Après un an d’autosuspension due à la pandémie de Covid-19, les manifestations du Hirak ont repris en Algérie, passant outre les mises en garde des autorités, qui interdisent toujours tout rassemblement, officiellement pour des raisons sanitaires. Né en février 2019 pour s’opposer à un cinquième mandat de l’ex-président Abdelaziz Bouteflika, le mouvement de protestation pacifique réclame désormais le départ du président Abdelmadjid Tebboune — élu en décembre 2019 —, une démocratisation réelle et la refonte des institutions. À Alger, chaque vendredi, d’importants cortèges convergent vers le centre-ville, malgré le bouclage de la capitale et l’usage de matraques et de gaz lacrymogènes par la police.
Vilipendé par les marcheurs, qui continuent de scander « Nous voulons un État civil, pas militaire », le pouvoir persiste à imposer son propre programme au nom de l’« Algérie nouvelle ». Le 12 juin prochain, les Algériens sont appelés aux urnes pour élire leurs députés, M. Tebboune ayant dissous l’Assemblée pour accréditer l’idée du changement et de la rupture avec son prédécesseur. Touché par le Covid-19 et soigné à plusieurs reprises en Allemagne, alors que ses compatriotes n’ont pas le droit de quitter le pays, le président a multiplié les gestes de conciliation à l’égard du Hirak, sans pour autant céder sur l’essentiel. S’il a accordé sa grâce à une soixantaine de prisonniers d’opinion, une centaine reste sous les verrous et des arrestations de manifestants ont lieu à chaque marche. Il n’est pas non plus question pour lui de céder aux exigences du Hirak en démissionnant ou en engageant une vraie transition démocratique ouverte à l’opposition. Une transition qui pourrait passer, comme l’exigent nombre de « hirakistes », par l’élection d’une Assemblée constituante, à l’image de ce qui s’est passé dans la Tunisie voisine en 2011.
Après plusieurs mois d’atermoiements et d’indécision, le pouvoir recourt aux vieilles recettes pour décrédibiliser et diviser le mouvement. La désinformation est de mise, ainsi lorsque la marche anniversaire du 19 février est présentée par la télévision publique comme un événement où « le peuple a célébré son unité avec son armée ». En rendant régulièrement hommage au « Hirak béni », ou au « Hirak authentique » [1], M. Tebboune cherche aussi à renforcer la thèse officielle selon laquelle le mouvement de protestation a été détourné de ses objectifs initiaux et viserait désormais à affaiblir l’Algérie dans un contexte régional tendu, qu’il s’agisse de la guerre au Sahel, de l’instabilité en Libye ou des tensions diplomatiques avec Rabat.
Instrumentalisation de la mémoire
Plus important encore : depuis l’automne dernier, les médias inféodés au régime et leurs relais sur les réseaux sociaux agitent le spectre de la menace islamiste pour effrayer l’opinion publique et la convaincre que le statu quo vaut mieux qu’une transition aventureuse. Ainsi les opérations de lutte contre les groupes armés qui continuent de sévir dans le nord du pays sont-elles bien plus médiatisées que par le passé, confortant l’idée d’une résurgence d’un phénomène qui avait mis l’Algérie à feu et à sang au cours de la « décennie noire » (1992-2002). En février, la télévision diffusait le témoignage d’un « terroriste repenti » qui aurait envisagé de s’en prendre aux marches.
Les islamistes sont aussi accusés d’infiltrer le Hirak pour en prendre le contrôle. Créé en 2007 à Londres, le mouvement islamoconservateur Rachad (« droiture » ou « raison ») est dans le collimateur des autorités. Comme trois autres opposants vivant à l’étranger, son fondateur, M. Mohamed Larbi Zitout, un ancien diplomate exilé au Royaume-Uni, fait l’objet d’un mandat d’arrêt pour « gestion et financement d’un groupe terroriste ». Le pouvoir accuse son mouvement, illégal en Algérie, de chercher à entraîner le Hirak dans la violence et d’œuvrer à la réhabilitation du Front islamique du salut (FIS), dissous en mars 1992.
Depuis deux ans, le Hirak réussit le tour de force d’être au-dessus des divisions partisanes. S’il est critiqué pour son incapacité à se doter d’une représentation unifiée capable de négocier avec le régime, son caractère horizontal permet la cohabitation dans les cortèges de toutes les sensibilités politiques. Exception faite de quelques épisodes tendus, islamistes et modernistes défilent encore ensemble, en criant les mêmes slogans. Mais cet œcuménisme recule, car les manœuvres du régime commencent à payer, aidées en cela par la visibilité croissante des sympathisants de Rachad et par l’omniprésence médiatique de M. Zitout. Ce dernier multiplie les critiques à l’encontre du régime, mais il hérisse nombre de démocrates, qui lui reprochent de ne pas condamner les violences des groupes armés pendant les années 1990.
Résultat : des hirakistes défilent désormais avec des pancartes hostiles au mouvement Rachad et, sur les réseaux sociaux, les internautes, pourtant unis par leur détestation du régime, s’écharpent à propos de l’islamisme. Des Algériens qui, par intérêt ou par peur, ne se sont jamais joints au Hirak trouvent dans la mise en cause de la formation islamiste la justification de leur attentisme. Conscientes du danger, les multiples initiatives politiques nées du Hirak, à l’image de Nida 22, qui défend l’idée d’un débat national « intra-Hirak et indépendant du pouvoir », appellent à l’unité [2]. Mais la focalisation sur la question islamiste semble indépassable. Le 22 mars, la « journée contre l’oubli des victimes du terrorisme » a donné lieu à un déferlement de témoignages dans la presse et sur les réseaux sociaux sous le mot-dièse « Mansinach » (« Nous n’avons pas oublié »). Des récits poignants de meurtres, de drames et de peurs qui pouvaient inviter à se défier de Rachad et de ceux qui appellent au dialogue avec les islamistes. Après avoir empêché les Algériens de réclamer justice pour les violences des années 1990 en leur imposant par le haut des lois d’amnistie et de concorde civile [3], le régime algérien est le bénéficiaire indirect de ce retour de mémoire.
Akram Belkaïd
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