L’auteur précise la dégradation de la situation des femmes des groupes opprimés, « Puisque les industries du sexe se focalisent sur le plaisir masculin et l’exploitation sexuelle des femmes, laquelle se trouve renforcée par une hiérarchisation sociale raciste, les femmes des minorités ethniques et nationales sont victimes d’une façon disproportionnée de l’industrie du sexe », les exactions et les actes de violence qu’elles subissent, la banalisation de la prostitution dans certains pays, « Elle est légale dans les bordels, les vitrines ou les zones de tolérance de certains pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse et ailleurs, largement tolérée par d’autres pays qui engrangent des devises étrangères sur le sexe des femmes, comme la Thaïlande et la Corée du Sud », l’augmentation du nombre d’hommes qui « payent l’accès sexuel au corps d’une femme, d’un enfant ou d’un être féminisé », la soumission aux soi-disant besoins des hommes, et son effet sur l’ensemble des rapports sociaux, « Quand la marchandisation sexuelle des femmes fait partie de la norme sociale, le risque est élevé d’être vues comme de simples marchandises au service des hommes et d’être utilisées comme telles, ce qui n’est pas une chose qui doit être trivialisée », la réduction de la sexualité des femmes « dans des carcans socioculturels et économiques de soumission à la sexualité masculine »…
Il rappelle aussi que « La prostitution est une institution d’oppression des femmes, de toutes les femmes, pas seulement de celles qui sont prostituées » avant de revenir sur la loi suédoise, la « Paix des femmes » (Kvinnofrid ), l’inversion de la culpabilité, « les prostitueurs sont responsables d’actes criminels d’exploitation sexuelle », la décriminalisation des personnes prostituées…
Richard Poulin discute aussi de la société marchande, de consommation, des sexes et des corps interchangeables et « désertés de leur individualité propre » mis sur le marché, d’instrumentalisation et d’infériorisation, de la fabrication « par dessaisissement des individualités et de leur humanité », de décorporalisation et de dissociation de soi, de l’équation « établie par la société marchande entre femme et sexe », de violence sociale…
« Tout au long des millénaires, les hommes ont utilisé les corps des femmes selon leurs caprices, les ont contrôlé, échangé pour renforcer leurs liens de solidarité, vendu pour l’usage et le plaisir masculins. Voici une curieuse manière d’inverser la réalité : loin d’être le métier le plus vieux des femmes, la prostitution constitue le plus ancien des privilèges dont profitent des hommes ». Claudine Legardinier, Saïd Bouamama (en complément possible, Extrait du livre du livre de Claudine Legardinier et Saïd Bouamama : Les clients de la prostitution – l’enquête , extrait-du-livre-du-livre-de-claudine-legardinier-et-said-bouamama-les-clients-de-la-prostitution-lenquete/)
Je souligne la belle préface (très détaillée) de Sylviane Dahan à l’édition catalane du livre (2009), « Abolir la prostitution » – Une question en suspend pour le féminisme et pour la gauche, avant-propos-de-richard-poulin-abolir-la-prostitution-manifeste-plus-sylviane-dahan-preface-2009-a-ledition-catalane/. L’autrice aborde, entre autres, les débats féministes atour de la prostitution, l’alternative à la régulation du commerce sexuel, les horizons émancipateurs et les involutions réactionnaires, « Toute authentique révolution d’horizon socialiste s’est caractérisée par l’irruption résolue de la femme sur la scène politique, depuis qu’elle a pris la parole et a esquissé l’idéologie de son émancipation – comme, à l’inverse, toute involution a comporté le retour de la femme au foyer traditionnel et à la réaffirmation de sa condition de subordination à l’homme », la pollution « une partie importante de la gauche et du mouvement de femmes » par les « valeurs » néolibérales, l’oubli des rapports sociaux et de leurs effets idéologiques, les effets de la nouvelle législation en Suède, le sens du mot liberté, « la liberté et la prostitution sont deux notions et deux réalités inconciliables », les violences réelles, « l’arbre de la violence subjective ne nous laisse pas voir l’épaisse forêt de la violence systémique », l’usage abusif de la notion de travail dans une lecture très discutable de théorisations marxistes, l’annulation de la femme comme personne et « sa transformation en simple objet, manquant d’identité, volonté ou désirs propres, et destiné à l’exclusivité et privilégiée satisfaction sexuelle des hommes », les souffrances masquées par la priorisation des « désirs » des hommes, le silence sur les traites et le tourisme sexuel, les survivantes, les mythologies et les exaltations de l’individualisme, les insultes pour ne pas débattre, le sexe et les identités figées, « Le sexe devient ici le vecteur de la réaffirmation d’une identité déterminée à partir de la jouissance d’un privilège », le refus du puritanisme hypocrite, « L’alternance au puritanisme hypocrite n’est pas l’amoralité, mais la construction d’une autre morale supérieure. Une morale indissociable de l’effort des classes travailleuses et opprimées pour se mettre debout, pour surpasser la fragmentation et l’aliénation à laquelle elles sont soumises »…
La préfacière défend « un abolitionnisme féministe », l’ouverture de l’humanité à des futurs émancipateurs, « L’histoire de l’humanité n’est pas finie. La prostitution n’a aucune raison objective d’exister, au-delà de la volonté de perpétuer une relation ancestrale de domination et de privilèges, à travers l’existence d’une réserve permanente de femmes et d’êtres féminisés pour satisfaire les appétits sexuels des hommes », la régularisation des personnes dites sans-papiers, l’accessibilité à l’ensemble des services et des prestations sociales rénovées ou renforcées, l’ambition d’une égalité réelle…
Richard Poulin examine dans un premier temps, contre l’idée « du plus vieux métier du monde », l’histoire des organisations structurées et hiérarchisées et des actes d’achat des corps, les habits sacrés de la division sociale et sexuelle du travail, l’histoire de ce que nous nommons aujourd’hui prostitution, le proxénétisme (pour employer le terme de nos sociétés) comme affaire publique, les oscillations historiques entre « prohibition, tolérance et réglementation de la prostitution » et la responsabilité affirmée des seules femmes, les sentiments d’impunité et de supériorité des hommes, l’industrialisation et l’internationalisation de la prostitution, les industries du sexe et la féminisation des migrations…
L’auteur s’attaque dans un second chapitre aux relations entre libéralisme et prostitution, aux politiques réglementaristes de certains pays, au silence sur les véritables raisons de cette réglementation faite au soi-disant nom des personnes prostituées : « garantir aux hommes l’accès aux personnes prostituées, alimenter le plaisir viril, pérenniser le pouvoir masculin et assurer des revenus substantiels aux coffres de l’Etat at autres proxénètes », à l’absence d’investissement dans « des services appropriés aux personnes prostituées », à la répression et à la gestion des espaces publics…
Il discute de liberté, de soi-disantes opérations commerciales, des rapports entre hommes et femmes, « Les opinions sur la liberté et sur les droits de ces trafiquants de concepts ne font qu’adapter la règle du libre commerce et la marchandisation des êtres humains à un domaine qui, plus que tout autre, s’avère destructeur de vies et qui altère profondément l’ensemble des rapports sociaux, particulièrement les rapports entre les sexes », de prostitutionnalisation, du tourisme sexuel, de crime organisé, de double morale, « Des intellectuel·les, des universitaires, des journalistes, des progressistes comme des conservateur·trices promeuvent et soutiennent la prostitution d’autrui, mais jamais la leur ni celle de leurs enfants, car ce qui est bon pour l’autre ne l’est pas nécessairement pour soi », d’âge d’entrée dans les rapports prostitutionnels, « l’âge moyen de l’entrée dans la prostitution dans les pays dominants du capitalisme est d’environ 14-15 ans et il est encore moindre dans les pays dominés » (il s’agit donc de viols), de mascarade de droit…
Le troisième chapitre est principalement consacré au sexe marchandise et à la violence. Richard Poulin nous rappelle que « la prostitution est une institution sociale à l’usage quasi exclusif des hommes. Elle est une industrie essentiellement vouée au plaisir des hommes et à la démonstration de leur présumée supériorité, qui est étroitement liée à ce qu’ils estiment être leur « virilité » ainsi qu’à ses différentes expressions et normes ». Et l’argent est au cœur du rapport prostitutionnel, il dédouane le prostitueur de ces actes et de leurs conséquences.
L’auteur aborde le proxénétisme, les rapports entre proxénètes et personnes prostituées, le cloisonnement des vies, la dissociation émotionnelle, « cela se traduit par une absence à soi- même, une anesthésie sensitive et une réactivité affective amoindrie, ce qui, en même temps, leur permet de survivre », l’endettement chronique, les actes de violences et la violence inhérente à la prostitution. Il interroge aussi les facteurs structurels de la prostitutionnalisation, les misères financières et sociales, la vulnérabilité de certaines personnes, « À moins que l’expression « libre choix » veuille dire en définitive son contraire : « Pas de choix ! » ». Il termine ce chapitre sur les formes de résistances et stratégies de survie, « L’objectification sexuelle prostitutionnelle n’éradique pas les capacités d’op- position du sujet pensant et agissant – la personne prostituée –, mais elle lui impose un cadre social oppressif et stigmatisant qui peut et doit être aboli »….
Il y une certaine confusion aujourd’hui entre abolitionnisme et prohibitionnisme, confusion volontairement aggravée par les partisan·es de la valorisation du « travail du sexe ». Comme le fait remarquer l’auteur, « il faut plutôt chercher les véritables parentés entre le prohibitionnisme des conservateurs et le réglementarisme des libéraux ».
Parlons un peu de celleux qui font l’apologie du « libre choix » hors de tous rapports sociaux (les rapports de pouvoirs sont niés dans l’apologie du libre commerce), celleux ne prenant jamais en compte les paroles de celles qui se qualifient de « survivantes », celleux oubliant toujours les clients-prostitueurs et leurs violences, celleux qui ont une conception bien réduite de la santé, « En dehors des infections transmissibles sexuellement, les effets sur la santé de l’activité prostitutionnelle sont également ignorés », celleux aveugles à l’age d’entrée en prostitution, « il leur est difficile d’intégrer la question de l’âge moyen de l’entrée dans la prostitution dans une problématique basée sur le libre choix, d’où leur silence significatif et « assourdissant » sur cet aspect pourtant fondateur de la prostitutionnalisation », celleux qui ferment volontairement les yeux sur les effets des réglementations – dont le renforcement du contrôle proxénète, le turn-over de « chairs fraiches », l’impunité des prostitueurs…
« L’abolitionnisme rejette toute forme de réglementation et de prohibition de la prostitution pour une raison fondamentale : ce sont les personnes prostituées qui font essentiellement les frais de ces systèmes juridiques ». Richard Poulin discute les positions historiques abolitionnistes, de l’impact de la prostitution sur toutes les femmes, des interactions entre le combat abolitionniste et les autres combats pour les droits des femmes, des conventions internationales contre la traite des êtres humains, les changements de vocabulaire à connotation économique libérale, l’extension des activités de « sexe » pour satisfaire les divertissements des hommes, la liberté de prostituer derrière la soi-disant liberté de se prostituer…
L’auteur défend un abolitionnisme intégral, conteste l’ordre marchand et sexiste, rappelle l’inaliénabilité du corps, « L’égalité entre les femmes et les hommes restera inaccessible tant que des femmes et des enfants seront acheté·es, vendu·es et prostitué·es, tant qu’un sexe sera opprimé par l’autre, tant que la prostitution ne sera pas abolie comme l’ont été l’esclavage et le servage ». Il discute ensuite des conditions du combat abolitionniste, des politiques de réductions des inégalités sociales, des luttes historiques des femmes et des féministes, des conventions internationales, du refus de la banalisation de la subordination d’un sexe au profit d’un autre, des industries du sexe, de la mondialisation néolibérales, de l’appropriation marchande des corps, des effets de la présence des militaires, des conséquences de la mondialisation pour les femmes, « La réduction des dépenses dans les services sociaux et de santé ainsi que leur privatisation partielle ou totale ont pour conséquence, entre autres, de forcer avant tout les femmes à compenser le déficit en services par un surcroît de travail », de la Marche Mondiale des Femmes et de ses analyses…
Le dernier chapitre s’intitule « Un abolitionnisme pour le 21e siècle ». Richard Poulin rappelle qu’« Aucune politique n’est mise en œuvre actuellement pour faire disparaître les conditions d’entrée dans la prostitution », que très peu de choses sont mises en œuvre pour répondre aux besoins des personnes en situation de prostitution, que le regard social reste stigmatisant sur les personnes prostituées mais non sur leurs clients prostitueurs. Il souligne que « Elles ne sont pas des criminelles ou des délinquantes, mais des victimes du système proxénète-libéral » et que « Chacun·e devrait avoir accès aux droits universels, qui sont liés à la personne et non à un statut ». L’auteur parle de la nécessité de mettre en place des mesures de protection et d’accompagnement pour les victimes du sytème prostitutionnel, de créer des « Centres pour les victimes des violences masculines », de régulariser les personnes dites sans-papiers, « L’octroi d’un statut de résident·e permanent·e aux personnes prostituées d’origine étrangère victimes de la traite, qui désirent rester dans le pays, accompagné du droit au travail et à la formation, qu’elle soit scolaire ou professionnelle, ainsi qu’aux services sociaux représente une exigence humanitaire et de justice ».
Il termine en énumérant certains grands principes, l’inaliénabilité du corps, le rejet de la notion du consentement, les moyens de réorienter leur vie selon le rythme des personnes, l’écoute active et d’appui et non la répression ou la stigmatisation, la prise en compte de la position de victime, la répression du proxénétisme…
L’auteur défend la légitimité de la pénalisation des clients, « Dans le dessein de combattre la traite des humains aux fins de prostitution, les États doivent lutter contre le système prostitutionnel, source de la traite. À cet effet, ils doivent s’attaquer à l’une des causes principales de la prostitution, le « droit » des hommes aux personnes prostituées, la « demande », c’est-à-dire les prostitueurs (tant sur le plan national qu’à l’étranger, notamment dans le cas du tourisme sexuel) ».
Il souligne « Le droit de ne pas être prostitué·e », la nécessité d’une authentique politique d’éducation sexuelle, le possible d’une société sans prostitution, « De ce fait, il paraît impossible de dissocier les questions que la prostitution soulève de celles de la pauvreté, des inégalités sociales, de l’exclusion, de la violence, notamment de la violence sexuelle, de la maltraitance, des classes sociales, des relations ethniques, du racisme, des rapports entre les pays du centre du capitalisme mondial et de ceux de la « périphérie » et, surtout, de l’oppression des femmes »…
Les analyses de Richard Poulin sont à la fois bien documentées, présentées de façon claire. Elles prennent en compte l’ensemble des structures sociales. Elle sont guidées par une volonté d’émancipation et d’égalité…
Didier Epsztajn
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