Le temps de la scission est-il venu ? Alors que la traditionnelle marche des fiertés a lieu samedi à Paris, les critiques se font plus violentes contre l’Inter-LGBT, organisatrice de l’événement regroupant 60 associations.
Depuis 2015, on avait certes l’habitude de voir des contre-mouvements tels que la « pride de nuit », dénoncer une dépolitisation de la marche et une dépendance toujours plus grande vis-à-vis des institutions et des entreprises, mais le mouvement de contestation semble prendre encore plus d’ampleur.
Pour la première fois, en effet, une contre-marche « anticapitaliste et antiraciste » a été organisée dimanche 20 juin à Paris (voir le reportage d’« À l’air libre » à 34 min 20 s). « On est très contents, il y avait environ 30 000 personnes, c’est beaucoup de monde pour une marche des fiertés politiques qui avait pour but de repolitiser la pride qui historiquement découle des émeutes de Stonewall (en juin 1969) », se félicite Alicia Maria, coordinatrice du pôle LGBTQI+ de l’association Baam, l’une des 15 signataires de ce contre-défilé qui visait à « affirmer la visibilité des personnes queer et racisées » grâce notamment à des cortèges en non-mixité.
La date n’avait pas été choisie au hasard et correspondait à la journée mondiale des réfugié·e·s et autres personnes déracinées.
Les organisateurs voulaient dénoncer une organisation de l’Inter-LGBT « entièrement blanche », la présence de l’association LGBT+ Flag regroupant notamment des policiers et des chars commerciaux. « On ne veut plus défiler aux côtés d’Air France qui participe à l’expulsion des migrants », dénonce Alicia Maria, dont le discours est désormais sans concession vis-à-vis des organisateurs de la marche traditionnelle. « Je ne veux pas taper sur la pride mais puisqu’il n’est pas possible d’assurer la sécurité de tout le monde dans cet événement, puisqu’on doit supporter la présence de nos ennemis politiques, on a décidé de faire autrement », explique la coordinatrice du Baam.
Pour elle, il y a là un enjeu « d’empowerment et de visibilité » pour être ensemble entre personnes qui partagent un vécu similaire. « À la marche des fiertés, on est tous préoccupés par les LGBTIphobies, mais on n’aura pas les mêmes enjeux selon qu’on est une femme noire ou blanche. On n’a pas les mêmes vécus et donc pas les mêmes besoins », explique-t-elle. Et d’ajouter : « L’idée était de dire à l’Inter-LGBT : ce n’est pas à nous de vous rejoindre mais à vous de nous rejoindre. Vous ne nous laissez pas d’espace, on va donc créer le nôtre. »
Un espace sans l’association Flag, donc, car la présence des policiers LGBT+ a été particulièrement critiquée cette année dans un contexte marqué par de très nombreuses violences policières et parce qu’il est toujours difficile, pour certaines victimes, de porter plainte. « Mais que fait la police ? Elle crève les yeux. Et quand on porte plainte ? Elle ferme les yeux », scandait d’ailleurs la foule de la pride radicale dimanche dernier.
Côté inter-LGBT, on balaie ces critiques. « Flag est membre de l’inter-LGBT, elle est là à toutes les réunions et je trouve que l’attitude contre cette association manque vraiment de bienveillance », défend Matthieu Gatipon-Bachette, porte-parole de l’Inter-LGBT. « Ce n’est pas l’asso de la police, c’est l’asso des personnels de la police. Ils prennent parfois des positions courageuses et dire qu’ils sont les tortionnaires des travailleur·euse·s du sexe par exemple, ce n’est pas quelque chose de pertinent. » Pour le porte-parole, il faut impérativement « faire preuve de nuance » car les policiers seraient coincés entre « les ordres de leur hiérarchie » et « la politique du chiffre ».
Matthieu Gatipon-Bachette réfute aussi les nombreuses critiques contre les entreprises présentes sur des chars lors des marches et régulièrement accusées de faire du « pinkwashing », le fait d’utiliser la lutte contre les LGBTphobies comme levier marketing.
Les entreprises du type Air France ou Mastercard permettraient de financer le défilé. « Sur la présence des chars, je suis assez cash : les personnes concernées ont aussi à se prendre en main. Je peux donc envoyer un RIB pour qu’elles donnent de l’argent et qu’on se passe du financement de ces entreprises, car ce n’est pas gratuit une telle manifestation », lâche Matthieu Gatipon-Bachette, qui balaie aussi les accusations de racisme.
Une marche sans Flag ni chars
Malgré une réelle opposition entre la pride officieuse et l’officielle, l’année 2021 sous Covid pourrait bien limiter les divisions. Pour ne pas être taxé d’inconscience en montrant des images de manifestants dansant et oubliant les gestes barrières sur les fameux chars, les organisateurs ont décidé qu’il n’y en aurait tout simplement pas cette année. Ils ont aussi acté la suppression de l’habituel carré de tête des élus. « Ils pourront venir marcher mais pas en tête de la manifestation car on estime que le compte n’y est pas. On ne veut plus de cette politique du selfie », prévient l’Inter-LGBT.
L’appel de la marche, qui a pour slogan « Plus de droits, moins de bla-bla ! Trop de promesses, on régresse ! », est lui aussi plus offensif qu’à l’accoutumée. Il fustige pêle-mêle les neuf ans pour accoucher d’une PMA bâclée, la frilosité du gouvernement à agir sur les « thérapies de conversion » ou sur les mutilations des enfants intersexes, le manque d’action en faveur des jeunes personnes transgenres… « Cette liste non exhaustive montre malheureusement qu’en 2021, il est enfin temps de reprendre les rues pour réclamer une réelle politique de progrès social et antipatriarcal pour revendiquer l’accès à nos droits, et obtenir la reconnaissance de toutes les personnes LGBTQI+ ! », écrit l’Inter-LGBT.
Le parcours de la marche, qui partira pour la première fois de Pantin (93), et le contexte terroriste auront également pesé sur la décision de Flag de ne pas y participer. « Elle partira de Pantin, en Seine-Saint-Denis, pour rejoindre République, en passant par des quartiers où les policiers ne sont pas toujours les bienvenus », déclarait le président de l’association au journal Têtupour justifier l’absence d’un cortège aux couleurs de l’association.
Auprès de Mediapart, Johan Cavirot explique finalement que seules les menaces terroristes expliquent sa décision. « Il y a actuellement des menaces d’Al-Qaïda demandant à tuer des policiers français. Il y a un vrai risque de défiler avec la double casquette policier et LGBT, explique-t-il. Nous ne souhaitons pas imposer à nos collègues en service davantage de travail pour sécuriser notre cortège. »
D’après lui, l’absence de char contribue aussi au retrait de Flag. « La marche est aussi un moment de convivialité et doit permettre à nos adhérents de s’amuser. Une marche sans char et plus politique change la donne », pointe-t-il.
Il se pourrait donc bien que la marche des fiertés de samedi, avec ce contexte sanitaire et ses conséquences, soit plus radicale. Outre l’absence des chars, du carré d’élus et de Flag, l’Inter-LGBT a pour la première fois autorisé la présence en tête de cortège d’un « pôle des luttes » comprenant notamment les associations Acceptess T, Act Up Paris, FièrEs, le STRASS Île-de-France et le LGBTI du NPA …
« Ce pôle revendicatif mettra en avant le combat pour la PMA pour tou·te·s accessible et gratuite, l’abolition des lois criminalisant les travailleur·euse·s du sexe, la régularisation des sans-papiers, le refus du pinkwashing et de la présence policière dans nos marches, ainsi que toutes les luttes de la communauté LGBTI », détaille le NPA dans un communiqué.
Interrogé par Mediapart, l’ancien président d’Act Up Paris, Marc-Antoine Bartoli, se félicite qu’on retrouve l’essence même de la marche des fiertés : « On a eu les gages de pouvoir mener une marche plus radicale tout en gardant la dimension festive. On leur fait confiance. »
Si Act Up comprend l’organisation de la pride radicale, l’association tenait à ne pas (encore) bouder le défilé traditionnel. « On ne peut pas délaisser cette pride qui va amener plus de monde. Dans un contexte sanitaire difficile et à un an de l’élection présidentielle, on se doit d’être là et d’alerter », poursuit-il.
Mais ce pôle des luttes se veut prudent et espère que cette marche ne sera pas une parenthèse radicale favorisée par la situation sanitaire. « On n’est pas dupes non plus. On a fait comprendre à l’Inter-LGBT que ces changements, l’absence des chars par exemple, devraient être pérennisés, mais on n’en sait pas plus sur l’avenir », explique Marc-Antoine Bartoli.
De son côté, Matthieu Gatipon-Bachette reste confiant. « Qu’il y ait des réformistes et des révolutionnaires, c’est comme ça qu’on avance. Ils râlent et nous, on essaie de gratter des avancées. »
L’ancien président d’Act Up Paris n’exclut toutefois pas une scission. « On ne peut plus continuer comme ça à organiser des contre-pride car la marche officielle ne répond pas à nos attentes. C’est dans les têtes de beaucoup de personnes. Il faut refonder les choses, le Covid et cinq ans de Macron nous y obligent aussi, estime le militant. La marche traditionnelle ne parle plus qu’à une catégorie surtout gay et parisienne. Il y a besoin d’un renouveau plus politique : avec l’Inter-LGBT ou sans l’Inter-LGBT, ce sera la modalité à fixer. »
David Perrotin