Vincent Vusumuzi Bhembe, âgé de 65 ans et originaire de Ngculwini, dans la région de Manzini [dans le centre du pays], se tenait près de la grille de l’école primaire Philomena, d’où il contemplait les dégâts subis par un centre commercial, quand un véhicule transportant des membres de la sécurité est passé à toute vitesse. Des tirs de semonce ont retenti, puis un tir de plus près a atteint Bhembe dans le dos. “Les policiers n’ont pas dit un mot, ils ont juste tiré sur les gens. C’est allé si vite que Bhembe n’a pas compris ce qui était en train de se passer”, raconte Ray Ndzimandze, 47 ans, qui était sur place.
La balle a explosé lors de l’impact, est ressortie par l’estomac après avoir détruit des organes vitaux. Après avoir abattu Bhembe, les agents se sont précipités dans leur véhicule et ont foncé en direction de Manzini, poursuit Ndzimandze, qui s’est alors porté au secours de Bhembe. Deux jeunes avaient enroulé sa chemise autour de sa blessure. Bhembe a levé les yeux, plongé son regard dans celui de Ndzimandze et déclaré d’un ton grave : “Ngilimele (Je suis blessé).” “Ce sont ses dernières paroles”, ajoute Ndzimandze.
Après avoir perdu du sang pendant au moins trente minutes, Bhembe a été transféré en toute hâte au Raleigh Fitkin Memorial Hospital (RFM) de Manzini, où il est décédé le lendemain, 1er juillet. “En tant que famille, nous sommes profondément affligés, déclare son frère cadet, Hlalu Bhembe, 61 ans. Nous avons essayé de l’en empêcher, mais mon frère a toujours été curieux et il a insisté pour aller voir les dégâts au centre commercial.” Bhembe est une des nombreuses victimes assassinées de cette façon.
Un nombre effarant de victimes
Le 29 juin, d’après Mlungisi Makhanya, président du Mouvement démocratique uni du peuple (Pudemo), neuf personnes admises à l’hôpital du gouvernement à Mbabane sont mortes, 16, grièvement blessées, sont toujours entre les mains des médecins, et 40 autres, également blessées par balles, ont été soignées puis renvoyées chez elles.
Le même jour, à l’hôpital RFM, on a recensé 16 tués par balles, 66 blessés, dont neuf graves. Le lendemain, huit personnes transférées à l’hôpital du gouvernement de Mbabane sont décédées, 47 ont été soignées et renvoyées chez elles et 25 admises avec des blessures graves.
Selon un membre de la direction de l’établissement, quatre personnes accueillies en vie sont mortes entre le 29 juin et le 2 juillet, deux autres, qui ne pouvaient pas respirer par elles-mêmes, ont été placées en réanimation, et un patient en chirurgie qui présentait de graves blessures à la tête avait “50 %” de chances de s’en sortir. Deux ont dû subir une amputation. “Soit on les amputait, soit c’était tout l’organisme qui pourrissait”, a expliqué le membre de la direction. À cela s’ajoutent deux personnes gravement brûlées, 13 souffrant de fractures multiples et deux qui sont désormais paraplégiques, des balles s’étant logées dans leur colonne vertébrale.
Face au nombre croissant de victimes, certains membres du personnel se voient contraints d’effectuer deux services d’affilée. À l’hôpital RFM, 11 blessés par balles sont décédés, 78 ont été examinés puis renvoyés chez eux et 18 autres, gravement atteints, font toujours l’objet de soins. Selon Makhanya, parmi les personnes mortes à l’hôpital se trouvait Thando Myubu, un homme adulte dont le crâne a été fracassé par une balle ; Nonhle Matsebula, une femme de 36 ans de Logoba, également atteinte par une balle dans la tête ; et Mbongiseni Gamedze, touché au côté gauche du visage.
Il y a aussi Manqoba Mtsenjwa ; Simile Sangweni, une femme de Matsapha ; et un homme enregistré comme inconnu, amené par la police, qui affirme qu’il a été retrouvé sur un bord de route. “Mais l’observation n’a rien révélé prouvant qu’il aurait été renversé par une voiture… Il présentait des blessures par balles”, a précisé Makhanya.
Tour de vis
Sur les réseaux sociaux, des images ont circulé montrant Thuba Dzimandze, un habitant d’Hosea [dans le sud du pays], en tee-shirt bleu clair. Lui aussi a été abattu par des agents de la sécurité de l’Eswatini. On ne dispose de chiffres que pour les deux principaux hôpitaux. Ils n’incluent pas des petites villes comme Siteki, Nhlangano, Pigg’s Peak et Mankayane – où, rien que dans la journée du 30 juin, deux personnes ont été tuées par balles et 15 autres soignées, puis renvoyées chez elles.
Activistes et citoyens affirment que le gouvernement a interrompu la distribution de pétitions réclamant des réformes démocratiques et demandant entre autres que le Premier ministre soit élu et non plus nommé par le roi. Dans un entretien sur la BBC, Sikhanyiso Dlamini, la fille du roi et ministre de l’Information et de la Technologie, a annoncé que la distribution des pétitions avait été interrompue à cause de la menace d’une troisième vague de Covid-19 et qu’elle serait remplacée par un système de signatures virtuelles. Une version qui contredit les propos tenus le 24 juin par le Premier ministre en exercice, Themba Nhlanganiso Masuku, lequel a déclaré que les pétitions étaient interdites au prétexte qu’“il [était] devenu manifeste que cet exercice a créé un terreau fertile à l’anarchie et qu’il a été délibérément détourné afin de semer le désordre”.
Dans le même entretien accordé à la BBC, Dlamini a assuré : “Aucune circonstance ne justifie que l’on empiète sur les droits de notre peuple afin de faire obstacle à la distribution de pétitions pacifiques et la présentation pacifique de ses souffrances et doléances. Ce qui se passe sur le terrain, [c’est] qu’il y a une jeunesse qui a grandi et qui a des besoins, dans les domaines de l’emploi, des services, et d’une amélioration générale de la qualité de vie pour le peuple d’Eswatini. Et tout se passait très bien, tandis que les pétitions étaient distribuées dans les différents centres électoraux. Mais ce qui a fini par se passer, c’est qu’un certain groupe s’est présenté à chacune des distributions de pétitions, […] qu’il a provoqué l’anarchie et […] menacé les membres du Parlement en disant que si ses exigences n’étaient pas acceptées, il reviendrait et il serait violent et agressif envers eux.” Elle n’en a pas dit plus sur ce “certain groupe”.
Robert Magongo, député de la circonscription de Motjane, considère que la décision des autorités d’interdire la distribution de pétitions le 24 juin est “injustifiée”. Il dit n’avoir jamais été menacé par les jeunes de sa circonscription et qu’il était “plus que disposé” à écouter leurs doléances. Mais le 26 juin, quand il est passé en voiture près du supermarché Ngubonkhulu, à Nduma, il a vu une foule de policiers en tenue de combat disperser des jeunes venus distribuer une pétition. Il se trouvait de l’autre côté de l’autoroute MR3 quand les agents ont attaqué et arrêté Sithembiso “Reggie” Dlamini, malade, parce qu’il arborait un tee-shirt du Pudemo [le principal parti d’opposition].
L’ordre de tirer pour tuer
Mduduzi “Magawugawu” Simelane, un député de la circonscription de Siphofaneni [dans le centre], est un vigoureux défenseur des réformes démocratiques depuis son entrée au Parlement, en 2018. Il soutient qu’il n’a lui non plus jamais été menacé et qu’il était prêt à écouter les revendications des jeunes. D’après l’édition du dimanche 4 juillet du Times of Eswatini, Simelane serait “actuellement réfugié dans un endroit tenu secret à la frontière entre l’Eswatini et l’Afrique du Sud après avoir appris que sa vie était en danger”. Thulani Maseko, son avocat, a confirmé le 29 juin que ses clients – Simelane et un autre membre du Parlement prodémocratie, Bacede Mabuza – risquaient d’être interpellés.
Quand on lui a demandé de reconnaître que les forces de sécurité avaient tué des civils, Dlamini a répondu : “Je dis que des mercenaires étrangers ont envahi le royaume, recrutés par ces gens [ceux qui appellent à des réformes démocratiques] qui ourdissent ces plans.” Et de poursuivre :
“[Ils] commettent les agressions les plus odieuses, ils dressent des barrages, ils portent des uniformes de la police et de l’armée, ils infiltrent les citoyens et ils envoient des vidéos où ils se montrent en train d’attaquer des citoyens innocents. L’ordre de tirer pour tuer n’est pas venu du roi, si même il a existé.”
Quoi qu’il en soit, c’est un agent de la sécurité gouvernementale que des témoins ont vu abattre Msimisi “S’dzwiri” Mkhwanazi, 24 ans, à bout portant à un barrage que ce dernier et d’autres avaient établi à Ngwenya alors que les manifestations se poursuivaient. Un ami de Mkhwanazi, âgé de 32 ans, qui était présent, assure que les forces de sécurité sont descendues de deux voitures à Oshoek et ont tiré des coups de semonce. Puis un des agents a visé Mkhwanazi et lui a tiré une balle dans la tête. “Après l’avoir abattu, ils l’ont laissé là par terre, comme un chien”, raconte-t-il.
Tiberius Mkhwanazi, un habitant de Kwaluseni de 33 ans, rapporte que des soldats lui ont tiré dans le pied au rond-point de Mahhala, à Matsapha. Il a reconnu un des hommes, qu’il connaissait.
Continuer la lutte pour la liberté
Madzabudzabu Kunene, 44 ans, est un ancien dirigeant de l’aile militaire du Pudemo, le Congrès de la jeunesse du Swaziland. Il se trouve aujourd’hui alité dans une des salles de l’hôpital du gouvernement de Mbabane. Le régime considère son organisation comme un mouvement terroriste. Il a contribué à organiser les manifestations à Extension 3, une zone qui fait face au site industriel de Mbabane, près de Msunduza. En 2003, Kunene avait joué un rôle clé dans la distribution des médicaments antirétroviraux dans le pays. Il affirme que des agents de la sécurité ont repéré la position de son portable, qu’ils l’ont identifié dans une foule de manifestants et qui lui ont alors tiré dans la jambe. Qui a été amputée depuis.
“J’ai grandi dans la lutte pour la liberté. Tout ce que j’ai perdu, c’est une jambe. Je peux continuer à me battre. Ça me motive pour poursuivre le combat, déclare Kunene. Je ne suis pas une victime, je suis un survivant. […] C’est le début de la lutte. Maintenant, il faut qu’on révise nos plans, et le pays doit devenir ingouvernable.”
Le lit voisin de Kunene est occupé par Veli Dlamini. S’il vient de Siphocosini, il réside à Ezulwini, où il travaille comme maçon. Le 29 juin, alors qu’il tentait d’échapper aux balles tirées par les forces de sécurité, il a heurté la glissière d’une route et s’est fracturé le genou. “J’ai vu ma jambe qui pendait, mon frère. Et le sang qui jaillissait”, se souvient-il. Sa jambe est en grande partie plâtrée, il se remet et espère pouvoir bientôt remarcher. Il se dit prêt à continuer le combat et réclame des armes. Il n’est pas le seul à le faire.
À Ngwenya, par exemple, un habitant qui a vu Msimisi Mkhwanazi quelques instants après qu’il a été abattu par les forces de sécurité explique que le pays est désormais en proie à une guerre civile et que seul le camp du roi a des armes. Un sentiment que beaucoup partagent. Il ajoute d’ailleurs qu’il vaudrait mieux que les gens de la rue soient armés eux aussi.
“Nous pouvons […] mourir en nous battant, comme ça nous pouvons au moins mourir dignement”, dit-il.”
Cebelihle Mbuyisa
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