En 2018, au lendemain de l’une de ses nombreuses visites à Pékin, le président philippin, Rodrigo Duterte, avait déclaré que la meilleure façon pour son pays de gérer ses relations avec la Chine était de “rester humble et modeste”, dans l’espoir de s’assurer la “miséricorde” des Chinois.
Il a tenu parole et a, depuis, systématiquement minimisé les litiges maritimes avec Pékin, à qui il a proposé la “copropriété” des précieuses ressources de la mer de Chine du Sud, et a menacé à plusieurs reprises de mettre fin à l’alliance militaire centenaire entre les Philippines et les États-Unis.
Mais au bout de cinq ans passés au pouvoir, le dirigeant philippin a bien du mal à démontrer que son humilité stratégique face à la Chine a donné des résultats. Pis encore, le face-à-face qui dure depuis plus d’un mois au sujet du récif Whitsun, qui a vu des centaines de bateaux de la milice chinoise encercler des terres revendiquées par Manille, montre que Pékin exploite sans scrupule la déférence de Duterte.
Washington, un allié peu fiable
Mais les derniers agissements de la Chine en mer de Chine du Sud auront de graves conséquences stratégiques. Non seulement cela conforte l’armée philippine dans ses efforts pour renforcer ses liens avec Washington, mais cela limitera en outre la capacité du successeur du président Duterte à satisfaire, comme lui, les intérêts de Pékin.
Durant les premières années de son mandat, Duterte a bénéficié d’un net soutien de l’opinion publique, non seulement pour mener sa controversée “guerre contre la drogue”, mais aussi pour le pragmatisme de sa politique vis-à-vis de la Chine. Si les États-Unis arrivent toujours en tête du classement des puissances étrangères dans le cœur des Philippins, il a su habilement jouer sur les inquiétudes récurrentes dans l’opinion quant à la fiabilité de Washington en tant qu’allié.
Après tout, le gouvernement Clinton avait effectivement abandonné son allié d’Asie du Sud-Est pendant la crise du récif Mischief, en 1995, quand la Chine s’était emparée de ce récif revendiqué par les Philippines. En 2012, le gouvernement Obama s’est révélé tout aussi peu fiable lors du face-à-face sino-philippin à propos du récif de Scarborough. Dans les deux cas, les États-Unis ont égoïstement invoqué leur “neutralité” dans ces litiges maritimes pour justifier leur refus d’épauler leur allié. À la grande colère de Manille, il a fallu attendre le gouvernement Trump pour que Washington entreprenne de clarifier les conditions d’applicabilité de son Traité de défense mutuelle avec les Philippines dans l’éventualité d’un conflit en mer de Chine du Sud.
Pékin fait monter les enchères
À cela s’ajoutent les avantages économiques offerts par la Chine. Elle a promis 24 milliards de dollars d’investissements [19,8 milliards d’euros] à l’occasion du premier voyage de Duterte à Pékin, en 2016. Pékin aurait également proposé de faciliter l’accès des pêcheurs philippins au récif de Scarborough, contrôlé de facto par les gardes-côtes chinois depuis 2012. Il n’est donc pas étonnant que sa volte-face en faveur de la Chine ait séduit ses compatriotes au début.
Mais la naïveté de la politique chinoise de Duterte n’a pas tardé à être brutalement démontrée. Pendant son mandat, Pékin a déployé des systèmes de missiles et des équipements militaires ultramodernes dans les Spratly, un chapelet d’îles et de récifs revendiqués non seulement par la Chine, mais aussi par la Malaisie, les Philippines, le Vietnam, Brunei et Taïwan. À la fin de 2018, l’amiral Philip Davidson, à la tête du Commandement indopacifique américain, a mis en garde contre la “Grande Muraille de missiles” de Pékin qui barrait la mer de Chine du Sud.
L’année suivante, la Chine a fait monter les enchères en déployant une armada de navires paramilitaires, qui appartenaient sans doute à la Milice navale armée [officieuse], pour encercler et envahir des îles revendiquées par Manille. Il est dès lors devenu de plus en plus évident que Pékin était en train d’entrer dans une nouvelle phase de sa stratégie en mer de Chine du Sud, où des flottilles paramilitaires agressives se verraient confier un rôle clé, celui d’intimider les rivaux éventuels.
Des projets chinois sans lendemain
À la mi-2019, Duterte a connu sa première grande crise internationale quand un bâtiment soupçonné d’appartenir à la milice chinoise a coulé un bateau de pêche philippin, manquant de peu de causer la mort de 22 personnes sur Reed Bank, une région riche en ressources énergétiques située dans la zone économique exclusive des Philippines, ainsi que dans la zone dite de “Ligne des neuf traits” des revendications chinoises.
Des manifestations de grande ampleur ont eu lieu dans tout le pays, mais Duterte, reprenant à son compte la position officielle de Pékin, a minimisé l’importance de l’incident, qu’il a décrit comme “un banal accident de navigation”. Dans le même temps, les promesses chinoises d’investissements de grande envergure dans les projets d’infrastructures, dont une voie ferrée jusqu’à son île natale de Mindanao, sont restées pour l’essentiel lettre morte. Duterte a maintenant entamé sa dernière année au pouvoir, et pas un seul des grandioses projets chinois ne s’est concrétisé.
Au début du mois d’avril, quand la nouvelle que plus de 200 navires chinois avaient envahi le récif Whitsun est tombée, les militaires philippins, exaspérés par la politique d’apaisement de Duterte vis-à-vis de Pékin, ont vivement réagi, envoyant bateaux et avions de combat dans la zone concernée. Le ministre de la Défense, Delfin Lorenzana, a dénoncé vertement le “mépris absolu” de Pékin pour le droit international et a accusé les navires de sa milice de “violer nos droits maritimes et d’empiéter sur notre souveraineté territoriale”.
Le récif, qui fait partie du groupe des Spratly, est revendiqué par les Philippines, la Chine et le Vietnam. Pékin a prétendu que la flottille ne se composait que de bateaux de pêche qui cherchaient à s’abriter du gros temps, ce que le ministre des Affaires étrangères philippin, Teodoro Locsin, a sèchement démenti, tout en prévenant qu’il comptait “lancer” des protestations diplomatiques jusqu’à ce que le dernier navire soit parti. Manille a également menacé, ce qui est tout autant sans précédent, d’expulser un diplomate chinois qui s’était publiquement pris de bec avec Lorenzana au sujet du récif Whitsun.
Au successeur de Duterte de trancher
Duterte a beau tenter une fois de plus de minimiser l’événement, ce face-à-face aura de plus graves conséquences à long terme sur les relations entre les Philippines et la Chine. Pour commencer, l’affaire insuffle une énergie nouvelle aux efforts du ministère de la Défense philippin, qui souhaite rétablir pleinement le Visiting Forces Agreement (VFA), un accord de défense stratégique qui facilite les manœuvres militaires conjointes à grande échelle avec les États-Unis.
Tout au long du dernier face-à-face maritime en date, le gouvernement Biden a appuyé Manille sans faiblir, en rappelant leurs obligations mutuelles dans le domaine de la défense et en déployant plusieurs bâtiments de combat dans les eaux voisines de la Chine. Tout porte à croire que les deux parties vont, à tout le moins, proroger l’accord pendant encore un an, jusqu’à l’arrivée au pouvoir d’un nouveau président philippin.
En effet, dans les prochains mois, la course à la succession de Duterte va démarrer. Selon les sondages les plus récents, ce serait sa fille, Sara Duterte, actuelle maire de Davao, qui serait en tête, mais avec tout juste un quart des intentions de vote. La campagne s’annonce rude, et une fois nommé, le successeur de Duterte n’aura sans doute d’autre choix que de prendre ses distances vis-à-vis de la politique chinoise de son prédécesseur, qui a échoué.
Car après tout, force est de reconnaître qu’après des années d’humilité stratégique ni Duterte ni ses alliés n’ont obtenu grand-chose.
Richard Javad Heydarian
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