La Birmanie sort tout juste d’une vague meurtrière de Covid-19. Dans les villes de l’Est, en confinement strict depuis plus d’un mois, une carte en papier a été distribuée à la population, une carte pour chaque foyer. Seul le porteur de cette carte est autorisé à sortir. Les commerces alimentaires et pharmacies sont officiellement les seuls à pouvoir opérer, les enseignes ferment toutes à midi. Le régime militaire a annoncé à trois reprises des semaines de vacances nationales, une mesure censée lutter contre la propagation du virus. Il n’y a pas de signe de vaccin, les crématoriums à Rangoun étaient débordés début août. Aucun chiffre sur le nombre de cas ni de décés.
La révolution s’était légèrement figée pour cause de virus, sans toutefois s’arrêter. Entre juillet et août les combats ont continué, chaque semaine apportant son lot d’explosions, d’informateurs ou d’administrateurs tués, et ses dizaines de résistants morts ou sous les verrous. Les soldats et la police ne se montrent plus dans les rues, effrayés par les attaques aux explosifs. Les hommes en uniformes se dissimulent sur le toit d’une banque en position de sniper devant l’entrée du centre commercial.
Le courage d’une génération
La lutte continue. Le 10 Août, 5 jeunes résistants se sont jetés du haut de leur balcon à Rangoun pour échapper aux militaires venus les arrêter. Au moins deux d’entre eux, dont une jeune maman, sont morts sur le coup. Illustration tragique de l’état d’esprit de la jeunesse convertie à « la liberté ou la mort ». Plusieurs milliers d’étudiants, ingénieurs, jeunes cadres ont eu le courage de tout quitter pour rejoindre des camps révolutionnaires dans la jungle.
Ko Pai, un ami, m’appelle depuis un camp d’entraînement des combattants de la résistance dans l’État Kayah sur la frontière thaïlandaise. Ancien assistant de projet dans une start-up de Rangoun, il est désormais engagé dans la résistance et termine son entraînement intensif de 10 jours pour devenir un membre des PDF, les « Forces de défense du peuple » (People’s Defense Forces). Quelques bambous dressés, une bâche en plastique qui fuit lorsque la mousson rugit font office de dortoir. Les révolutionnaires se nourrissent avec les légumes des villages alentours et plus rarement, une portion de viande. Entre les exercices d’aguerrissement physique dans les collines et le maniement des explosifs et des armes, il a été nommé en charge de la formation politique des équipes médicales du groupe. Il est en contact avec les généraux du KNPP (Karenni National Progressive Party), groupe rebelle ethnique historique, et de la nouvelle force de défense, la Karen National Defense Force.
Je pourrais interviewer ces derniers, écrire un reportage sur la vie des nouveaux révolutionnaires birmans, leur quotidien, leurs rêves et frustrations. Au risque certes de leur sécurité. Les médias français prendraient certainement l’article pour le publier comme « tableau d’exotisme » entre deux commentaires sur le mercato footballistique et la déroute afghane. L’Afghanistan, plus riche en horreurs visuelles, plus facile à comprendre grâce à des années de commentaires publics sur le terrorisme islamiste, a fait disparaître le peu d’attention médiatique envers la Birmanie. Mais c’est moins d’attention médiatique que de réaction politique que demande le peuple birman. Mes sources engagées dans le mouvement révolutionnaires, auparavant pleines d’espoir, questionnent désormais l’intérêt de parler aux journaux étrangers.
Indifférence du gouvernement français et de l’Union Européenne
« La France appelle à mettre immédiatement un terme à la répression en Birmanie, à libérer les personnes détenues et à respecter le choix démocratique du peuple birman exprimé lors des dernières élections. Nous sommes à vos côtés », écrivait le président Emmanuel Macron sur Twitter un mois après le début des manifestations, en mars. Six mois plus tard, la France a timidement copié les sanctions américaines via l’Union Européenne, rapatrié tous les jeunes diplomates, quitté le pays via la plupart de ses ONG.
La solution mise en avant par l’UE repose sur l’espoir d’une négociation entre le général Min Aung Hlaing et l’ASEAN. Pour simplement désigner l’envoyé spécial, le ministre de Brunei Darussalam Erywan Yusof, il aura fallu plus de trois mois. Son premier geste aura été d’obtenir de l’armée un cessez-le-feu « non politique » qui ne concerne pas les révolutionnaires, sans mention ni des prisonniers politiques ni d’Aung San Suu Kyi. L’armée birmane aurait en effet tout intérêt à un cessez-le-feu pour limiter les lourdes pertes subies lors d’affrontement récents avec les groupes armés ethniques dans les régions Kachin, Kayah et Karen. On voit cependant mal les bénéfices pour la population, sans même parler du fait qu’en l’absence de clauses contraignantes, les généraux seront libres d’appliquer ou non un énième cessez-le-feu dont le dernier en date en avril n’a pas été respecté.
Surtout, le plus grand financier de la junte militaire, Total, reste installé et fume son cigare pétrolier. Après avoir subi les révélations de journalistes du Monde sur des montages financiers détournant ses versements hors des caisses publiques vers les comptes militaires, le groupe français a consenti à renier ses bénéfices sur le seul transport du gaz bénéficiant à la Moattama Gaz Transportation Company. Cet « concession » de Total sur ses activités ne concerne que 10 % des opérations du groupe. Autrement dit, 90 % de ses activités financent toujours la junte birmane qui vient juste d’acquérir un système russe de missiles anti-aériens, alors même que le pays traverse depuis de longs mois une pénurie d’oxygène liée au Covid-19. Même les accusations d’intimidations envers les travailleurs du groupe désireux de rejoindre la grève n’ont donné l’ordre à aucune réprimande, convocation ou sanction de l’État français.
« Et pourquoi la France devrait-elle faire quelque chose ? »
« En 1789 le peuple français n’a pas attendu l’aide d’autre pays », diront les critiques. Certes. Que dire alors de 1945 ? Le traumatisme français, le récit national génial du général De Gaulle, ne cachent pourtant pas la triste réalité : la France a dû attendre une intervention britannique et américaine. Récemment, un prêtre de l’État Chin m’interpellait : « La France doit faire quelque chose. Plus de 3 000 soldats Chin ont combattu en France lors de la Première Guerre mondiale, sous les couleurs de l’armée britannique. À vous maintenant de retourner la faveur. » Les lecteurs souriront à cette référence osée depuis les montagnes isolées de l’Ouest birman. Elle ne parait disproportionnée pourtant que par l’inégalité entre la France et la Birmanie.
« Pourquoi irait on sacrifier nos soldats en Birmanie ? » La question paraît aujourd’hui rhétorique, ironique presque, alors que les milliers de soldats birmans venus mourir pour « sauver la France » étaient des héros. Pourquoi ne sommes-nous plus capables de nous imaginer solidaires ? Sauver la France, c’était faire la « guerre mondiale ». Aujourd’hui, aider la Birmanie, c’est de « l’ingérence ». Imaginons maintenant que les Birmans, les soldats des colonies britanniques et françaises, les Américains aient, eux aussi, préféré une politique de « sanctions » ou même « d’engagement » envers l’Allemagne.
Certes, les échecs successifs des interventions militaires occidentales à l’étranger telles que l’Irak, l’Afghanistan et la Syrie, ont révélé la vacuité des efforts de « nation-building » (construction nationale) entrepris par les puissances occidentales au lendemain de victoire militaires. Mais la Birmanie n’est ni la Syrie ni l’Irak ni l’Afghanistan. La population a connu la démocratie, elle s’identifie très largement à un parti politique, a même formé un gouvernement en exil capable de lever des fonds et bénéficiant d’une légitimité populaire impressionnante.
L’abandon de la communauté internationale a eu le bénéfice d’évacuer tout espoir d’une intervention étrangère, et permis l’organisation d’une résistance autonome. La révolution souffre aujourd’hui du contexte régional qui borde la Birmanie de régimes autoritaires, ce qui rend difficile l’achat d’armes, selon différentes sources au sein des mouvements de résistance. Le gouvernement en exil comme les groupes d’auto-défense ne réclament plus d’intervention étrangère directe, mais demandent un soutien matériel, des fonds et des armes. Des demandes loin des réunions de l’ASEAN que pourtant l’Union Européenne soutient, tout en affirmant « écouter la voix des populations ».
La population birmane ne veut pas de cessez-le-feu. Les canons des militaires, eux, n’ont jamais cessez de tirer sur le peuple : l’armée birmane depuis l’indépendance est perpétuellement engagée contre les minorités ethniques sans toutefois jamais avoir mené une guerre contre un autre État.
Aussi démunie qu’elle soit face au développement des capacités de répression des États modernes sur leur population et au repli des puissances occidentales, la résistance birmane se drape de l’énergie des martyrs. Les combattants en formation ne regardent plus les communiqués diplomatiques ni les chiffres. Ils se jettent dans la nuit tels une véritable « Armée des ombres » [1].
Salai Ming, à Rangoun