Cristina González a passé beaucoup de temps à attendre, en 2018. Cette jeune femme de 29 ans était alors livreuse pour Glovo, la plateforme espagnole de livraison de repas, à Vitoria-Gasteiz, sa ville natale basque. Elle avait l’impression d’être tout le temps sur la brèche.
Si Glovo travaille avec des restaurants, les clients peuvent aussi commander auprès de supermarchés. À en croire Cristina González, “c’était le bordel intégral : il y a souvent des erreurs dans les commandes de supermarchés”. Si le magasin n’avait pas un article en stock et qu’elle le remplaçait par un équivalent, il arrivait qu’elle soit mal notée par le client. Si elle refusait la commande, elle craignait que son évaluation sur la plateforme ne s’en ressente. “C’était hyper stressant.”
Des clients plus compréhensifs
Cristina González est toujours livreuse, mais elle gagne 10 euros de l’heure après impôts et cotisations sociales, soit plus du double de sa précédente rémunération. Elle dit que les clients d’Eraman, la coopérative de livraison pour laquelle elle travaille aujourd’hui, sont plus compréhensifs en cas de petit problème, et que les tâches sont plus variées : elle ne fait pas que livrer, elle gère aussi la répartition des courses, il y a une meilleure communication, elle a le sentiment d’être plus autonome.
Elle se verrait bien travailler cinq à dix ans dans ce nouvel avatar de la gig economy [économie à la tâche] – bien plus longtemps qu’elle ne l’aurait fait chez Glovo.
“C’est un boulot mais c’est aussi bien plus que ça. Chez Eraman, on est un maillon d’une chaîne, on fait partie d’une équipe. Alors que chez Glovo, on n’est qu’un pion, on est au bas de l’échelle.”
À Berlin, Mattia Carraro a suivi un parcours analogue. Ce livreur de 33 ans a travaillé pour Deliveroo pendant deux ans avant d’entrer chez Khora, un collectif de livraison de repas, de 30 personnes, lancé en mars 2020. En Allemagne, la rémunération de ce type d’emploi est assez correcte – ceux qui travaillent pour les grandes plateformes sont des salariés bénéficiant d’une protection sociale, généralement payés à l’heure et non à la livraison, comme c’est le cas pour la plupart des livreurs au Royaume-Uni.
S’il était satisfait de sa paie, Mattia Carraro en avait en revanche assez de la précarité de ce travail, et aussi du manque de contact humain. Deliveroo a mis fin à ses activités en Allemagne en 2019, et quand Khora s’est créée, il a postulé.
Même s’il doit s’occuper de tâches administratives – une réunion hebdomadaire de deux heures où les décisions sont prises par consensus, plus une quinzaine d’heures par semaine, non payées, consacrées à de la gestion –, le jeune homme est heureux d’être membre d’une coopérative. “Je suis prêt à gagner moins d’argent, reconnaît-il, pourvu que je travaille dans un environnement où je me sens bien, où je sais que les problèmes vont être résolus et où nous sommes tous amis. C’est quelque chose qu’on ne va pas faire seulement une saison ou le temps de trouver mieux, mais plutôt un travail qu’on aime bien, qu’on va vraiment vouloir garder.”
Une gestion démocratique
Mattia Carraro ne fait pas seulement des livraisons à vélo : comme d’autres membres de la coopérative, il s’occupe aussi de la planification.
“Je promène mon chien, je prends mon petit-déjeuner à l’extérieur, puis à midi je commence à travailler, à traiter les courses, tout en fumant comme un pompier, en mangeant du yaourt et du pop-corn. Puis à 10 heures du soir j’ai fini ma journée et je mange correctement.”
Dans différents pays d’Europe, ces coopératives dirigées par leurs salariés s’enorgueillissent de leur gestion démocratique. Le cofondateur d’Eraman, Paul Iano, 28 ans, explique que cette entreprise de dix personnes prend les décisions par consensus. “Dans une coopérative, si vous devez voter sur une décision, je dirais que vous avez déjà un problème”, commente-t-il.
Quoi qu’il en soit, aucune de ces deux entreprises ne pourrait exister sans le logiciel sur lequel elle s’appuie. [La fédération de coopératives] CoopCycle a été fondée par Alexandre Segura, un programmeur marseillais. Au printemps 2016, il se rendait presque tous les soirs sur la place de la République à Paris pour participer au mouvement de contestation Nuit debout.
Alexandre Segura a contribué à la création d’un site web pour le mouvement. Il passait une bonne partie de son temps à discuter des effets néfastes de l’économie à la tâche, source d’exploitation, et du fait qu’elle devrait être gérée davantage par les utilisateurs eux-mêmes. “Cela m’a donné des idées”, assure-t-il. Ainsi, à quelque temps de là, quand son beau-frère et des milliers d’autres livreurs ont perdu leur emploi au sein de la start-up belge de livraison de repas Take Eat Easy [qui a fait faillite], il a décidé de lancer un projet d’entreprise sur son temps libre. “Il s’agissait d’un exercice intellectuel”, estime-t-il.
But du jeu : reproduire [par rétro-ingénierie] la technologie proposée par Deliveroo, Uber et autres grandes plateformes, afin d’émanciper les livreurs. Il en est résulté une appli de livraison qui propose un logiciel et de l’aide, mais oblige les utilisateurs à remplir deux conditions : la plateforme doit appartenir à ses salariés et tous les bénéfices doivent être redistribués aux travailleurs propriétaires.
Technologie et protection sociale
Ces derniers temps, il semble que le monde commence à donner raison à Alexandre Segura. La cour suprême espagnole a jugé en septembre que les livreurs de Glovo n’étaient pas des autoentrepreneurs, mais bel et bien des salariés ayant droit aux congés payés et aux congés maladie.
Le 11 mai, le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez a promulgué une loi entérinant cette décision de justice, donnant un délai de trois mois aux sociétés de livraison pour salarier leurs livreurs. La ministre du Travail Yolanda Díaz a déclaré que cette législation mettait l’Espagne “à l’avant-garde d’un changement technologique qui ne doit pas se faire au détriment du droit du travail”, ajoutant : “À l’avenir, il importe avant tout de concilier développement technologique et protection sociale.”
De par le monde, au moins 40 actions en justice ont été intentées contre des sociétés de la gig economy, notamment Uber et Deliveroo, pour protester contre les conditions de travail des livreurs à vélo et des chauffeurs.
Les coopératives estiment que leur modèle économique est plus avantageux pour les restaurateurs, aussi bien que pour les livreurs. Eraman, par exemple, facture aux restaurants entre 10 et 20 % du montant de la commande. Par comparaison, Deliveroo prend 32 %, Glovo touche en moyenne 35 %, et la commission de Just Eat et d’Uber Eats atteint 36,20 %.
Reste à savoir si des entreprises gérées par leur personnel pourront offrir une vraie solution de rechange face aux géants de la livraison à domicile. Pour Vera Trappmann, de l’université de Leeds, l’une des coautrices de Global Labour Unrest on Platforms : the Case of Food Delivery Workers [“Agitation sociale planétaire sur les plateformes : le cas des livreurs de repas”, un rapport publié fin 2020 par la Fondation Friedrich Ebert, associée au parti social-démocrate allemand], le modèle de la coopérative montre qu’un avenir différent est possible — “un avenir où il aurait d’autres moyens de partager les risques et les bénéfices”.
Les jeunes n’aiment pas travailler dans un environnement bureaucratique
Cela étant, un changement radical des conditions de travail pour tous les livreurs, sur le modèle de Coopcycle, lui paraît peu probable. Elle estime néanmoins que les coopératives associées à des plateformes numériques ont de beaux jours devant elles. “On sait que les jeunes, en particulier, n’aiment pas travailler dans les environnements bureaucratiques, fondés sur l’exploitation, qui sont ceux de nombreuses sociétés, et optent donc souvent pour le statut d’autoentrepreneur, souligne-t-elle.
“Ils ont davantage tendance à s’interroger sur la valeur du travail dans les grandes entreprises, et les coopératives pourraient de plus en plus leur convenir.”
CoopCycle compte maintenant 67 coopératives dans sept pays, dans sa “fédération”, et depuis l’Europe, l’association s’est étendue au Canada et à l’Australie. Elle est sur le point de conclure des accords avec des collectifs argentins et mexicains, même si l’éventuelle utilisation de motos fait débat : va-t-elle à l’encontre des valeurs écologistes de la fédération ?
Adrien Claude, un collègue d’Alexandre Segura, paraît à la fois enthousiaste face à l’avenir et quelque peu épuisé. “Nous essayons de changer le monde. Ce n’est pas facile, parce que nous sommes humains et qu’on ne vit pas dans un monde parfait. Rien ne sera sans doute jamais parfait, mais nous essayons d’améliorer les choses au jour le jour.”
Sophie Atkinson
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