Le lendemain de la présidentielle américaine [du 3 novembre 2020], alors que l’on continuait à dépouiller les bulletins dans plusieurs États disputés et que le président Donald Trump, encore en exercice, diffusait de dangereuses théories du complot sur les futurs résultats, beaucoup d’Éthiopiens vivants aux États-Unis se sont réveillés ce matin-là pour apprendre d’autres nouvelles politiques tout aussi inquiétantes, venues de chez eux, cette fois.
Le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, avait annoncé une offensive dans le Tigré,, la région la plus au nord de ce pays d’Afrique de l’Est. Les six mois qui se sont écoulés depuis ont exacerbé les tensions qui existaient bien avant le mandat d’Ahmed, dont beaucoup espéraient qu’il saurait les apaiser. Aujourd’hui, la situation politique en Éthiopie se développe avec des conséquences meurtrières pour les civils dans la Corne de l’Afrique, et avec des implications terribles pour les membres de la diaspora.
Partagé quelques minutes après qu’Internet et les services du téléphone avaient été coupés dans une grande partie du Tigré, le post d’Ahmed sur Facebook affirmait qu’il avait déployé les troupes fédérales dans la région aux premières heures du 4 novembre pour mettre fin aux agressions incessantes du Front de libération du peuple du Tigré (FLPT), parti politique insurrectionnel.
Il accusait le FLPT d’avoir en particulier attaqué un camp des forces de défense fédérales, mais aussi de forfaits plus vagues, comme d’avoir franchi la “ligne rouge finale” en dépit de la “politique de patience extrême” appliquée par son gouvernement. Le Premier ministre définissait l’intervention militaire comme une opération ciblée qui n’avait pour but que d’éliminer du pouvoir un petit groupe de dissidents. Et s’il s’en prenait sans détour au FLPT, le post original d’Ahmed évoquait la nécessité de panser les blessures de la nation et de la faire avancer dans un “esprit de calme”.
Des crimes de guerre
Or, dans les mois qui ont passé depuis que le Premier ministre a juré de “sauver le pays et la région” en en chassant le FLPT, un tableau plus trouble s’est dessiné. Les récits de témoins, les rapports d’organisations de défense des droits de l’homme et du gouvernement américain, ainsi que des images prises par satellite des zones de combat, tout cela décrit une campagne de violence beaucoup plus étendue – contre les civils tigréens, les hôpitaux, les écoles et les lieux de culte.
Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a condamné ce qu’il dépeint comme des “actes de purification ethnique”. Des accusations “totalement infondées et fallacieuses”, a démenti le ministère des Affaires étrangères éthiopien. Mais par la suite, Ahmed a reconnu que des “atrocités [avaient] été commises dans la région du Tigré” et que des troupes de l’Érythrée voisine avaient infligé des “dommages” à la population.
Lors d’un appel sur Signal depuis Addis-Abeba, la capitale éthiopienne, un Tigréen qui a préféré garder l’anonymat pour des raisons de sécurité m’a dit que les violences perpétrées par les milices des deux pays n’étaient pas limitées aux sites stratégiques. Elles ont touché une grande partie de la région, a-t-il expliqué, avant d’évoquer les usines, les maisons et les lieux de culte sacrés détruits qu’il a vus dans sa ville natale d’Aksoum.
“Quand on marche dans la rue, il faut enjamber tellement de cadavres. […] Même les animaux, on ne les tue pas comme ça.”
Le mirage de l’homme providentiel
Quand Ahmed a été nommé Premier ministre en 2018, Addis-Abeba a été saisi d’une véritable “abiymania”. Cette année-là, des autocollants arborant son nom ou son portrait ornaient presque tous les taxis dans les rues de la ville, on trouvait des tee-shirts “Abiy” de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Dans les mois qui ont suivi sa prise de fonction, ce jeune réformateur énergique a libéré des prisonniers politiques et des journalistes, levé l’état d’urgence imposé par le régime précédent et inventé le mot medemer”, “s’ajouter les uns aux autres”, pour décrire l’Éthiopie vers laquelle il prétendait vouloir guider ses compatriotes – une Éthiopie où tous les citoyens et les membres de la diaspora pourraient résoudre les problèmes en unissant leurs forces.
En août de la même année, j’avais écrit [un article] sur son déplacement aux États-Unis, y compris dans le Grand Washington, qui abrite la plus grande communauté éthiopienne en dehors de l’Éthiopie.
Aujourd’hui, si vous le décidez tous, si vous vous engagez tous en faveur de la guérison, alors, nous, en tant qu’Éthiopie, nous allons écrire une nouvelle histoire, avait-il lancé devant les milliers de personnes rassemblées dans le centre de conventions Walter E. Washington, dans la chaleur étouffante qui régnait ce jour-là. Si vous voulez faire la fierté de votre génération, alors, vous devez décider que les Oromos, les Amharas, les Welaytas, les Gouragués et les Siltes [les ethnies éthiopiennes] sont tous éthiopiens. […] C’est de communauté qu’ont besoin les Éthiopiens.
Après des décennies d’affrontements politiques, surtout entre les différentes provinces du pays, la nation n’attendait plus qu’un dirigeant tel que lui.
La diaspora avait réagi à ses projets pour le pays avec un optimisme débordant. Pour Eden Kassa, une Tigréenne qui vit dans les environs de Washington depuis l’adolescence, le souvenir en est encore vivace. “On était tous là à se dire : super, voilà quelque chose de nouveau !” On pensait qu’il serait le prochain Barack Obama d’Éthiopie. On s’est tous trompés, c’est sûr.”
Les Tigréens représentent à peu près 6 % des quelque 112 millions d’Éthiopiens, mais, depuis près de trente ans, les membres de cette ethnie exercent une influence démesurée dans bien des secteurs, y compris au sein du gouvernement fédéral. Le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE) était censé n’être qu’un gouvernement de transition quand il est arrivé au pouvoir, en 1991, après la chute du Derg, la dictature militaire sans merci qui avait jusqu’alors régné sur le pays.
Dans les années qui ont suivi, le FDRPE a pour l’essentiel été dirigé par des Tigréens. Meles Zenawi, qui a occupé le poste de Premier ministre jusqu’à sa mort, en 2012, a renforcé les pouvoirs du gouvernement central, en ayant parfois recours à la violence pour réprimer manifestants et journalistes. Haile Mariam Desalegn, son successeur, a officiellement lancé le “grand plan intégré pour Addis-Abeba”, qui prévoyait de saisir des terres oromos pour étendre les limites de la capitale, en déplaçant les populations locales. Le projet a provoqué des manifestations hostiles au gouvernement qui ont contribué à la démission de Desalegn, en 2018..
Quand Ahmed a remplacé Desalegn, il a fait appel avec ferveur à tous les Éthiopiens. Ahmed est oromo, et son arrivée sur le devant de la scène politique nationale a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire de son groupe ethnique, le plus grand du pays, longtemps marginalisé. Si bien qu’au moment de sa nomination, les Tigréens comme Kassa n’ont pas été les seuls à être enthousiasmés. La vision qu’elle avait d’un “Obama d’Éthiopie” est juste : pour beaucoup d’Éthiopiens, dans le pays et à l’étranger, Ahmed est devenu la figure de proue de cette mythique société multiethnique et pacifique.
Outre l’engouement qu’elle a suscité chez les Éthiopiens, la politique d’apparente réconciliation d’Ahmed a attiré l’attention ailleurs que dans le pays et dans la diaspora : en 2019, il a été récompensé du prix Nobel de la Paix pour avoir entrepris un rapprochement avec Isaias Afwerki, le président de l’Érythrée, avec laquelle l’Éthiopie avait depuis longtemps des relations hostiles. L’annexion de l’Érythrée par l’empereur Hailé Sélassié en 1962 a déclenché un conflit impitoyable qui a duré trente ans. L’inimitié entre Érythréens et Éthiopiens était telle qu’un accord paraissait inimaginable avant qu’Ahmed établisse des relations cordiales avec Afwerki, qui occupe la présidence depuis l’indépendance, en 1993.
“L’Éthiopie vaincra”
La présence de soldats érythréens à Aksoum, Mekelle, Adoua et d’autres villes du Tigré laisse penser que le prix Nobel d’Ahmed a un revers encore plus inquiétant que le fait qu’il ait déclaré la guerre à la région. Dans les deux diasporas, beaucoup se demandent désormais si la détente amorcée en 2018 par Ahmed et Afwerki n’aurait pas été en réalité une mise en scène, du moins en partie, afin de coordonner l’offensive de la fin 2020 contre leur ennemi commun, le FLPT – et, par extension, le reste du Tigré.
L’euphorie des premiers mois suscitée par l’arrivée d’Ahmed au pouvoir ne semble plus être aujourd’hui qu’un lointain souvenir. Le mois dernier, Berhane Kidanemariam, alors chef de mission adjoint à l’ambassade d’Éthiopie aux États-Unis, a annoncé qu’il démissionnait. “Il est paradoxal de voir un Premier ministre qui a pris ses fonctions en promettant l’unité exacerber délibérément la haine entre différents groupes, a-t-il écrit. En utilisant des milices amharas pour attaquer le Tigré, le gouvernement s’est efforcé d’attiser un peu plus l’animosité entre Amharas et Tigréens. En impliquant l’Érythrée dans cette guerre et en laissant son armée se livrer librement à des atrocités et des destructions au Tigré, le Premier ministre a sciemment cherché à accroître l’inimitié entre Tigréens et Érythréens ordinaires.”
L’offensive qui se poursuit au Tigré n’est que la dernière en date – et la plus médiatisée – des attaques qui ont lieu un peu partout dans le pays pour des motifs ethniques, et qui dissipent l’illusion d’une république unie. Quand de grandes manifestations ont éclaté l’an dernier au lendemain de l’assassinat du chanteur et militant oromo Hachalu Hundessa, des milliers de gens ont été arrêtés et des centaines tués, selon certaines sources. Et en novembre, quelques jours avant l’annonce du lancement de l’opération au Tigré, des informations ont fait état d’un massacre dans l’État d’Oromia, dont auraient été victimes des dizaines de membres du deuxième plus grand groupe ethnique du pays, les Amharas. En avril, l’Éthiopie a proclamé l’état d’urgence dans l’État d’Amhara, dans le sillage de violences ethniques dans le sud de la région, où vit une importante population oromo. Ailleurs dans le pays, des rebelles auraient exécuté des civils amharas.
Par son envergure et son intensité, l’offensive des forces éthiopiennes et de l’armée érythréenne au Tigré va bien au-delà de ce qui pourrait être un geste politique ayant pour objectif d’intimider un parti d’opposition. Le Premier ministre peut compter sur le soutien inébranlable de certains Éthiopiens, qui soit nient les atrocités qui ont lieu au Tigré, soit affirment que la région mérite ces violences à cause de la domination implacable exercée par le FLPT sur la politique du pays par le passé. Des internautes ont posté des messages avec des hashtags comme #EthiopiaPrevails [L’Éthiopie vaincra] et #TPLFIsTheCause [C’est la faute du FLPT].
Dans le huis-clos de la guerre
Quand ils parviennent à communiquer à l’extérieur, beaucoup de Tigréens disent se sentir abandonnés par leurs amis d’autres régions du pays. Gebrekirstos Gebreselassie, qui dirige un site qui suit le conflit depuis son domicile à Amsterdam, rapporte que bien des gens qu’il connaît depuis des années gardent le silence tandis que, comme d’autres Tigréens, il exprime ouvertement sa peine en ligne.
D’origine érythréenne, Eskinder Negash, président de l’USCRI, le Comité américain pour les réfugiés et les immigrants, craint que le conflit au Tigré n’ait des conséquences durables sur les gens ordinaires, quel que soit le sort du gouvernement ou le résultat des législatives éthiopiennes prévues le 21 juin prochain. “Je pense que le bain de sang se banalise. Nous sommes comme anesthésiés”, m’a dit Negash, qui a grandi en Éthiopie.
Pour beaucoup, il est difficile d’envisager comment surmonter les fractures profondes qui caractérisent la nation, et qui sont aujourd’hui encore plus difficiles à ignorer. Bien des affrontements intercommunautaires ont pour origine le désir tenace d’être reconnu : tout au long de l’histoire de l’Éthiopie, de nombreuses ethnies ont été victimes de catastrophes, tout en s’entendant dire que la douleur qu’elles ressentaient n’existait pas ou qu’elles l’avaient bien cherché. (Prenons par exemple le fait qu’une des premières choses qu’un visiteur voit en approchant du siège de l’Union africaine à Addis-Abeba, c’est une statue monumentale de Hailé Sélassié.) Tant que l’on ne reconnaîtra pas la violence qui a engendré l’Éthiopie moderne et les horreurs subies par l’Érythrée, il n’y aura sans doute pas non plus de réconciliation sincère pour les traumatismes nationaux plus récents. Comme me l’a dit Negash : “Je pense qu’il va falloir en passer par une remise en question identitaire et se demander ce que veut dire être éthiopien.”
Hannah Giorgis
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