Au lendemain du putsch militaire du 1er février, un immense mouvement de désobéissance civile a empêché la junte d’assurer son contrôle sur le pays. Elle a cependant pu redéployer son arsenal répressif pour tenter d’écraser la dissidence populaire. L’armée est intervenue dans l’ensemble du pays et non plus, seulement, contre des minorités ethniques de la périphérie. Face à cette répression meurtrière, de nouvelles formes d’autodéfense populaire se sont généralisées. La résistance s’inscrit dorénavant dans la longue durée et connaît d’importantes mutations. Un simple retour à la situation antérieure au putsch (une cohabitation entre gouvernement élu et militaires) était déjà impossible. Dorénavant, la question qui se pose est celle des alternatives : en ce domaine aussi, il n’y aura pas de retour au passé. Nous sommes véritablement entrés dans une nouvelle période [1]. Quelle Birmanie nouvelle peuvent annoncer les mobilisations présentes ?
En février dernier, la junte aurait pu être défaite si les sanctions internationales avaient été radicales et si la solidarité envers le Mouvement de désobéissance civile (MDC) avait été à la hauteur. Cela n’ayant pas été le cas, l’armée a eu le temps de reprendre l’initiative, engageant une guerre à outrance contre la population – une guerre d’autant plus meurtrière que la Chine et la Russie lui fournissent un armement lourd (aviation, tanks, artillerie) qu’elle ne possédait pas auparavant et que des firmes (y compris occidentales) lui vendent des dispositifs de surveillance électronique dernier cri.
En conséquence, la résistance populaire se poursuit dans des conditions extrêmement difficiles. Le mouvement de désobéissance civil est entré en clandestinité et des formes d’autodéfense se diffusent dans l’ensemble du pays et pas seulement dans des régions périphériques peuplées de minorités ethniques.
Les manifestations de rue traditionnelles sont devenues impossibles et les grévistes font face à des mesures de rétorsion sévères. Cependant, des formes de lutte « non violente » se poursuivent, y compris la grève (certes fort moins répandue qu’auparavant) et la résistance passive. La junte a d’ailleurs dû reconnaître du bout des lèvres que le « retour à la normale » n’était pas achevé [2]. En effet, le personnel qualifié en opération dans les banques ou l’administration reste insuffisant et les soignants continuent dans une large mesure à refuser travailler sous les ordres des militaires.
Malgré les risques, dans quelques centres urbains, comme la capitale de la région de Sagaing (Monywa), des manifestations éclair sont organisées pour que vive le symbole de la désobéissance civile [3]. L’année scolaire 2021-2022 a commencé le 1er juin, mais l’armée n’est pas arrivée à imposer dans les faits la réouverture des écoles (qui ont été fermées un an pour cause de Covid-19) [4]
La junte riposte à ces résistances multiples et diffuses par des évictions de logement de fonction, par l’intervention de groupes paramilitaires, par des assassinats ou des arrestations, ou encore par des condamnations pour collaboration avec le nouveau Gouvernement d’Unité nationale (GUN).
Le Gouvernement d’Unité nationale
La formation du Gouvernement d’Unité nationale (GUN, connu sous son sigle anglais du NUG) est en effet l’un des facteurs nouveaux de la situation. Plus qu’en exil, c’est un gouvernement clandestin dont les membres, semble-t-il, restent dans le pays. Il incarne la continuité du pouvoir civil légal. Il a toujours comme « conseillère spéciale » Aung San Suu Kyi, aujourd’hui en détention et en procès pour haute trahison, totalement isolée du monde. Le GUN s’émancipe néanmoins, pour le meilleur, de l’orientation traditionnelle de la Ligue nationale pour la démocratie (LND, dont Suu Kyi était la dirigeante) qui était marquée au sceau de l’ethnonationalisme bamar (nom de l’ethnie majoritaire en Birmanie).
La composition du Gouvernement d’Unité nationale est pluriethnique [5]. Le 3 juin 2021, le GUN a publié sa « Position politique sur les Rohingyas dans l’Etat de Rakhine » [6]. Il s’agit d’un document important à plus d’un titre. Il montre en effet à quel point la Birmanie de demain pourrait être « nouvelle ».
• Le GUN reconnaît la gravité des torts faits à la population musulmane Rohingya, victime de génocide dans l’Etat de Rakhine [Arakan], un sujet jusqu’alors tabou. Les partis-armées arakanais dominants [7] dans cet Etat côtier dénoncent violemment cette déclaration et pour cause : ils ont été complices du génocide et sont plus souvent du côté de la junte militaire birmane que de la résistance démocratique. Le Gouvernement d’Unité nationale s’engage à « [s]’efforcer de faire en sorte que les auteurs de ces actes répondent de leurs actes n’est pas seulement une façon de rendre justice, c’est aussi un moyen de dissuasion contre de futures atrocités. C’est pourquoi nous considérons qu’il s’agit d’une tâche prioritaire. La réparation et la justice seront garanties dans la future Constitution de l’Union fédérale démocratique. », quitte à en appeler à la Cour pénale internationale.
• Le GUN propose qu’un véritable fédéralisme soit instauré dans l’Union [8] « La souveraineté appartient aux Etats membres et aux peuples des Etats membres […]. Toute personne dans l’Union jouit pleinement des droits fondamentaux de l’Homme. Tous les groupes ethniques originaires de l’Union jouissent pleinement des droits individuels détenus par les personnes individuelles et des droits collectifs détenus par les groupes ethniques. Tous les citoyens qui prêtent allégeance à l’Union, quelle que soit leur origine ethnique, sont considérés comme jouissant pleinement des droits des citoyens. Le gouvernement d’union nationale ne tolérera aucune forme de discrimination. »
• Le GUN précise à cette occasion sa conception de la citoyenneté, qui devrait remplacer la loi de 1982, en vue de la rédaction d’une nouvelle Constitution : elle « doit fonder la citoyenneté sur la naissance au Myanmar ou la naissance n’importe où en tant qu’enfant de citoyens du Myanmar. » Cette définition, banale pour un Français, représente une véritable révolution en Birmanie.
La loi de 1982 distingue trois degrés de citoyenneté désignés par la couleur du papier d’identité correspondant [9]. La carte rose accorde la citoyenneté pleine et entière. Elle est attribuée d’office à toutes les personnes dont les ascendants résidaient dans le pays avant 1823 [10], ou nées de parents reconnus comme citoyens de plein droit. La carte bleue est réservée aux citoyens associés, à savoir qui étaient reconnus comme citoyens par la précédente loi sur la citoyenneté de 1948 (Union Citizenship Law). La carte verte correspond à la citoyenneté par naturalisation de personnes pouvant attester de leur présence sur le sol birman avant le 4 janvier 1948 et qui font leur première demande après 1982. L’attribution des cartes est sujette à des exceptions ou restrictions arbitraires, notifiées par le Conseil d’Etat, pour des motifs parfois étonnants. Ainsi, les personnes prétendant à la citoyenneté par naturalisation doivent « avoir bon caractère » (be of good character – art.44d).
Difficile de faire plus compliqué.
Une carte blanche a été distribuée dans les années 1990 aux résidant.es n’entrant dans aucune de ces catégories. Elle ne donne pas de droits.
Enfin, la reconnaissance de citoyenneté se fait par le biais de l’appartenance à l’un des 135 groupes ethniques officiellement reconnus. Elle est non seulement inégalitaire, mais en plus elle contribue à figer ces appartenances (ainsi que le rejet des populations décrétées « étrangères ») selon des divisions nées de l’ère coloniale entre Bamars dans les plaines, minorités de la périphérie, main-d’œuvre importée.
Il y a évidemment loin entre de tels engagements et leur mise en œuvre, mais ils confirment qu’il y a bien une rupture de génération et que des « possibles » envisagés hier par des milieux marginalisés, peu audibles, sont aujourd’hui largement débattus par toutes celles et tous ceux qui pensent à l’avenir, à l’après junte militaire. Cette rupture se manifeste aussi dans l’expansion de la résistance armée.
La résistance armée
L’opposition populaire au putsch militaire s’est manifestée dans l’ensemble du pays, mais la réponse des parlements, partis et armées constitués dans les Etats ethniques a été souvent, dans les faits, prudente et attentiste. Une constellation d’organisations est apparue dans nombre de ces Etats, certaines négociant avec la junte un cessez-le-feu, d’autres la combattant. Cet entre-deux (combat et négociation) est en quelque sorte de tradition depuis l’indépendance. Parmi les facteurs nouveaux en ce domaine, notons :
• Le rôle de la Chine. Elle a absolument besoin d’un accord avec la junte militaire pour protéger ses investissements (considérable dans les infrastructures) et ses entreprises (textiles notamment, qui ont été attaquées par la résistance dans des zones industrielles). Il lui faut garantir le développement de son « corridor birman » qui lui donne accès à l’océan Indien, à l’ouest du détroit de Malacca que les Etats-Unis peuvent verrouiller. C’est là, en particulier, que passent un oléoduc et un gazoduc d’importance à ses yeux stratégique. La zone frontalière est l’occasion de mille trafics, du bois de tek aux pierres précieuses, qui permettent en retour l’enrichissement de bon nombre de gradés de l’armée birmane. A la frontière nord, la Chine use de son influence très directe sur des mouvements ethniques pour qu’ils n’entrent pas en dissidence. C’est le cas de la très puissante Armée unie de l’Etat Wa (UWSA), la mieux dotée en armement et comprenant quelque 30.000 soldats réguliers.
• L’usage par l’armée birmane de son aviation et artillerie. Elle n’en était pas dotée lors des précédents grands conflits. Elle bombarde les villages, provoquant des déplacements massifs de population. C’est ainsi que la direction de la direction de la cinquième brigade de l’Union nationale karen (KNU), qui a joué un rôle en pointe dans la résistance au putsch, qui a accueilli et protégé les représentant.es du Comité de désobéissance civile (CDM), explique le fait qu’elle a signé un cessez-le-feu avec la junte : le coût humain devenait trop élevé. Elle affirme cependant que quand le Gouvernement d’Unité nationale lancera une offensive, elle y participera. Quoi qu’il en soit, l’Etat karen est l’un de ceux où de nombreux groupes armés dissidents sont apparus, qui continuent à combattre activement.
• La constitution de la Force de défense populaire (PDF, rattachée au GUN). Il avait été question de la formation d’une armée fédérale – projet trop ambitieux pour l’heure s’il devait inclure des armées des Etats ethniques de la périphérie. Le gouvernement d’unité nationale a alors créé la PDF, sous son autorité, qui opère dans l’ensemble du bassin de l’Irrawaddy.
Des transfuges de la police ou de l’armée et d’anciens gradés lui apportent leur savoir-faire.
• L’apparition spontanée de nombreux groupes locaux qui entrent en action avec des moyens de fortune. Ils ne sont pas sous le commandement de la PDF et du GUN, qu’ils considèrent (parfois, souvent ?) avec méfiance, comme une structure trop bureaucratique à leur goût. Ce sont eux qui ont fait exploser des bombes dans des écoles avant la rentrée des classes en matière d’avertissement – un mode d’action officiellement réprouvé par la PDF.
• Placer les soutiens de la junte en situation d’insécurité. Dans les régions de plaine, l’action armée prend souvent pour cible les informateurs au service de la junte qui renseignent les militaires, ou bien des administrateurs venu remplacer les autorités locales entrées en opposition – certains groupes menacent aussi les familles des soldats, ce qui fait débat, notamment avec le PDF.
• Les débuts d’une guérilla en plaine. Développement tout récent, de véritables opérations de guérilla sont signalées dans les régions de Sagaing et Mandalay. Selon des informations reçues par The Irrawaddy [11], un millier de membres de la résistance civile aurait mené, avec un armement de fortune, une série d’attaques coordonnées qui auraient coûté la vie à une trentaine de soldats. A Mandalay, trois militaires, dont un lieutenant-colonel, ont été tués quand ils ont pénétré dans un immeuble qui servait de base au PDF.
A l’avenir, la question de la coordination des résistances armées (et de l’amélioration de leur armement) va se poser. Ainsi, peut-être que la place des femmes dans le combat. Il a été proéminent dans tous les secteurs sociaux populaires dès les premières heures du soulèvement qui a suivi le putsch du 1er février (jeunesse lycéenne, personnel soignant, ouvrières du textile, fonctionnaires, éducatrices…). Il reste évident dans les actions de désobéissance civile clandestines. Je n’ai pour ma part aucune indication sur leur rôle sur le terrain militaire.
La solidarité dans la durée
A une résistance de longue durée doit répondre le développement dans la durée de la solidarité politique et financière. Trop peu d’organisations se sont immédiatement mobilisées, en France, dès le début février, pour la construire. Il faut pousser à l’élargissement des sanctions internationales contre le complexe militaro-économique birman. Il faut exiger la reconnaissance formelle du GUN comme la représentation légale du pays en lieu et place de la junte. Il faut assurer la coopération entre les diverses composantes de la solidarité.
L’association Europe solidaire sans frontières (ESSF) avait lancé un appel à la solidarité financière envers la résistance birmane. Elle a collecté et transféré 6080 €. Nous avons récemment reçu la confirmation que ces fonds ont bien été reçus et distribués via une zone frontalière pour l’aide d’urgence alimentaire et sanitaire à des populations réfugiées, pour la distribution d’indispensables moyens de communication, pour le renforcement des infrastructures organisationnelles du CDM-GUN et des liens avec la solidarité régionale…
Le moins que l’on puisse dire est que le gouvernement et la présidence française ne sont pas très loquaces concernant la situation en Birmanie. Ils sont pourtant particulièrement impliqués vu le rôle que joue Total dans cette crise, vu ses liens passés comme présent avec le régime.
Des employé.es de Total voudraient faire grève pour protester contre le soutien assuré par le géant pétrolier à l’ordre militaire, mais ils craignent le licenciement sec s’ils ne sont pas défendus par la « communauté internationale ». Emmanuel Macron se tait.
Pierre Rousset