L’entrée éclair des talibans dans Kaboul, qui a pris de court les grandes capitales, s’est aussitôt accompagnée d’un élan de compassion à l’égard des Afghans, et notamment des Afghanes, dont la vie quotidienne risque d’être brutalement bouleversée par la mise en œuvre des préceptes rigoristes dont se prévalent les nouveaux maîtres du pays. La responsabilité des pays occidentaux, États-Unis en tête, dans le désastre actuel, après vingt années d’intervention militaire et un retrait chaotique, les contraint à réagir. Mais le précédent syrien, qui a rappelé que la solidarité se mesurait à des actions d’hospitalité concrètes, peut laisser craindre que la sidération teintée de sympathie ne se transforme en larmes de crocodile en matière d’accueil.
Dans les heures qui ont suivi le retour au pouvoir des talibans, l’ONU a rappelé que « tout individu a le droit de demander l’asile pour échapper à la persécution. C’est un droit fondamental qui s’applique quel que soit le mode de transport employé lors de la quête de sécurité : terrestre, maritime ou aérien ». Ce lundi 16 août, son secrétaire général António Guterres a exhorté la communauté internationale « à utiliser tous les outils à [sa] disposition pour garantir que les droits humains fondamentaux soient respectés ».
Des appels sont venus de toutes parts, y compris des États-Unis, pour demander aux talibans d’autoriser les ressortissants afghans à quitter leur pays sans entrave.
Mais pour aller où ? Les pays susceptibles de les accueillir ne se sont pas précipités pour le faire savoir. Rares sont ceux, comme le Canada, à s’être montrés précis dans leurs propositions. Ottawa s’est ainsi dit prêt, dès la semaine dernière, à offrir l’hospitalité à 20 000 Afghans en situation de vulnérabilité, évoquant le cas de femmes occupant des postes exposés, de militants des droits de l’homme, de journalistes, de minorités religieuses persécutées et de personnes LGBT.
Alors que l’aéroport de Kaboul était en proie à des scènes de panique, des familles cherchant à fuir par tous les moyens, la plupart des pays membres de l’OTAN s’en sont tenus, pour l’instant, à l’évacuation de leurs ressortissants. Par peur des représailles, certains ont promis de rapatrier les Afghans ayant travaillé à leurs côtés jusqu’au retrait des troupes internationales, parmi lesquels des interprètes ainsi que des employés des ambassades et leur famille.
Alors qu’une réunion extraordinaire des ministres européens des affaires étrangères doit se tenir mardi en visioconférence, le chef de la diplomatie de l’UE Josep Borrell a estimé que l’Afghanistan se trouvait « à la croisée des chemins » et que « le bien-être de ses citoyens, tout comme la sécurité internationale, [étaient] en jeu ». Selon plusieurs diplomates, des responsables de la Commission européenne ont demandé aux États membres d’accorder des visas aux personnes ayant travaillé pour la représentation de l’UE, soit 500 à 600 personnes.
En pointe dans l’accueil des Syriens depuis 2015, la chancelière allemande Angela Merkel a promis la mise en place d’un pont aérien pour permettre l’évacuation des 2 500 Afghans ayant travaillé avec l’armée allemande ainsi que de 10 000 personnes, principalement des avocats et des défenseurs des droits de l’homme, accompagnés de leur famille, ayant exprimé le souhait de partir.
Dans une intervention télévisée à 20 heures, le président français a évoqué « un tournant historique à l’œuvre en Afghanistan », nécessitant « des initiatives immédiates à la mesure de la gravité de la situation ». « L’urgence absolue est de mettre en sécurité nos compatriotes, qui doivent tous quitter le pays », a-t-il affirmé s’engageant également au rapatriement « des Afghans qui ont travaillé pour la France », y compris « les personnels civils afghans qui ont travaillé pour l’armée française ainsi que leur famille ». « De nombreux Afghans, défenseurs des droits, artistes, journalistes, militants sont aujourd’hui menacés en raison de leurs engagements. C’est l’honneur de la France de les accueillir », a-t-il ajouté sans préciser leur nombre ni les critères pris en compte pour leur sélection. Promettant des initiatives pour lutter contre le terrorisme, Emmanuel Macron a aussi assuré que la France prendrait sa part « dans un effort international organisé et juste » pour venir en aide aux personnes « qui sont le plus menacées ». Déclarant que l’Europe ne pouvait « pas à elle seule assumer les conséquences de la situation actuelle », il a également indiqué que la France devait « se protéger contre des flux migratoires irréguliers importants », appelant les pays de l’UE à coopérer « avec les pays de transit et d’accueil comme le Pakistan, la Turquie ou l’Iran ». Le choix des mots n’est évidemment pas anodin, et le passage des « personnes menacées » (susceptibles de bénéficier de protection) à celui de « flux migratoires irréguliers » (considérés comme illégitimes) est révélateur de la position élyséenne.
Des expulsions jusqu’au dernier moment
Ce réveil minimal et dans la précipitation tranche singulièrement avec l’endormissement de l’Union européenne jusqu’à ces dernières semaines, tandis que la menace talibane gagnait du terrain depuis de longs mois provoquant d’incessants combats avec les forces pro-gouvernementales et des milliers de victimes civiles.
Quand Kaboul, le 11 juillet 2021, a exhorté les Vingt-Sept à suspendre les expulsions de leurs ressortissants, il était déjà bien tard. La Suède et la Finlande ont néanmoins répondu présent. Ignorant la supplique des autorités afghanes, les Pays-Bas et l’Allemagne, aux côtés de l’Autriche, de la Grèce et de la Belgique, ont, à l’inverse, signé de concert une lettre à l’adresse de la Commission européenne pour la convaincre de poursuivre les retours forcés. Leur argument : leur suspension « créerait un appel d’air et encouragerait les citoyens afghans à quitter leur pays pour venir dans l’UE ». « Arrêter les retours enverrait le mauvais signal », ajoutaient-ils dans un cynisme stupéfiant. C’était le 5 août, alors que les talibans avaient déjà repris une bonne partie du pays. Il a fallu qu’ils soient aux portes de Kaboul pour que les Pays-Bas et l’Allemagne finissent par faire volte-face, mercredi dernier, suivis par la France le lendemain, qui a assuré dans la foulée avoir gelé de facto les renvois depuis début juillet – ce que les associations de défense des droits des migrants contestent.
L’Autriche est allée loin dans l’ignominie début août en répondant à une demande de la Cour européenne des droits de l’homme de surseoir à l’expulsion d’un ressortissant afghan par l’envoi de troupes supplémentaires à ses frontières avec la Slovénie et la Hongrie, afin d’empêcher les passages d’exilés.
Ces atermoiements en disent long sur ce que les dirigeants européens ont en tête : compte tenu des circonstances, alors qu’ils rapatrient en urgence leurs ressortissants, ils se sentent obligés de mettre sur pause leur politique de renvois forcés, mais ils n’ont aucune intention d’accueillir les victimes des talibans à bras ouverts. Contexte politique oblige, ils redoutent l’afflux d’exilés que pourrait provoquer le drame afghan et comptent sur les négociations en cours avec Ankara pour renouveler l’accord qu’ils avaient trouvé en 2016 pour faire face à l’arrivée massive de Syriens fuyant la guerre. Interrogée il y a quelques semaines sur l’attitude de l’Allemagne, Angela Merkel, qui avait ouvert les portes de son pays en 2015, avait rétorqué que « nous ne pouvons pas résoudre tous ces problèmes en accueillant tout le monde ».
Malgré les combats qui faisaient rage dans le pays, l’UE n’a pendant longtemps rien voulu savoir, mettant en péril de nombreux ressortissants bel et bien expulsés : pas moins de 1 200 Afghans ont ainsi été reconduits dans leur pays, alors même qu’ils avaient demandé l’asile en Europe, depuis le début de l’année, selon un responsable européen cité par l’AFP. Amnesty International et La Cimade, qui demandent depuis plusieurs années un moratoire sur les expulsions, rappellent que cette pratique viole le droit international, qui interdit tout renvoi d’une personne qui l’exposerait à des violations graves de ses droits. Pour appuyer leur propos, ces ONG affirment que plusieurs Afghans renvoyés ont été tués ou blessés à leur retour.
L’appel à l’aide des Afghans est aussi ancien que les affrontements entre les forces pro-gouvernementales et les talibans. Il se traduit par des niveaux records de demandes d’asile dans l’UE : en 2020, ils constituaient 10,6 % des dossiers déposés (44 000 sur 416 000), représentant le deuxième contingent derrière les Syriens (15,2 %), selon l’agence statistique de l’UE Eurostat. En France, en 2020, l’Afghanistan était le premier pays d’origine des demandeurs d’asile, avec 8 886 demandes.
Venus le plus souvent à pied, en voiture ou en camion depuis leur pays d’origine, ils ont tous, chacun à leur manière, risqué leur vie sur la route de plusieurs milliers de kilomètres les menant au travers de l’Iran et de la Turquie. Avant d’arriver sur le sol européen, ces exilés ont dû faire face aux dangers du voyage, entre les nuits glacées dans des monts enneigés, la traversée meurtrière de la mer Égée pour passer en Grèce ou les risques d’asphyxie dans les remorques des camions au travers des Balkans.
En France, des exilés afghans pourchassés par la police
L’aveuglement de la France à l’égard de la dégradation de la situation en Afghanistan se lit dans un récent revirement de jurisprudence de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), chargée d’examiner les recours des exilés dont la demande n’a pas été retenue par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Alors que cette instance était traditionnellement favorable aux demandeurs d’asile afghans, une décision de novembre 2020, à un moment où les attaques meurtrières se multipliaient dans le pays, est venue remettre en cause cette tendance : jusque-là, il était admis que la violence générée par le conflit armé était telle qu’il fallait attribuer, sauf cas particuliers, la « protection subsidiaire » aux Afghans, à défaut du statut de réfugié, réservé aux cas de persécution individuelle. Aussitôt dénoncée par les associations de défense des étrangers, la nouvelle décision affirmait quant à elle que « la violence aveugle prévalant actuellement dans la ville de Kaboul n’est pas telle qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que chaque civil qui y retourne court, du seul fait de sa présence dans cette ville, un risque réel de menace grave contre sa vie ou sa personne ».
Côté expulsions, la France avait durci sa législation quelques mois auparavant en ratifiant, en septembre 2019, un accord européen permettant d’expulser davantage d’Afghans en situation irrégulière. Il s’agissait de contraindre Kaboul à faciliter l’octroi de laissez-passer consulaires nécessaires à l’exécution des réadmissions dans le pays d’origine.
Ces derniers jours encore, l’association d’aide aux migrants Utopia 56 témoignait des conditions de vie indignes et du harcèlement policier dont sont victimes les exilés afghans en plein cœur de Paris ou à Calais, à l’image du traitement honteux qui leur est réservé en Grèce ou en Hongrie. Tentes lacérées, affaires personnelles emportées : chaque soir, les forces de l’ordre françaises font leur possible pour les déloger et les pousser à s’installer toujours plus loin. Si la solidarité demandée de toutes parts a un sens, sans doute commence-t-elle par un accueil digne de ce nom, l’État ayant le devoir de protéger et d’héberger les demandeurs d’asile.
Carine Fouteau