En décidant de reprendre pleinement le contrôle du pays par un coup de force militaire le 1er février dernier, les généraux de Naypyidaw ne s’attendaient certainement pas à ce qui a suivi depuis quatre mois : une résistance populaire durable à ce dernier putsch, qui a pris notamment la forme d’un mouvement de désobéissance civile visant à les priver de capacité de gouverner. À ce refus net de les considérer comme ses représentants légitimes, la population a ajouté des manifestations d’abord massives, qui si elles se sont raréfiées devant l’ampleur de la répression – plus de 820 arrestations et près de 5500 arrestations depuis le début février [1], n’ont pas pour autant cessé. Des groupes armés parmi les plus importants de ceux que comptent les minorités ethniques du pays ont en outre pris part à la fronde, tandis qu’un nombre croissant de manifestants d’abord pacifiques choisissent désormais la voie de la lutte armée.
Des manifestants birmans contre le coup d’État militaire du 1er février brandissent des banderoles en soutien au gouvernement d’unité nationale (NUG). (Source : Menafn)
Que la Tatmadaw, nom officiel de l’armée birmane, n’ait rien anticipé n’est pas des plus surprenants. En 1990 déjà, année qui vit la première victoire électorale du parti d’Aung San Suu Kyi, la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND), les généraux avaient été pris de court. C’est que l’armée birmane vit dans un monde parallèle, fait d’entre-soi militaire et de défiance vis-à-vis tant de « l’étranger » intérieur – les nombreuses minorités nationales – qu’extérieur. Elle demeure certainement persuadée, aujourd’hui encore, d’être la seule institution à même de pouvoir réaliser l’unité du pays. Le désordre qu’elle crée, avec ses conséquences annoncées ou redoutées – un risque d’État failli et de guerre civile généralisée, 25 millions de personnes supplémentaires qui pourraient passer sous le seuil de pauvreté d’ici le début de l’année prochaine selon l’ONU – n’est certainement pas suffisant pour la faire douter : au contraire, la Tatmadaw, en réprimant par le sang, est certainement convaincue de préserver le pays du chaos par la maîtrise des éléments perturbateurs – ici, une population presque entière [2].
Aung San Suu Kyi hors-jeu
On oublie peut-être trop souvent combien les généraux birmans, très présents dans l’économie du pays, sont des prédateurs aussi bien que des idéologues [3]. La volonté d’Aung San Suu Kyi de s’attaquer à la corruption n’est sans doute pas étrangère à sa mise à l’écart. Les généraux s’estiment légitimes à gouverner : ils ne peuvent comprendre ni accepter les défaites électorales successives du parti qui représente leurs intérêts, le Parti de la solidarité et du développement de l’Union. La victoire de la LND aux élections législatives du 8 novembre 2020 a été à leurs yeux la défaite de trop.
Mais ce problème de légitimité – là encore, ils ne s’y attendaient sans doute pas – ne se pose désormais plus seulement dans le cadre national. Le Conseil d’administration de l’État (SAC), mis en place par les militaires et des civils complices, n’est aujourd’hui reconnu par aucun pays dans le monde ni aucune institution internationale. Pire pour eux, il se produit un conflit de légitimité : le Comité représentatif du Parlement (CRPH) mis en place par des élus ayant échappé aux arrestations s’est entendu avec diverses autres composantes de la population pour mettre sur pied un gouvernement d’unité nationale (NUG) qui revendique désormais d’être dans la circonstance actuelle la seule institution légitime pour parler au nom du pays.
Pour les généraux, il y a là une difficulté d’autant plus importante que le NUG, malgré ses imperfections – l’absence d’un représentant de la minorité musulmane rohingya parmi ses ministres [4] -, incarne en effet bien sa volonté affirmée d’unité nationale : les représentants des minorités du pays y sont présents en grand nombre et la question du fédéralisme, question-clé pour les minorités, est au nombre de ses préoccupations.
Le NUG bénéficiant d’un soutien populaire qui fait défaut au SAC, sa reconnaissance par la communauté internationale serait un revers important pour les généraux putschistes. Aussi certains soupçonnent-ils les généraux de s’être employés à opposer à la légitimité de celui-ci, constitué d’un nombre important de représentants de la LND, la légitimité de la LND elle-même, qui fut en effet le parti vainqueur des élections de novembre 2020. Si tel est le cas, la manœuvre, il faut l’admettre, est habile : en annonçant la dissolution de la LND puis en laissant Aung San Suu Kyi s’exprimer à ce sujet, les généraux savaient que leur prisonnière, qui ne sait presque rien de ce qui s’est passé depuis quatre mois, réagirait en réaffirmant la légitimité de son parti [5]. On peut cependant imaginer – ou espérer – qu’une Aung San Suu Kyi mieux informée aurait demandé à la communauté internationale de soutenir le NUG.
Il importe d’en tirer les conséquences : Aung San Suu Kyi – que le NUG a maintenu dans son organigramme comme la conseillère d’Etat qu’elle était au sein du dernier gouvernement à dominante LND – est aujourd’hui hors-jeu. Confrontée à de multiples accusations allant de la possession illégale de talkies-walkies à l’incitation aux troubles publics et à la violation d’une loi sur les secrets d’État dans le cadre d’un procès inique, elle est maintenue par ses geôliers dans l’ignorance de ce qui se passe. Pour eux, qui voyaient en sa popularité et en celle de la LND un danger pour leur règne, l’existence du NUG paraît désormais être un danger plus immédiat.
Il y a, en effet, de nombreuses raisons de le penser à l’heure où la Chine elle-même, sans lâcher les généraux birmans qu’elle a toujours protégés [6], s’intéresse à ce que disent les institutions nouvelles que sont le CRPH et le NUG. À l’intérieur du pays, le soutien dont elles bénéficient n’est certes pas complet : les organisations politiques et armées des minorités gardent pour certaines une méfiance envers des institutions mises sur pied par les représentants d’une LND qui a déçu leurs attentes lors de son passage au pouvoir [7]. Mais l’effort d’inclusivité réalisé par le NUG ne manque certainement pas d’inquiéter une Tatmadaw qui a toujours gagné aux divisions nationales et se voit ici opposer un adversaire intelligent et susceptible de rallier à son autorité de nouvelles composantes de la nation.
Pour un nouveau sentiment national
Il faut certes ici dire quelques mots de plus : réaliser l’unité nationale en Birmanie demeure un pari. Nous avons notamment le souvenir de discussions avec des représentants de groupes armés des minorités qui ne nous paraissaient pas très avancés dans leur réflexion sur un fédéralisme qu’ils n’avaient pourtant cessé de réclamer : quelle forme de fédéralisme exactement souhaitaient-ils promouvoir ? En outre, le fédéralisme ne sera peut-être pas la solution magique à tous les problèmes que connaît la Birmanie. Cette aspiration à un État décentralisé repose notamment sur l’attachement de chacun, en Birmanie, à ses obsessions identitaires : cet attachement est le fait d’une Tatmadaw paranoïaque voulant assurer la défense d’une domination birmane (au sens de l’ethnie [8]) et bouddhiste sur le pays mais aussi le fait de groupes politiques et militaires des minorités attachés à leur ethno-nationalisme [9]. Comme le résume parfaitement le journaliste Bruno Philip, en Birmanie « l’exigence d’une lutte pour les intérêts propres aux minorités l’a souvent emporté sur l’élaboration d’un récit national » [10].
L’anthropologue François Robinne estime ainsi qu’il vaudrait mieux que la Birmanie parvienne « à tourner le dos à l’idée même d’État-nations – avec un « s » à « nations » dans le cas birman. Il faut retirer à l’État son boulet nationaliste ! » [11] Un boulet nationaliste bien traduit par cette notion d’un pays constitué de 135 groupes ethniques, qui s’appuie sur un recensement effectué sans aucune scientificité. Dans notre essai Aung San Suu Kyi, l’armée et les Rohingyas, nous expliquions le paradoxe qu’il y avait à vouloir inclure le groupe rohingya, non inclus dans cette liste, parmi les 135 « races nationales » : « Tenter de prouver (à tort ou à raison) qu’ils étaient bien un groupe ethnique à l’instar des 135 soit-disant « races nationales » officiellement recensées en Birmanie, c’était obéir à l’injonction de se définir selon une logique de pureté raciale ou ethnique pour espérer trouver sa place dans le paysage national birman. C’était en somme participer de la logique d’appartenance qui les excluait. » [12] Nous rajoutions : « La Birmanie ne devrait-elle pas commencer à parler des échanges et mélanges entre populations plutôt que de continuer à fantasmer des identités closes soucieuses de se préserver comme telles ? » [13]
Si l’unité nationale en Birmanie passera par la prise en compte du désir de fédéralisme des minorités, il faut aussi souhaiter l’émergence d’un plus fort sentiment national. Or le putsch du 1er février, occasionnant l’unité presque complète du pays contre le règne militaire, favorise l’émergence d’un « nous » qui ne soit plus le « nous Karen », le « nous Kachin » ou le « nous Birmans (au sens de l’ethnie) ». Mais bien un « nous » commun à tous ceux que la Tatmadaw écrase. Le NUG en est une imparfaite mais réelle expression et doit, à ce titre, être encouragé : il y a là une occasion historique, que le monde extérieur doit saisir, pour que la Birmanie connaisse un avenir moins chaotique. Si la population, par manque notamment d’un soutien suffisant de la « communauté internationale », devait retomber sous cette domination militaire qu’elle refuse, alors sans doute cette fragile mais réelle unité du moment laisserait-elle la place à de nouvelles et anciennes divisions nourries par les frustrations.
Il faut donc, dans le contexte actuel de mise aux arrêts de l’essentiel de la LND, maintenir le refus de reconnaître le SAC, organe de la junte putschiste, au profit du NUG. Tant que la communauté internationale se refusera à avaliser le putsch du 1er février, les généraux de Naypyidaw conserveront un défaut de légitimité précieux pour une population qui ne veut plus du règne militaire.
Frédéric Debomy