Les manifestations au lendemain de la mort de George Floyd, un homme noir, non armé, tué par la police, se sont inspirées de celles qui les ont précédées – en réaction à la mort de Michael Brown, d’Eric Garner, de Tamir Rice, Sandra Bland et tant d’autres, beaucoup trop.
Cette prise de conscience, sur le plan mondial, est le résultat du travail réalisé pendant des décennies par des militants qui ont préparé l’opinion publique à s’emparer de la question de la race [au sens sociologique et non biologique du terme] et du racisme. L’une des raisons pour lesquelles leur message a mis si longtemps à se répandre est la façon qu’a généralement la presse de couvrir les manifestations.
J’étudie la représentation dans les médias, les communautés marginalisées et les mouvements sociaux. J’ai analysé la présentation, dans les informations, de la lutte pour les droits civiques des Noirs depuis la mort de Trayvon Martin en 2012, et l’ai comparée à la manière dont sont traités, entre autres, les manifestations pour et contre l’ancien président américain Donald Trump, les droits des femmes, le contrôle des armes et la protection de l’environnement.
Mes collègues et moi avons recours à des méthodes statistiques pour identifier les motifs linguistiques, la rhétorique et le sentiment dans les textes, ainsi que les codes humains pour des thèmes d’ensemble comme la “violence”, la “combativité” et la “justice sociale”, ou encore des indices contextuels comme l’utilisation du passif dans les titres, “des manifestants pacifiques gazés”, par exemple, qui omettent de signaler qui est l’auteur de l’acte.
Réparer les dégâts des discours
L’analyse linguistique permet de montrer quels récits sont présentés au public, qui les accepte. Les travaux de ce type – étudier quels groupes sont privilégiés aux dépens des autres – peuvent aider des entreprises, mais aussi les sciences, à réparer les dégâts commis par les discours de stigmatisation.
Ce sont les inquiétudes et les exigences des manifestants en faveur des droits civiques qui sont les moins susceptibles d’être présentées de façon substantielle. On accorde moins de place aux citations des manifestants ; davantage aux sources officielles. Si, dans le cadre de mes recherches, j’ai croisé de remarquables exemples de travail journalistique sur des sujets comme les droits civiques, les motivations des manifestants et les griefs des communautés, le récit dominant met l’accent sur les actes insignifiants, les troubles et les affrontements. Selon mes premières analyses, il semblerait que la situation se soit améliorée avec l’électrochoc qu’a été 2020, mais relativement peu.
En 2017, plus de la moitié des articles sur les manifestations à propos de l’immigration, de la santé et de la science présentaient les revendications des contestataires. Moins d’un quart des manifestations en faveur des droits civiques des Noirs bénéficiaient d’une couverture comparable.
Après la mort de Michael Brown, abattu par un policier en 2014 dans le Missouri, un tiers des articles mettait en avant les troubles et les violences.. Moins de 10 % décrivaient les appels à la réforme lancés par les manifestants, et encore, de façon superficielle. Notre échantillonnage a établi l’existence d’une nette cohérence entre le St. Louis Post-Dispatch et de grands quotidiens comme le New York Times, le Wall Street Journal, USA Today et le Washington Post. Ce schéma se retrouve dans les titres nationaux et locaux et dans la couverture audiovisuelle, tout comme dans le reste du monde.
La bonne organisation des mouvements, absente des médias
Les efforts accomplis par les activistes ici, à Minneapolis, où George Floyd est décédé, sont bien antérieurs et vont bien au-delà des événements de mai 2020, et ils sont souvent le fait de gens qui ont eux-mêmes subi des traumatismes et perdu des proches. Beaucoup ont déjà participé aux manifestations qui ont suivi la mort de dizaines de personnes noires, dont deux autres jeunes du Minnesota, Philando Castile et Jamar Clark.
Ce que j’ai appris sur le terrain, c’est tout ce dont les médias conventionnels ne parlent pas. J’ai appris à quel point nombre de mouvements de contestation empreints de civisme, enthousiasmants et réparateurs sont organisés – qu’il s’agisse de collectes de denrées alimentaires ou de commémorations publiques.
Notre analyse préliminaire de la couverture de l’[agence de presse] Associated Press et des chaînes d’information de mai à décembre 2020 montre une légère augmentation (12 % de la couverture) des mentions de violences policières pendant les manifestations, par rapport aux années précédentes. C’est à peu près le seul changement.
Des titres comme Les violences policières ne sont que le sommet de l’iceberg, ou encore Les législateurs profitent de l’élan de la contestation pour promouvoir des réformes raciales dans l’État ne représentent qu’un dixième des articles (69 sur 690). Les titres axés sur la violence des manifestants et les émeutes sont quatre fois plus courants.
Il y a eu des jours où quelques manifestants se sont laissés aller à la violence ou ont eu recours à des tactiques radicales, mais les manifestations sont restées pacifiques pendant des semaines entières. La description de ces dernières n’occupe que 4,9 % des articles. Les réflexions sur le lien entre le racisme et d’autres problèmes sont systématiquement sous-représentées dans la couverture médiatique – journaux, sites Internet et télévision – qui s’étale sur huit ans et que mon équipe a étudiée. Par exemple, on établit rarement un rapport entre le fait que la police tue des personnes noires et la violence par armes à feu. Les articles qui reviennent sur les violences policières contre les femmes noires et trans sont souvent réduits à la portion congrue.
Des rédactions au passé raciste
Avant 2020, mes recherches suscitaient généralement l’indifférence des journalistes. Mais quand, dans tout le pays, les rédactions ont commencé à regarder en face leur passé raciste, ils se sont montrés davantage disposés à s’engager dans des initiatives, des formations et des ateliers. Face à ce changement, une nouvelle analyse devient essentielle.
Mes collaborateurs et moi espérons développer des techniques d’apprentissage informatique plus contextualisées qui pourraient être capables de détecter les nuances du langage, comme les sous-entendus et les mots-clés politiques qui marginalisent plus particulièrement les communautés noires et les efforts des activistes. Cela nous permettrait de traiter plus rapidement l’information, peut-être en temps réel, et d’en tirer des conclusions plus générales. Nous espérons également étendre notre analyse à d’autres sources d’information, dont les nouvelles publications orientées vers l’antiracisme comme The Emancipator, ou les conversations sur les réseaux sociaux. Nous souhaitons comprendre les tensions entre les récits des médias traditionnels et ceux du “journalisme citoyen” des militants et des défenseurs des droits civiques.
Les journalistes peuvent critiquer des articles individuels, et ils le font, mais leurs rédactions manquent souvent des ressources nécessaires pour analyser leur travail en tant que corpus. Les chercheurs peuvent les aider à s’améliorer, et les placer devant leurs responsabilités.
Danielle Kilgo
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