérêts de sécurité nationale du premier et de la recherche d’autonomie stratégique du second. Ce n’est pas un hasard si Abdul Ghani Baradar, le numéro deux des talibans, a été arrêté à Karachi en 2010 juste après avoir affiché une volonté de négociation avec Hamid Karzai (alors président de l’Afghanistan), sans accord ni discussion préalable avec les Pakistanais.
Après le crime, le châtiment ?
Il est certain que la possibilité de bénéficier d’un sanctuaire au Pakistan pèse lourd dans la balance des avantages que les talibans afghans tirent de leur relation avec l’armée pakistanaise. La situation actuelle en Afghanistan soulève dès lors une question cruciale : si les talibans (dont aucun pays ne reconnaît officiellement l’autorité sur l’Afghanistan pour l’instant) parviennent à stabiliser le pays, voire à établir des relations diplomatiques avec d’autres États – au premier rang desquels la Chine, la Russie, l’Iran ou encore le Qatar –, à quel levier d’influence les Pakistanais pourront-ils encore faire appel pour peser sur le groupe islamiste ?
Et si les talibans afghans ont dans leur visée la réunification de tous les territoires pachtounes au sein d’un Afghanistan élargi, comment les Pakistanais pourront-ils éviter un accroissement de l’instabilité, voire des velléités de sécession, de la part des populations pachtounes du pays ?
Il est en effet bon de le rappeler : pendant leurs cinq années de gouvernance de l’Afghanistan entre 1996 et 2001, les talibans n’ont jamais reconnu la ligne Durand comme frontière internationale… Enfin, et surtout, la victoire militaire des talibans afghans pourrait inspirer d’autres groupes islamistes présents au Pakistan et les redynamiser dans leur lutte contre le gouvernement pakistanais.
Dangereuses, les relations que l’institution militaire pakistanaise a établies avec les talibans afghans risquent de se retourner une fois de plus contre Islamabad. Ainsi le Pakistan, dans sa lutte historique contre la supposée menace indienne, se trouve à nouveau être le premier architecte de ses propres difficultés.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Dorothée Vandamme, Chargée de cours, UMons et Chargée de cours invitée, Université catholique de Louvain