Bruxelles (Belgique).- Par terre, les matelas se succèdent et laissent deviner les corps amoindris, recouverts d’une couverture, des grévistes de la première heure. Ici, en ce mardi à l’heure du déjeuner, rien ou presque ne permet de reconnaître la cafétéria de l’Université libre de Bruxelles (ULB), hormis quelques tables retournées faisant office de cloisons, sur lesquelles sont scotchés les dessins de ces visages qui luttent depuis fin janvier pour leur régularisation, d’abord en occupant trois lieux de la ville, puis en décidant de ne plus se sustenter depuis le 23 mai dernier (lire notre premier article ici).
« Ça commence à être difficile, entre la fatigue, la faim et le stress », chuchote Mohamed Alex, assis au bureau près de Mourad, installé devant l’infirmerie improvisée. Tous deux sont les porte-parole des quelque 146 sans-papiers, dont vingt-six femmes, en grève de la faim dans ce premier lieu d’occupation situé au sud-est de la capitale belge. « On en est au 51e jour de grève et depuis dix jours, la situation s’aggrave. On boit de l’eau avec du sucre et des boissons chaudes, on prend des médicaments, énumère-t-il. C’est encore plus difficile pour les personnes diabétiques. On les pousse parfois à manger quelque chose, car c’est trop risqué pour elles. »
Derrière lui, l’une des plus jeunes grévistes, arrivée du Maroc à l’âge de 18 ans en Belgique et aujourd’hui âgée de 21 ans, se faufile dans l’infirmerie pour récupérer un antibiotique. Vêtue d’un pyjama rose, un grain de beauté figé sous son œil droit, elle s’arrête une minute pour discuter avec les deux hommes, avant de disparaître de nouveau derrière les draps qui offrent un peu d’intimité aux femmes. De temps à autre, un gréviste lâche un soupir ou crie son désespoir, sans que son propos, lorsqu’il y en a un, ne soit audible. « Ils n’en peuvent plus, constate Mohamed Alex, le sourire gêné. À chaque déclaration de Sammy Mahdi [le secrétaire d’État à l’asile et la migration – ndlr], c’est un coup dur. »
Dimanche 11 juillet, une délégation de six personnes, dont Mohamed Alex et Mourad, a obtenu un entretien avec le secrétaire d’État. « Il nous rencontre un dimanche, comme si c’était secret », plaisante à moitié Mourad. Une fois de plus, il leur a demandé de cesser la grève de la faim et a proposé d’étudier les dossiers « au cas par cas », quand les grévistes réclament, depuis le début de la mobilisation, une régularisation collective. « Cela fait plusieurs fois qu’on le voit, il fait la sourde oreille », souffle le premier. Et le second d’ajouter : « Il a parlé de certains critères existants pour la régularisation mais ne peut pas les rendre publics. Il a aussi annoncé l’ouverture d’une “zone neutre” à la Vrije Universiteit Brussel (VUB) [université de langue néerlandaise – ndlr], notre deuxième lieu occupé, pour traiter les demandes rapidement. »
Des sans-papiers présents en Belgique depuis vingt ou trente ans
Sous quel délai ? Nul ne le sait. En attendant, Mourad, informaticien de profession, accumule les arguments qui pourraient jouer en leur faveur. Sur son écran d’ordinateur, des tableaux et graphiques défilent et viennent illustrer le degré de difficultés auxquelles sont confrontés les sans-papiers au quotidien en Belgique : travailler en restauration pour ne toucher que 3,90 euros de l’heure (43 personnes concernées) ou faire des ménages pour 4,75 euros de l’heure (72 personnes concernées). 49 % des grévistes ont été confrontés au racisme au moment de chercher un logement, 60 % au moment de chercher un emploi. 38 % des grévistes ont souffert de racisme avec la police, près d’un gréviste sur deux avec l’administration.
Autant de données qui seront intégrées au rapport que réalisent plusieurs enseignants-chercheurs de l’ULB, parmi les soutiens des sans-papiers, pour sensibiliser la population et les politiques à ces réalités. « Un document plus court a déjà été transmis à Sammy Mahdi », précise Mourad, qui a lui-même bataillé pour obtenir un compte bancaire et un bail de location, mais rappelle que la majorité des sans-papiers n’en bénéficient pas.
Lunettes sur le nez, visage rond et sourire franc, le Marocain a déjà perdu 14 kilos. Il vit en Belgique depuis 2010 et a vu ses deux demandes de régularisation rejetées. « On me dit de retourner au Maroc pour faire une demande de là-bas. J’ai formulé un recours avec l’aide d’un avocat, mais c’est très long. Certains sans-papiers sont ici depuis vingt-cinq ou trente-trois ans », s’insurge-t-il dans un murmure, pour ne pas réveiller ses camarades.
J’ai travaillé comme un esclave et mon patron ne m’a pas payé.
Nabil, 28 ans, en grève de la faim à Bruxelles
Nabil, 28 ans, fait couler le thé à la menthe dans les gobelets qu’il pose devant Mourad et Mohamed Alex. Avec un bac en poche, il a rejoint Bruxelles en 2013 dans l’espoir d’étudier la comptabilité et la gestion, en vain. Contraint de travailler au noir, d’abord dans le BTP puis dans la vente, il est exploité, comme beaucoup de sans-papiers et envoyé en centre fermé (équivalent au centre de rétention administrative en France), lorsqu’il formule une demande de permis de travail. « J’ai travaillé comme un esclave et mon patron ne m’a pas payé, ou très peu. J’ai déposé une plainte contre lui avec l’aide de l’organisation Fairwork Belgium, qui est toujours en cours. »
Jamais Nabil n’aurait cru vivre ainsi un jour. « J’ai quitté ma famille et ma maison pour ça. Je vis en coloc au noir [sans bail – ndlr], je n’ai pas de droits. Tout ce que je veux, c’est travailler et vivre légalement. » Près de lui, la silhouette d’Abdelarahim s’extirpe de son lit dans un effort non dissimulé. Sur le dessin le représentant, qu’il scotche à son tee-shirt, on peut lire : « Comme je suis sans papiers, les patrons se permettent de ne pas me payer. » « L’un d’entre eux m’a même dit : “Tu peux me tuer si tu veux, je ne te paierai pas.” », relate le Marocain, encore stupéfait. Sans emploi et sans logement, la grève est son seul espoir.
On ne peut pas maîtriser la détresse des gens.
Mohamed Alex, l’un des porte-parole des grévistes de l’ULB
Comme pour Karim, un Algérien resté silencieux hormis quelques cris soudains, son dossier entre les mains, au fond de la cafétéria. À deux reprises, il a tenté de mettre fin à ses jours en avalant des lames de rasoir et des clous, désespéré de sa situation. Il dit avoir « paniqué », avoir agi « sans réfléchir ». Certains de ses papiers datent de 2001 et 2006. Plusieurs obligations de quitter le territoire lui ont été adressées, avec à chaque fois le même motif : Karim n’a en sa possession aucun document d’identité. Sa sœur, qui est en règle et vit en Belgique, l’a aidé dans ses démarches, en vain. Le consulat d’Algérie refuse de lui délivrer un passeport. « Les tentatives de suicide aussi, ça rajoute du stress aux grévistes, note Mohamed Alex. Mais on ne peut pas maîtriser la détresse des gens. »
C’est trop dur d’être sans papiers en ayant des enfants.
Hasna, en grève de la faim depuis le 23 mai
Derrière Mourad, les draps délimitant l’espace réservé aux femmes commencent à gigoter. Hasna, le visage entouré d’un foulard noir, prend place devant le bureau. À 32 ans, cette diplômée en géographie, mère de trois enfants, a laissé son foyer pour mener la lutte pour la régularisation aux côtés des 455 sans-papiers en grève de la faim sur les trois lieux d’occupation. « On est épuisés et on a les nerfs à vif, dit-elle en soulevant le bas de son pantalon, dévoilant des œdèmes de carence sur ses mollets. Mais la grève est la seule solution. C’est trop dur d’être sans papiers en ayant des enfants. »
Lors de sa dernière visite, à l’entrée du réfectoire occupé, sa fille lui a demandé si elle était « en prison ». Ce qu’elle gagne en faisant des ménages chez des particuliers, pour 5 ou 6 euros la journée, ne suffit pas à nourrir et habiller ses enfants, qui ne comprennent par ailleurs pas pourquoi ils ne partent pas en vacances « comme les autres ». « Je me bats parce que je ne veux pas que mes enfants manquent de quoi que ce soit. Mon mari me soutient et s’occupe d’eux à la maison. On veut leur offrir une éducation et travailler avec un diplôme », insiste-t-elle, consciente qu’elle devra sans doute oublier la géographie pour se former à des métiers où le manque de main-d’œuvre est important.
« Mort pour ses papiers, vraiment ? »
À l’intérieur du coin femmes, l’une des occupantes allume sa lampe de chevet. Au fond de la « pièce », dans une lumière tamisée, Souhaila repousse la couverture et s’assoit en tailleur. « On a perdu la notion de l’espace et du temps, confie-t-elle dans le dialecte marocain. On ne sait plus si on est morts ou vivants. » Parce qu’elle a été contrainte de travailler au noir, de nuit, et de laisser parfois ses enfants seuls à la maison, ces derniers lui ont été retirés. « Ils ont été placés dans un centre, je les vois peu. J’ai tenté de régulariser ma situation, j’ai même trouvé un emploi déclaré, avec contrat et fiches de paie. Quand j’ai déposé mon dossier à l’Office des étrangers, on m’a accusée d’avoir acheté les documents. Notre vie ici devient pire qu’au Maroc. »
Autour d’elle, les récits se suivent et se ressemblent. Assise sur le lit d’en face, Malika se dit usée par la vie que lui offre l’Europe. Après un divorce au Maroc, elle migre en Belgique pour subvenir aux besoins de sa fille, restée chez ses parents. Durant cinq ans, elle est garde-malade auprès d’un enfant en situation de handicap, mais n’est pas rémunérée malgré un contrat de travail prévoyant un salaire.
On me disait que si j’allais me plaindre, la police m’arrêterait et m’expulserait.
Malika, 57 ans, qui a travaillé cinq ans sans être rémunérée
« La famille percevait l’argent de l’assurance mais ne me donnait rien. Quand je réclamais mon dû, elle me demandait de patienter, en disant que si j’allais me plaindre, la police m’arrêterait et m’expulserait. » Lorsqu’elle décide de porter plainte, la famille affirme qu’elle n’a jamais travaillé pour elle et qu’elle était hébergée gracieusement. À 57 ans, elle insiste : « Je peux encore travailler ! Il me faut juste un permis de travail… »
Ménage, BTP, boulangerie, restauration… « Tous les métiers difficiles, ce sont les étrangers qui les font. Mais quand on demande à être régularisés, même avec un dossier solide, on nous le refuse », constate Loubna, amère. Durant la crise sanitaire liée au Covid-19, cette mère de famille a perdu son emploi et n’a pas pu payer son loyer, comme beaucoup de sans-papiers, bien qu’une partie ait aussi été, durant la deuxième vague, en première ligne dans les secteurs dits « essentiels ». « Si j’avais su, enchaîne la benjamine des grévistes, je serais restée en Allemagne. J’avais 18 ans, j’aurais pu être scolarisée, on m’aurait aidée. » « Sammy Mahdi doit comprendre qu’il y a des étrangers qui souffrent dans l’indifférence générale en Belgique », termine Loubna.
À 17 heures, place du Béguinage au centre-ville de Bruxelles, les ambulances vont et viennent dans un ballet incessant. Au pied de l’église Saint-Jean-Baptiste-au-Béguinage, des référents vêtus d’un gilet jaune s’amoncellent autour d’un homme en fauteuil dont le corps ne tient plus. Le regard vide, le visage pâle et les mains sur la poitrine, le gréviste semble implorer de l’aide sous les yeux des soutiens venus en nombre ce mardi. Près de lui, une femme, également en fauteuil et entourée de plusieurs bénévoles attend d’être transportée aux urgences par les secouristes. Pour beaucoup, le sentiment d’impuissance face à tant de souffrance est immense.
Ce qu’on vit ici, au cœur de l’Europe, est honteux.
Mehdi, gréviste et référent médical au Béguinage à Bruxelles
« Sammy Mahdi, m’entends-tu ? », « Mort pour ses papiers, vraiment ? », « Ne laissez pas mourir les gens, changez la loi », peut-on lire sur des affichettes collées à la porte de l’église occupée. À l’intérieur, Ahmed, l’un des porte-parole des grévistes, donne une conférence de presse. Le lieu de culte a pris des allures de dispensaire : sous le porche, un homme est allongé sur un lit d’hôpital, sur le bas-côté, des centaines de matelas sont installés à même le sol. Quelques bras de ces corps affaiblis pendouillent dans le vide et traduisent le manque d’énergie des grévistes, dont certains ont perdu plus de vingt kilos.
« Ce qu’on vit ici, au cœur de l’Europe, est honteux », dénonce Mehdi, l’un des grévistes et référent médical, déjà hospitalisé trois fois depuis le début du mouvement. « On ne demande pas la lune, on veut juste pouvoir travailler normalement, sans être exploités pour des salaires de misère. Notre dignité se trouve sur un petit bout de papier, tellement facile à fabriquer mais tellement difficile à obtenir », peste-t-il, avant de saluer ses deux sœurs venues lui témoigner leur soutien. Mehdi aurait dû être pris en charge par l’une d’elles à son arrivée en Belgique à l’âge de 17 ans. Mais la loi « a changé entre-temps » et il vit depuis dans la clandestinité et la peur d’un contrôle de police. « Je n’imaginais pas la réalité de ce qui se cache derrière le mot sans-papiers. »
« C’est la première fois que je rentre à l’intérieur de l’église, c’est terrible, déplore sa sœur aînée. Je n’ai jamais vu ça en Belgique. Les grévistes ne peuvent pas ressortir d’ici sans solution. Qu’est-ce que le gouvernement attend, qu’il y ait un drame ? » Mehdi s’éclipse pour se rendre au chevet d’une femme victime d’un malaise, puis réapparaît. « C’est triste de risquer sa vie pour pouvoir vivre. » En voyant passer Ahmed, le porte-parole, un référent médical lance, à propos d’un gréviste allongé dans un brancard : « Il faut qu’il voie un médecin même s’il refuse, il n’est plus en mesure de décider tout seul ! » Ahmed acquiesce, lui-même éreinté. Il enchaîne les cigarettes à l’extérieur, puis range soigneusement les mégots dans une petite boîte ronde, qu’il glisse dans sa poche.
C’est comme si notre immigration ne valait pas autant.
Mohamed, un jeune Marocain sans-papiers en grève de la faim au Béguinage
Mohamed, venu en Belgique avec un visa étudiant et employé dans une maison de repos durant neuf ans, fait partie des référents médicaux qui viennent en aide aux personnels de Médecins du Monde et de la Croix-Rouge, déjà « débordés ».« Les grévistes ne veulent plus voir de médecin. Depuis huit jours, on a fermé symboliquement les portes de l’église aux visiteurs, comme nous a fermé ses portes Sammy Mahdi. » Le jeune homme reste persuadé que le secrétaire d’État à l’asile et à la migration « méconnaît » le profil, le parcours et le « potentiel » des grévistes. « Il a annoncé aller chercher 1 600 demandeurs d’asile et réfugiés en Grèce. Et nous, qui sommes en Belgique depuis des années, qui avons prouvé notre intégration en travaillant si dur ? C’est comme si notre immigration ne valait pas autant », regrette-t-il, conscient que le gouvernement flirte ainsi avec la notion de « bon » et de « mauvais » migrant.
La politique ne devrait pas prendre le dessus sur des vies humaines.
Nily, citoyenne belge et fille de réfugiés, va commencer une grève de la faim et de la soif
En fin de journée, malgré la pluie, un collectif d’artistes vêtus de rose et des militants se réunissent en fanfare sur le parvis de l’église. « Solidarité, avec les sans-papiers ! », scandent-ils au rythme des tambours. Alors qu’ils s’apprêtent à lancer une marche jusqu’au gouvernement, plusieurs camions de police stationnés autour de la place les en empêchent. « J’en ai marre, ça fait deux fois que je me fais contrôler, râle une militante. Il n’y a que quand il s’agit des sans-papiers qu’on nous embête comme ça. » La marche n’aura pas lieu. Peu importe, les soutiens ne lâcheront rien. À Liège, ce mardi, une manifestation a rassemblé près de quatre cents personnes selon le collectif de soutien étudiant.
Jeudi 15 juillet, une action est prévue dans les rues de Bruxelles pour alerter de nouveau le gouvernement. « J’ai décidé, de mon côté, de commencer une grève de la faim et de la soif pour éviter aux grévistes d’en arriver là, après 51 jours sans manger », lance Nily, citoyenne belge et fille de réfugiés soudanais, en installant sa tente au pied de l’église pour « visibiliser » la lutte. « On n’a plus le temps. C’est un sujet qui ne devrait pas demander de la réflexion. La politique ne devrait pas prendre le dessus sur des vies humaines », conclut-elle.
Nejma Brahim