L’impréparation des autorités et le manque de vaccins alimentent la colère populaire. Les Tunisiens sont obligés de s’organiser eux-mêmes.
Chaque nuit, l’angoisse refait surface : « J’ai du mal à dormir car j’ai peur de mourir dans mon sommeil, par manque d’oxygène. » Rim, 38 ans, est hospitalisée depuis dix-huit jours à l’hôpital universitaire Charles-Nicolle de Tunis, le plus grand du pays.
Elle respire à l’aide d’un concentrateur d’oxygène installé à côté de son lit et partage sa chambre avec Amina, 61 ans, admise le même jour qu’elle dans cette unité d’une capacité de 19 lits. « Parfois, l’état de santé d’Amina se dégrade et elle entre en détresse respiratoire. Quand je vois les médecins intervenir pour la stabiliser, je suis totalement paniquée. J’ai peur qu’Amina me quitte à tout moment et que le virus finisse aussi par me tuer », raconte cette Tunisienne originaire d’un quartier modeste de la banlieue nord de la capitale.
Pour tuer le temps et ensevelir leurs inquiétudes, les deux femmes ont épluché tous les souvenirs qui les raccrochent à la vie d’avant. « On se raconte des anecdotes sur nos enfants, les mariages et les soirées en famille où on grille le poisson sur la plage », dit Amina.
Au pied de son lit, elle est envahie par une pile de sacs noirs. Chaque matin, son mari, Habib, traverse Tunis pour lui apporter des vêtements et de la nourriture : « Je lui apporte des plats cuisinés par la famille et l’infirmier les récupère à la porte. » Interdiction pour lui de pénétrer dans l’unité où est Amina, mais il réussit à lui glisser quelques mots tendres par la fenêtre. « Je lui dis que je l’aime, que je serai toujours là et qu’elle doit se battre contre le virus. »
Habib, 68 ans, a été contaminé au Covid-19 en même temps que son épouse, « mais je n’ai été malade que six jours et c’était vraiment léger. J’ai reçu deux doses de vaccin mais pas ma femme, c’est pour ça qu’elle est dans cet état aujourd’hui », décrit-il.
Colère populaire
Sur les 4 millions d’inscrits sur la plateforme Evax en attente d’une convocation, seulement 1,1 million de Tunisiens ont un schéma vaccinal complet à ce jour, soit à peine 10 % de la population totale.
Les autorités sanitaires, longtemps en manque de doses, viennent tout juste d’ouvrir la vaccination à la tranche d’âge des 40-49 ans. Mais le variant delta, galopant, représente désormais 90 % des contaminations. Selon un décompte de l’AFP réalisé le 2 août, la Tunisie enregistrait sur les sept derniers jours le pire taux de mortalité officiel du monde, avec 10,64 décès causés par Covid-19 pour 100 000 habitants.
La saturation des hôpitaux, les pénuries d’oxygène, de vaccins et l’incohérence de certaines mesures gouvernementales ont renforcé l’impression d’un Etat défaillant auprès de l’opinion publique.
La jeunesse, en particulier, a manifesté le 25 juillet contre le gouvernement et le Parlement dominé par le parti islamiste Ennahdha.
Adel, étudiant en géologie et activiste de 25 ans, a participé à la campagne virtuelle #JeVeuxMonVaccin, dénonçant « un gouvernement corrompu, qui a fait disparaître des dons destinés à la vaccination et la gestion de la crise sanitaire », assure-t-il.
Cette explosion de colère populaire a précipité le coup de force constitutionnel du président de la République, Kaïs Saïed, qui s’est octroyé les pleins pouvoirs le soir même. L’une des premières mesures annoncées par le chef de l’Etat a été la création d’une cellule de crise pour gérer la catastrophe sanitaire, supervisée par un militaire haut gradé.
Hospitalisée le 30 juillet, Anissa a rejoint Amina et Rim. Ancienne joueuse au sein de l’équipe nationale de volley-ball, elle n’est pas encore habituée aux prises de sang et au défilé des soignants.
Elle ne se fait pas non plus à la température de la chambre, qui approche les 40°C. Le climatiseur est en panne. « J’ai beaucoup de chance d’avoir été admise ici car je ne dépense pas un dinar et surtout il y a assez d’oxygène, ce n’est pas le cas de tous les hôpitaux de Tunis », dit cette mère de trois enfants. « Tu n’as pas peur d’une prise de sang, tu es championne de volley, Anissa, tu en as vu d’autres ! » lance Ahmed Ben Hassen, l’infirmier en chef de l’unité Covid.
Sous sa blouse, ses trois masques et sa visière de protection, lui aussi déplore des conditions difficiles au sein de ce secteur, pour les patients comme pour le personnel soignant.
« Nous n’avons qu’un seul climatiseur en fonctionnement pour toute l’unité. Ici, nous manquons de personnel et de matériel, de blouses de protection ou encore de masques. Je suis seul à gérer seize patients, je ne peux pas les abandonner, dit l’infirmier. Mais après un an et demi de pandémie, une partie du personnel souffre d’importants traumatismes. »
Basket et électrocardiogrammes
L’hôpital Charles-Nicolle a dû augmenter sa capacité de 40 à 250 lits pour désengorger les urgences, saturées aux deux tiers de patients Covid sur les 300 qu’elles accueillent quotidiennement.
Le docteur Hichem Aouina, chef du service pneumologie, regrette le « relâchement » du ministère de la Santé : « Miraculée au début de la pandémie, la Tunisie n’a pas échappé à l’arrivée des variants plus sévères et contagieux.
Le comité scientifique avait alors proposé plusieurs stratégies, comme le confinement total et la fermeture des frontières, mais elles n’ont pas été suivies par le pouvoir politique pour des raisons économiques, notamment pour protéger le tourisme, explique-t-il.
Puis, quand tous les pays ont passé des commandes de vaccins auprès des laboratoires à l’automne, nous avons répondu que la situation était stable ici, que nous n’étions pas intéressés… Pourtant, il fallait prévoir ces achats et ne pas seulement compter sur Covax, le programme de dons de vaccins destinés aux pays les plus démunis ! »
En voyant leurs hôpitaux à bout de souffle depuis plusieurs semaines, des Tunisiens se sont mobilisés, à l’échelle de leur quartier, pour prendre en charge eux-mêmes des malades. Dans la ville côtière d’Ezzahra, en banlieue sud de Tunis, un gymnase a été transformé en hôpital de campagne par la municipalité. Sur le terrain de basket, le son des électrocardiogrammes et des concentrateurs d’oxygène a remplacé les cris des supporteurs. Ouvert le 13 juillet, le centre dispose d’une vingtaine de lits et accueille des patients venus de toute la capitale.
« Je voyais les gens mourir dans les chambres et à même le sol »
« Cet hôpital de campagne est entièrement financé par des associations et par les citoyens sous forme de dons. Nous avons bricolé l’électricité du gymnase pour faire marcher les concentrateurs, c’est de l’autogestion de A à Z », détaille une conseillère municipale d’Ezzahra. Amina, 61 ans, souffre d’un Covid long. Avant d’arriver au gymnase, elle a été prise en charge à l’hôpital régional de Ben Arous. « J’ai passé dix jours assise sur une chaise, j’ai réclamé de l’oxygène mais il n’y en avait quasiment pas. Là-bas, il n’y a que le Bon Dieu pour prendre soin de toi. Je voyais les gens mourir dans les chambres et à même le sol, j’ai cru que j’allais être la prochaine à finir dans un sac en plastique noir », raconte-t-elle.
Dans le box d’en face, des bénévoles réveillent doucement Amor, professeur retraité de 64 ans, d’une courte sieste pour lui annoncer sa guérison après dix jours d’hospitalisation. « Ce n’est pas une blague ? Je vais rentrer chez moi pour voir mes enfants ? Que la bénédiction d’Allah soit sur vous ! » lâche-t-il, les larmes aux yeux.
Même si les hôpitaux tunisiens sont toujours à flux tendu, une légère amélioration de la situation sanitaire a été observée ces derniers jours par l’OMS. Lundi, le ministère de la Santé a annoncé une opération spéciale de vaccination mobile dans tout le pays, destinée à tous les plus de 40 ans.
La catastrophe a provoqué un élan de solidarité à l’échelle mondiale. Plus de 7 millions de doses de vaccins (pour une population de 12 millions d’habitants) sont finalement arrivées sur le territoire tunisien ces dix derniers jours.