C’est l’annonce brutale par un député de la majorité de la ratification de cet accord, intervenant après une série de dix-huit autres du même type signés depuis 2008, qui déclenche le mouvement du mardi 18 mars. Les étudiants se rassemblent alors devant l’Assemblée législative. Après une première conférence de presse dans la matinée, puis une seconde dans la soirée, les étudiants investissent l’Assemblée vide — sans rencontrer une intense résistance policière. Ils barricadent les principaux accès, puis organisent la logistique et la communication avec l’extérieur. « Comme beaucoup, c’est par Internet que j’ai appris la nouvelle de cette manifestation. C’est insupportable de voir les principes démocratiques les plus élémentaires à ce point bafoués », s’indigne Hsu Ping-yu, étudiant de Keelung, une ville située au nord de Taipei.
Lire « A Taïwan, trêve diplomatique et fièvre commerciale », Le Monde diplomatique, février 2012.L’accord est d’une portée considérable. Il ouvre soixante-quatre nouveaux secteurs de l’activité économique aux investissements chinois, et permet aux ressortissants de l’autre coté du détroit d’obtenir, pour 15 000 euros, un visa renouvelable de trois ans pour s’installer à Taïwan. Il constitue la deuxième composante du marché commun des deux rives, ouvert le 1er janvier 2011 avec l’entrée en vigueur de l’accord-cadre de coopération économique (ECFA). Il touche des secteurs très sensibles tels que la communication, les médias, la culture, la restauration, l’hôtellerie. Des secteurs qui ont la particularité de recruter aussi bien dans les catégories très qualifiées de la population que dans celles qui ne disposent que d’un niveau élémentaire. Ce qui explique en partie le soutien populaire à ces étudiants issus des meilleures universités.
Un cheval de Troie de l’unification politique entre la Chine et Taïwan
« Trente minutes pour un mariage entre deux individus, trente secondes entre deux pays », résume Valjakas Zengrur, aborigène de Taïwan, arrivé du comté de Pingtung, au sud de l’île. Tel est bien l’enjeu spécifique de ce traité : permettre un rattachement de fait de Taïwan à la Chine en se passant du consentement populaire.
La précipitation et l’opacité des négociations sur ce traité est une stratégie. Il s’agit de prendre de vitesse une opinion publique qui, si les discussions s’éternisaient, pourrait trouver de solides arguments pour rejeter ce traité. De fait, depuis le premier jour de l’occupation, les universitaires qui se succèdent sur les différentes plateformes de discussion installées dans les rues entourant le site d’occupation révèlent bien des failles. Ce traité pourrait non seulement précariser les petites et moyennes entreprises, colonne vertébrale de l’économie taïwanaise, mais surtout la souveraineté du pays. Le contenu de cette « boîte noire » comme on l’appelle ici, dépasse donc largement les considérations commerciales.
Occupation et sit-in
L’esthétique bureaucratique des fauteuils rose délavé qui bloquent les issues exprime à elle seule le statut de chambre d’enregistrement qu’a fini par endosser l’Assemblée législative sous les deux mandats du président Ma Ying-Jeou. Le morne marron des boiseries, quant à lui, contraste avec le jaune fluorescent des pancartes griffonnées de slogans qui se sont accumulées au fil des heures sur les parois.
La non-violence a été depuis le début le mot d’ordre de l’action des étudiants. Conscients de leur devoir historique dans le processus de démocratisation de l’île, ils sont avides de débats et de réflexion. « Notre culture politique diffère considérablement de celle de nos aînés, dans la mesure où nous sommes nés après la levée de la loi martiale, donc nous n’avons pas peur du gouvernement. Mais nous avons vu à travers les archives la façon dont un gouvernement autoritaire écrasait toute résistance. Notre tour est venu d’assumer nos responsabilités », explique Lin Feng-ning, titulaire d’un master d’anthropologie du droit de Paris I. « Lorsque les représentants élus du peuple ne portent plus la voix de ceux qui les ont élus, poursuit-elle, ces derniers peuvent en toute légitimité s’engager dans une désobéissance civile, et reprendre le contrôle de ce pouvoir. »
L’occupation de l’Assemblée législative ? « Ca fait dix ans que j’attends ce jour », confie Frederick Chan, jeune travailleur manifestant de la première heure. Car l’occupation ouvre bel et bien une nouvelle ère des luttes sociales qui, pour être très actives, n’avaient pas directement atteint les lieux effectifs du pouvoir, gardés à distance lors des manifestations officielles par des périmètres de sécurité toujours plus larges.
Les rues qui quadrillent le bâtiment offrent jour et nuit, au cœur de la ville, un espace de discussion où peuvent se rendre les salariés après leur journée de travail. Cette occupation au long cours laisse également le temps à des manifestants de toute l’île de se rendre sur place. La solidarité populaire se manifeste par l’arrivée permanente de colis de nourriture ou de produits de première nécessité. Monsieur Huang, Taïwanais d’une soixantaine d’années expatrié au Brésil, profite même de son passage à Taipei pour déposer trente boîtes-repas. Une chercheuse de l’Academia Sinica se fait offrir la course depuis la gare de Taipei par son chauffeur de taxi apprenant qu’elle vient soutenir les manifestants.
Un pouvoir sourd aux aspirations de la jeunesse
Si les manifestants de la première heure, engagés depuis plusieurs années dans les luttes sociales et politiques, peuvent détailler les motifs de leur inquiétude, nombre de ceux qui sont réunis à l’extérieur viennent d’abord s’informer. Ces étudiants ne se laissent pas effrayer par la difficulté des questions posées, et ne demandent qu’à être convaincus par des arguments clairement exposés.
D’évidence, le pouvoir en place ne s’est pas préparé à cette exigence intellectuelle. Isolés des citoyens par un système qui leur assure le contrôle des institutions clefs, le premier ministre Jiang Yi-huah comme le président Ma ne semblent pas avoir pris la mesure du mouvement. La teinte paternaliste des propos liminaires de M. Jiang, qui s’est rendu sur les lieux de la manifestation le 21 mars, ne laisse guère d’illusions sur les intentions du gouvernement. Son intervention n’a pas duré dix minutes. Le temps de rejeter en bloc toute forme de négociation et de repartir sous les slogans revendicatifs, comme étourdi par une telle détermination de la foule assise. M. Ma adoptera pourtant la même attitude inflexible lors d’un simulacre de conférence de presse deux jours plus tard, redoublant l’impatience déjà palpable de la population.
Des médias aux ordres
Les étudiants ne sont pas surpris de la couverture sensationnaliste faite par la presse et les télévisions de leur mouvement. « Beaucoup de médias qui couvrent notre mouvement sont financés par des capitaux chinois, donc ils défendent cet accord qui est profitable à la Chine. Ils cherchent à nous discréditer. C’est aussi une des raisons pour lesquelles je combats cet accord qui inclut les secteurs de l’édition et de la communication, car il mettra fin à toute forme d’objectivité. En principe, les médias sont le quatrième pouvoir, mais à Taïwan c’est de moins en moins vrai, tant ils sont contrôlés par les actionnaires du KMT [Guomindang, parti au pouvoir] ou de la Chine populaire », explique Hsu Ting-rui, étudiant de Taichung. Mais la diversion et la désinformation finissent par être contreproductives. C’est flagrant pour les manifestants qui ont fait le déplacement jusqu’à l’Assemblée afin de constater les faits, mais également pour les jeunes déjà rompus à une pratique alternative de l’information. Du reste, l’hostilité de principe de quelques grands médias à ce mouvement de contestation a une histoire : les étudiants formaient déjà l’essentiel des manifestants contre la constitution des conglomérats médiatiques, à l’automne 2012. « Sur nous, l’effet des médias traditionnels est quasi nul », confie Lin Jun-hong, un instituteur de Hsinchu venu à Taipei pour la journée. La maîtrise des réseaux sociaux dans ce pays pionnier de l’informatique permet une large circulation de l’information. Ainsi une étudiante hongkongaise qui a fait le voyage pour participer au mouvement utilise-t-elle son smartphone avec jubilation pour diffuser les nouvelles sur les sites universitaires hongkongais, où sont démentis en temps réel les médias officiels chinois.
Maintenir la pression
Une partie des manifestants estime que l’occupation de l’Assemblée nationale n’est qu’une étape, et qu’il faut continuer d’exercer une pression sur le gouvernement en déclenchant une grève générale ou en étendant la lutte à d’autres espaces. C’est la décision prise par un groupe d’étudiants au soir de l’allocution du président Ma, dimanche 23 mars : la cour du Yuan exécutif, siège du premier ministre, est investie. Puis des étudiants se munissent d’une échelle et atteignent le deuxième étage, et de là redescendent ouvrir les portes à une cinquantaine de personnes qui se pressent dans le hall avant que la police ne bloque l’accès. A l’extérieur, des milliers de manifestants convergent vers le nouveau site d’occupation, tandis qu’un sit-in se met en place dans la cour. Les figures du principal parti d’opposition, le parti progressiste démocratique (DPP, indépendantiste) font leur apparition. La situation se tend considérablement avec l’arrivée massive de gardes mobiles et les premières scènes de répression.
Une violence policière assumée
Frapper d’abord, puis exhorter à faire attention à sa sécurité, telle est la méthode employée. Alors que la police était restée discrète autour de l’Assemblée législative, l’occupation du Yuan exécutif a tourné à la répression violente et à un déploiement policier de grande envergure. Si, devant les caméras des médias, les forces policières manifestent une certaine retenue, la violence se déchaîne dans les rues adjacentes. Frappés au visage, des étudiants sont acheminés en sang vers les hôpitaux du quartier. L’évacuation du hall du Yuan exécutif, occupé dans un grand calme toute la nuit par une cinquantaine d’étudiants assis à même le sol, est décidée à l’aube. Les médias sont d’abord priés de sortir, puis plusieurs vagues de gardes mobiles se déversent depuis le grand escalier et les portes latérales. Un à un, les manifestants sont traînés vers la sortie, recevant quelques coups de pieds des policiers au passage, tandis qu’à l’extérieur les lances à eau dispersent les manifestants réunis dans la cour. Des sit-in se reconstituent dans les rues voisines. A l’aube, le Yuan est sous contrôle des forces de police, qui commencent alors l’évacuation de l’avenue Zhongshan.
Scène observée parmi d’autres le lundi au petit jour, après le repli des étudiants vers l’Assemblée législative : une poignée d’étudiants s’avance en marchant sur le côté droit de l’avenue Zhongshan, déjà quasi vide, en direction du cordon serré de gardes mobiles qui bloquent l’accès au carrefour. Arrivé à son niveau, à la hauteur du Yuan de contrôle (sorte de cour des comptes), un des manifestants en train de fumer une cigarette est brutalement saisi, puis roué de coups de boucliers, côté tranche, par trois policiers. Les coups se poursuivent alors qu’il est déjà à terre. Il est évacué derrière le cordon policier, sans laisser aux personnes sur place la moindre chance d’entrer en contact avec lui pour s’assurer de son identité et de son état de santé.
Bilan catastrophique pour le gouvernement
Par la violence des agressions policières, le gouvernement perd sur tous les plans. En effet, comme l’explique Tsai Hsing-shui, étudiant en quatrième année de droit à l’université de Taïwan qui assure le lien avec les médias étrangers, « la décision d’occuper le Yuan exécutif ne faisait pas l’unanimité chez les étudiants mobilisés, mais la violence déployée pour évacuer les manifestants a convaincu tout le monde que le gouvernement n’hésiterait pas à utiliser la force pour faire taire nos revendications. »
Au lendemain de l’évacuation musclée, le premier ministre fait face à l’ire de sept cents de ses ex-étudiants en science politique de l’université de Taïwan. L’une d’entre eux a même ressorti un de ses anciens articles intitulé « Un dirigeant ne doit pas outrepasser son pouvoir ». Le ridicule frappe aussi lorsque le secrétaire général adjoint du Yuan exécutif, Hsiao Chia-chi, s’offusque auprès des médias de la disparition d’une boîte de gâteaux de son bureau pendant la nuit, alors que le décompte des blessés n’est toujours pas fixé avec certitude.
Le président Ma, par l’intermédiaire de son porte-parole, n’a d’autre choix que d’ouvrir la porte aux négociations avec les étudiants. Ces derniers exigent que les discussions se tiennent au grand jour, et non dans le secret du palais présidentiel. Les revendications restent les mêmes : le retrait du CSSTA, et le vote de lois renforçant les mécanismes de contrôle parlementaire dans tous les accords signés avec la Chine.
Vers une grève générale ?
C’est probablement ce que redoute le plus le gouvernement. Si des mouvements se multiplient déjà dans les universités, ils se font département par département, ou sur une base individuelle. Mais si Ma Ying-jeou ne donnait pas satisfaction, la grève pourrait se généraliser.
Dans la journée de lundi, alors que la foule se reconstitue, toujours plus nombreuse autour de l’Assemblée législative, un artisan plombier, autre métier de service, vient remettre en route le système de ventilation du bâtiment bloqué depuis le début de l’occupation. Un air frais irrigue désormais cette salle où les étudiants écrivent une page d’histoire de la démocratie Taïwanaise.
Jérôme Lanche
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