Après le revirement des États-Unis sur la levée des brevets des vaccins, le tour de la France n’est pas encore venu. Le président de la République Emmanuel Macron a repoussé sa prise de position à la fin de l’année.
Il a joué la montre en demandant un rapport conjoint de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de celle de la santé (OMS) le 21 mai, à l’occasion du sommet sur la santé mondiale. Il l’attend pour octobre 2021, quand aura lieu le G20 à Rome.
Emmanuel Macron a déclaré : « Si ces conclusions impliquent de faire usage de mesures en matière de propriété intellectuelle, évidemment, je les soutiendrai. » Cela fait beaucoup de si. Il conditionne sa position à l’évaluation et à l’épuisement de toutes les autres solutions, dont certaines sont déjà possibles aujourd’hui mais manifestement insuffisantes pour augmenter les capacités de production dans le monde.
Il met surtout en avant les possibilités de coopération déjà existantes à travers des accords volontaires entre fabricants détenteurs des brevets et autres producteurs de vaccins. La Commission européenne insiste aussi sur la longueur des transferts de savoir-faire industriel pour justifier son scepticisme sur la solution de la levée des droits de propriété intellectuelle.
Cela permettrait pourtant de partager la recette jalousement gardée par les producteurs qui ont déposé un brevet pour se protéger de la concurrence. Ce qui les place en position de force pour en négocier les prix.
À terme, la levée de ces brevets permettrait pourtant de multiplier les producteurs grâce aux fabricants de copies de vaccins qui les reproduiraient à l’identique, que les inventeurs des sérums l’aient choisi ou non, et ainsi, d’accélérer considérablement l’immunisation de l’ensemble de la planète.
Dans le sillage d’Emmanuel Macron, le 21 mai, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a aussi insisté sur les outils déjà existants, comme la licence d’office.
Cette solution très peu utilisée par les États, et jamais s’agissant des vaccins contre le Covid-19, permet de suspendre un brevet quand les conditions sanitaires l’exigent : l’initiative devrait venir de chaque pays, alors qu’une levée globale des droits de propriété intellectuelle simplifierait le processus.
Mais l’Europe n’a jamais été réceptive à cette dernière solution. Elle devait quand même réagir après les déclarations du président américain, Joe Biden, qui s’y est dit favorable le 5 mai. La Commission européenne a confirmé son choix de l’attentisme le 21 mai.
La toute première réaction du président français avait été de tenter d’inverser les rôles, en déclarant : « Il ne faut jamais oublier que nous, les Européens, nous nous battons pour que le vaccin soit un bien public mondial depuis maintenant un an et je suis heureux qu’on nous suive. » Sauf que sa formule était restée incantatoire, la France n’ayant pas soutenu la proposition de levée des brevets sur les produits de santé nécessaires pour vaincre la pandémie présentée dès octobre 2020 à l’OMC.
Sa pirouette ? Faire croire que donner des doses de vaccins suffit à en faire un « bien public mondial ». Or le nœud du problème est bien le manque de capacité de production et l’accaparement des premières doses par les pays les plus riches. Résultat : une vaccination à deux vitesses, qui laisse toute latitude aux variants préoccupants du Sars-CoV-2 de se développer.
Une levée des brevets permettrait d’augmenter considérablement la capacité de production à terme. Mais Emmanuel Macron a décidé de faire encore traîner le débat et de le repousser à après octobre 2021.
« À chaque fois que la propriété intellectuelle est un obstacle à la production, nous devons y apporter une réponse, comme nous avons su le faire jadis sur la production des trithérapies face au VIH », a affirmé Emmanuel Macron le 21 mai, pour ajouter encore un peu plus d’ambiguïté à sa posture et ne pas s’afficher en opposant frontal à cette suspension des brevets, face à la pression montante.
Sauf que le président français n’y croit pas. Deux jours après l’impulsion donnée par Joe Biden, il avait estimé que les problèmes d’accès aux vaccins dans le monde ne constituaient « pas vraiment un sujet de propriété intellectuelle ». En tout cas, la France n’est pas prête à se positionner clairement avant les prochaines réunions de l’OMC dédiées au sujet les 8 et 9 juin.
Pourtant, un tout premier signal positif sur le Vieux Continent a été enregistré le 19 mai en faveur d’un libre accès à la recette des vaccins contre le Covid-19. La gauche radicale avait tenu à ce que le Parlement européen se prononce en amont de ce prochain rendez-vous de l’OMC.
C’est pourquoi elle a glissé un amendement sur la dérogation aux règles de la propriété intellectuelle dans le secteur pharmaceutique, dans une résolution portant à la base sur le sida.
À la surprise générale, le Parlement européen a voté cette résolution, soutenue par les groupes des sociaux-démocrates (S&D), des Verts et de la gauche radicale (GUE/NGL), alors que la majorité des eurodéputés de droite (PPE) et libéraux (Renew) se sont prononcés contre.
C’est un simple appel à soutenir la levée des brevets. Elle demeure donc de l’ordre du symbole. Elle a été adoptée de justesse, à neuf voix près…, dont quatre décisives, de parlementaires français élus sous les couleurs de La République en marche (LREM), parmi lesquels Nathalie Loiseau, ancienne ministre des affaires européennes d’Emmanuel Macron.
« Une pandémie sans précédent exige une réponse sans précédent. Le débat sur une levée temporaire des brevets est légitime et j’y suis favorable », se justifie-t-elle. Néanmoins, elle rappelle, comme le président de la République, que « l’urgence immédiate est au don de doses, comme le fait l’Union européenne », à l’unisson avec les entreprises pharmaceutiques : les simples dons de doses ne remettent pas en cause leur position dominante sur le marché des vaccins contre le Covid-19 et, plus largement, l’ensemble des produits de santé.
L’UE a donné une enveloppe de près de 2,5 milliards d’euros pour financer le mécanisme Covax, piloté par l’OMS. Il vise à distribuer solidairement des doses à 92 pays aux plus faibles revenus. Mais les pays riches ont tendance à se servir en premier, dans ce contexte de guerre mondiale des doses de vaccin, vu comme porte de sortie à la pandémie.
Le dispositif a seulement permis d’offrir 69 millions de vaccins. Le 21 mai, Emmanuel Macron a annoncé que « dans le cadre d’une initiative européenne, la France s’engage à partager au moins 30 millions de doses de différents vaccins d’ici la fin de l’année », via le programme Covax, donc.
« Dire qu’il suffit de lever les brevets pour résoudre le problème est populiste. Les États-Unis et la Grande-Bretagne n’exportent pas de vaccins ni les matières premières nécessaires à les fabriquer. À l’inverse, l’Union européenne a exporté la moitié des doses produites sur son territoire, soit 200 millions sur 400 millions. L’urgence, c’est de mettre la pression sur tous les pays riches pour qu’ils partagent les doses », dénonce Chrysoula Zacharopoulou, eurodéputée LREM qui, elle, s’est abstenue le 19 mai.
L’OMS s’est positionnée en faveur de cette dérogation sur les droits de propriété intellectuelle sur les vaccins. Les ONG et militants de l’accès à tous aux médicaments qui soutiennent cette demande depuis le début de la pandémie et plus largement sur l’ensemble des produits de santé depuis des années, ont toujours peiné à se faire entendre.
C’est le moment où jamais pour convaincre les pays réticents membres de l’OMC de changer ces règles du commerce international qui régissent le secteur pharmaceutique. Plus de 100 pays sur les 164 États membres se sont déjà prononcés en faveur de cette levée temporaire des brevets… Mais un seul refus empêche la prise de décision, d’où l’importance de convaincre chaque nation.
« Chaque jour sans démarrer l’élargissement des capacités de production est un jour de perdu »
« Le Parlement européen, la seule instance démocratique européenne, a pris position officiellement en faveur de la levée des brevets. Il serait illégitime que la Commission européenne défende mordicus la non-levée des brevets et qu’elle soit la seule, avec des États comme l’Allemagne ou la France, à être les derniers défenseurs de l’industrie pharmaceutique », proclame Manon Aubry, eurodéputée affiliée à La France insoumise qui a soutenu la résolution, le 19 mai, alors que les 24 et 25 mai se tiendra un sommet des chefs d’État européens.
Initialement, la proposition à l’OMC a officiellement émané de l’Inde et de l’Afrique du Sud à l’automne 2020. Les dégâts causés depuis par l’émergence des variants et la situation apocalyptique rencontrée en Inde ont commencé à faire évoluer les positions. D’autant que l’Inde est paradoxalement le premier producteur de vaccins au monde.
« C’est un enjeu de moralité mais aussi d’efficacité. L’épidémie explose dans un pays comme l’Inde qui a par ailleurs des capacités de production. On se rend bien compte aujourd’hui que les capacités de production sont limitées et que le risque existe que le virus revienne comme un boomerang si on ne vaccine pas le monde entier. Nous prêchons dans le désert depuis un an, mais ça n’était pas un sujet. L’annonce de Joe Biden l’a mis à l’agenda politique », rappelle Manon Aubry.
Jusqu’en 2005, dix ans après son entrée au sein de l’OMC, l’Inde a bénéficié d’un statut intermédiaire lui permettant de s’affranchir de la politique classique de brevet qui régit le secteur pharmaceutique et crée des monopoles pendant 20 ans, avant l’arrivée des copies des médicaments de marque : les génériques ou les biosimilaires pour ce qui est des vaccins et autres médicaments biologiques.
« Les entreprises indiennes sont ainsi devenues expertes en copie de médicaments brevetés à bas coût. C’est ainsi que l’Inde s’est transformée en pharmacie du monde », explique Gopa Kumar, expert en propriété intellectuelle. Elle a la compétence pour reproduire les recettes des vaccins. Néanmoins, pour l’heure, légalement, elle peut uniquement le faire pour ceux dont les fabricants initiaux ont accepté un accord de licence volontaire.
L’Inde est ainsi en mesure de produire le vaccin d’AstraZeneca. Elle aide alors l’entreprise britannico-suédoise à augmenter sa capacité de production qui lui fait tant défaut. La levée de tous les brevets lui permettrait aussi, à terme, de produire des copies de vaccins Pfizer-BioNTech et Moderna, notamment.
La technologie utilisée, à ARN messager, s’avère la plus efficace pour lutter contre le Sars-CoV-2, et d’autant plus contre ses variants préoccupants. Néanmoins, elle est très novatrice. Une coopération des experts de Pfizer-BioNTech et de Moderna serait nécessaire pour transférer le savoir-faire. Le processus s’annoncerait long.
« Si on avait partagé les licences il y a quelques mois déjà, on aurait déjà avancé. Oui, cela prend du temps, mais vacciner le monde entier aussi, d’autant plus qu’il est probable que nous ayons besoin d’être vaccinés tous les ans contre le Covid-19 », réagit quant à elle Els Torreele, ancienne directrice de la campagne d’accès aux médicaments de Médecins sans frontières.
« Chaque jour sans démarrer l’élargissement des capacités de production est un jour de perdu. Le business model de l’industrie pharmaceutique, c’est de conserver le monopole et de faire des profits », assure-t-elle.
Le lobby pharmaceutique réussit à se faire entendre. « Les laboratoires se portent très bien, avec 30 % de marge sur son vaccin Covid-19, Pfizer-BioNTech profite de sa situation de monopole pour augmenter son prix dans les nouveaux contrats passés, notamment avec la Commission européenne », dénonce Manon Aubry.
Le Leem, lobby pharmaceutique français, contre-attaque en dénigrant la qualité des produits qui seraient copiés, malgré l’expérience pharmaceutique acquise dans des pays comme l’Inde ou le Brésil.
« La levée des brevets mettrait vraisemblablement en péril non seulement la disponibilité mais également la sécurité des vaccins administrés aux populations. Elle risque par exemple d’ouvrir la porte à l’entrée de vaccins contrefaits dans la chaîne d’approvisionnement mondiale. Le vaccin est un produit qui doit répondre à des standards de qualité particulièrement exigeants », réagit le Leem dans un communiqué le 6 mai.
Depuis l’annonce de Joe Biden, il multiplie les prises de position en mettant lui aussi en avant l’importance des dons de doses comme solution, en guise de contre-proposition. Il a même organisé une table ronde sur la gestion des risques pandémiques et l’accès aux produits de santé, le 20 mai.
À cette occasion, Philippe Lamoureux, son directeur général, a indiqué : « Quand on évoque la levée de brevets, on pense aux situations de monopole. En réalité, 300 candidats vaccins sont aujourd’hui en cours de développement. Nous avons beaucoup plus intérêt à encourager la recherche. Nous ne sommes pas à l’abri de voir émerger des variants et nous serons très contents d’avoir une diversité de vaccins pour faire face à ces nouveaux enjeux. »
Dans un communiqué, l’organisation professionnelle met en avant le fait que « le développement de ces vaccins, si rapidement, aurait été impossible sans un cadre juridique et réglementaire qui protège la propriété intellectuelle et stimule l’innovation. Si [la levée des brevets] venait à être approuvée par l’OMC, cette mesure rendrait donc en réalité encore plus difficile la lutte contre le coronavirus et ferait peser une grave menace sur la recherche sur les nouveaux variants et les pandémies futures. »
Or les recherches des principaux vaccins contre le Covid-19 ont été financées par de l’argent public, que cela soit Pfizer-BioNTech, Moderna ou AstraZeneca, comme le rappelle l’ONG MSF. « Les laboratoires ont déjà largement eu le temps de s’enrichir, que ce soit les actionnaires ou les patrons, personnellement », estime Manon Aubry.
« Au moins neuf personnes sont devenues milliardaires depuis le début de la pandémie », rapporte l’ONG Oxfam dans un communiqué le 20 mai, en se référant aux données de la People’s Vaccine Alliance. Celle-ci a analysé le classement 2021 de Forbes par le prisme de la production de richesses liées au vaccin.
En première place de ce classement des nouveaux riches de la pandémie, un Français, Stéphane Bancel, PDG de Moderna. En deuxième position, Ugur Sahin, fondateur de BioNTech, chacun avec une richesse de plus de 4 milliards de dollars.
« Les neuf milliardaires ont amassé une fortune nette de 19,3 milliards de dollars, somme qui permettrait de vacciner 1,3 fois l’ensemble des pays à faibles revenus. Dans le même temps, ces pays n’ont reçu que 0,2 % des vaccins produits dans le monde, notamment en raison de l’important déficit de doses disponibles », dénonce Oxfam en reprenant les données de Ourworldindata.
« C’est grâce à la triste loyauté de certains gouvernements envers les groupes pharmaceutiques que quelques personnes ont été autorisées à devenir milliardaires, grâce aux fonds publics mobilisés pour mettre fin à la pandémie », déplore Heidi Chow, directrice du plaidoyer pour l’ONG Global Justice Now. Depuis l’annonce fracassante de Joe Biden face à l’urgence de la situation, la pression civile monte d’un cran, mais l’exécutif français continue de jouer la montre.
Rozenn Le Saint