La mondialisation est achevée, et la pandémie illustre ce qu’on connaît bien depuis au moins dix siècles : les épidémies sont filles du commerce, et leurs cheminements suivent les routes tracées par les hommes, celles des conquêtes et celles des « échanges », inégaux comme chacun sait. Mais la population mondiale a crû depuis deux siècles pour passer d’un milliard à presque huit, et les échanges internationaux, les voyages et les migrations concernent une fraction très élevée des humains : par exemple, le nombre de passages par les dix premiers aéroports internationaux dépassait le milliard en 2018. Ce qui fait donc l’originalité de cette pandémie, par rapport à celle de la « grippe espagnole » un siècle plus tôt, c’est sa rapidité d’extension, un feu de brousse à l’échelle mondiale.
En Europe et aux Amériques, les premiers foyers (Toscane, Est de la France, Nouvelle-Angleterre) ont essaimé en fonction des mesures prises (ou non) de restriction des déplacements, et l’on sait ce que les politiques fondées sur le déni, en Angleterre, aux Etats-Unis, au Brésil, pour ne citer que les exemples les plus connus, ont eu pour conséquence : une hécatombe, assez bien dénombrée dans les deux premiers, largement sous-estimée au Brésil, comme sans doute en Russie, en Iran, et dans tous les pays où l’on ne craint pas d’obliger la presse à contredire la réalité pour protéger le régime.
Dans certains pays d’Asie, où la densité est très supérieure (Chine, Japon, Corée du Sud), ou encore en Islande, en Australie et en en Nouvelle-Zélande, on a appliqué une politique dite pour aller vite « Zéro COVID », fondée sur l’isolement strict des personnes infectées et le repérage rapide des cas contacts, et le bilan dressé est très clair : une mortalité proche de 0, des restrictions des libertés très inférieures – même en Chine où la dictature du PCC a utilisé tous les moyens de contrainte, y compris violente, pour juguler l’explosion initiale à Wuhan et dans le Hubei, les restrictions sont maintenant moins fortes que dans beaucoup de pays d’Europe ; et les économies capitalistes ont moins souffert dans ces pays…
Mais aujourd’hui, et ce depuis la fin de l’année 2020, une autre donnée que la géographie, les variations dans la contagiosité et les différentes formes de confinement est à prendre en considération : l’utilisation des vaccins.
Plusieurs dizaines d’équipes de recherche privée, publique ou mixte ont planché sur ce processus très complexe qu’est la création d’un objet microscopique capable de déclencher sans effet adverse majeur une réaction immunitaire chez la personne vaccinée, réaction protectrice lors de l’éventuelle contamination.
L’idée est de protéger la personne vaccinée, mais aussi, en cas de pandémie, d’empêcher de nouvelles contaminations en réduisant au maximum le nombre de personnes « infectables ». On sait évaluer par calcul ce qu’il faut atteindre comme proportion de personnes immunisées pour ralentir puis arrêter la transmission : entre 60 et 80 % de la population. Il est facile d’en déduire que pour arrêter la pandémie maintenant qu’elle est installée dans la plus grande partie de la planète, il faudra vacciner plusieurs milliards de personnes… D’où les petits signaux $ $ $ qui se sont allumés dans les yeux de nombreux dirigeants de firmes pharmaceutiques, façon Picsou, et les investissements qui ont permis la mobilisation de ces équipes : à 20 dollars la dose, combien peut rapporter la vaccination des 300 millions d’Américains de plus de 15 ans ? Réponse : 6 milliards… Ah non, deux fois plus, il faut deux doses pour être vacciné.
Et pour la planète entière ? Ici la question est plus complexe : quel Etat peut allonger 40 dollars pour chacun de ses ressortissants ? Réponse… Les pays riches et (relativement) peu peuplés. L’Inde et son milliard de personnes à vacciner ? Non. D’où une demande formulée très tôt (octobre 2020) par ce pays et par l’Afrique du Sud : il faut lever les brevets et produire en masse au plus faible coût. On se rappelle qu’aux débuts des traitements contre le VIH, face à la pénurie et aux prix exorbitants imposés par les industriels, les gouvernements de plusieurs pays (dont le Brésil – on était au temps du gouvernement du PT - et l’Inde) avaient alors décidé de produire et de distribuer gratuitement l’AZT. Cela signifie suspendre les règles de l’OMC qui protègent les brevets. C’est une possibilité prévue par les accords de cette organisation ; mais la réaction immédiate des pays riches – ceux-là même qui ont des laboratoires alors en passe de commercialiser les nouveaux vaccins – a été un « non » unanime.
Les appels face à cette réaction de défense des industriels par les gouvernements se sont multipliés dans le monde, et en France les appels se sont succédé : d’abord il y a eu des personnalités, prix Nobel et anciens chefs d’Etat en tête, puis des soignants et des chercheurs, et un regroupement assez nombreux d’organisations politiques et syndicales, d’associations et d’ONG, de militants et de personnalités… Cette convergence a fait tache d’huile en Europe et au-delà, et la notion de « bien commun de l’Humanité » est rentrée dans le langage politique, pour être reprise jusqu’au Vatican…
Pendant ce temps, la stratégie défensive de communication des pays riches a été qu’ils contribuaient au dispositif Covax, dont les objectifs, mettre gratuitement deux milliards de doses à la disposition de l’OMS pour distribution chez les pays pauvres, ne sont pas à la hauteur des besoins et surtout, qui se met en place avec une lenteur telle que des ONG comme Oxfam estiment que pas plus de 10 % des populations concernées seront vaccinées fin 2021… Car charité bien ordonnée, etc.
Six mois se sont donc passés sans avancée majeure sur la question, et l’épidémie flambe chaque mois dans un nouveau foyer. A ce jour le Brésil et l’Inde sont de nouveau les plus concernés par la mort de masse due au Covid, et à l’échelle de la planète on en est au moins à 3 millions de morts.
Aujourd’hui Biden donne son accord à une levée des brevets. La décision n’est probablement pas dictée par des considérations humanitaires, mais stratégiques : la population américaine aura atteint le seuil de protection collective dans quelques semaines, et le gouvernement américain sait que les laboratoires sur son sol ont depuis longtemps rentabilisé les investissements faits dans la production des vaccins anti-Covid, notamment du fait des subventions de l’Etat américain au début de l’année 2020. Aucun ne risque la ruine en étant contraint à renoncer à ses royalties : il y a fort à parier que d’autres brevets seront déposés pour d’autres vaccins (peut-être pour mieux répondre aux défis posés par les mutations à venir du virus). Et les USA se parent d’une générosité qui vient concurrencer celle, toute diplomatique, des Chinois qui distribuent gratuitement leur vaccin en Afrique dès qu’il a été disponible. Donc tout bénéfice en termes d’image à une décision qu’il aurait pu prendre dès son arrivée à la Maison Blanche. Six mois de perdus, c’est des centaines de milliers de mort en plus.
Mais c’est quand même une victoire de la pression internationale que cette bascule de Biden : elle rend plus intenable la position des Européens, et comme on pouvait s’y attendre les dirigeants européens vont s’aligner sur Biden. Macron y répugne : il aurait bien voulu tenir jusqu’à ce que Sanofi dispose de son propre vaccin. Mais il est difficile d’assumer le rôle du méchant égoïste dans le théâtre où il se rêve grand dirigeant planétaire. Car la pièce est loin d’être finie : même si la production des vaccins augmente dans les mois à venir, même s’il s’établit des circuits de production plus efficaces, il n’y aura que dans les pays riches que l’« immunité de groupe » sera atteinte à la fin de l’année, mettant à l’abri d’une nouvelle grande vague massivement mortelle. Le projet Covax doit fournir 2 milliards de doses de vaccins à 92 pays pauvres d’ici fin 2021 : soit de quoi immuniser 20 % de leur population. Mais la première livraison représentait… 1,2 millions de doses, et l’OMS a dû choisir où les répartir : moins de 20 pays en ont reçu.
Covax ne pourra donc être qu’une petite partie de la réponse. Il faut donc faire plus et plus vite, et obliger les laboratoires à orienter leurs capacités de production, partout dans le monde, vers la production de masse des doses nécessaires pour protéger toute l’Humanité en protégeant tous les humains. Il faut, pour éviter toute nouvelle vague à l’échelle mondiale, éteindre la pandémie avant que n’émerge un variant qui échappera aux défenses immunitaires créées par l’infection ou par la vaccination avec le virus dans sa forme initiale. Il y a donc une course de vitesse entre le phénomène naturel inévitable des mutations virales et la vaccination, car il faut se rappeler qu’un virus ne « vit » pas en dehors d’un « hôte » infecté, et qu’il ne peut muter s’il ne se réplique pas, autrement dit s’il n’infecte personne. On a éradiqué la variole en vaccinant toute l’Humanité.
C’est possible d’en faire de même avec le COVID-19, mais il faut « mettre le paquet », et cela signifie concrètement réquisitionner tous les labos utiles pour y parvenir au plus vite. La reconnaissance du vaccin comme « bien commun de l’Humanité » ne peut donc être qu’un premier pas. A nous de donner à la mobilisation un tour concret, en commençant par l’inventaire des sites potentiels de production, et en invitant tous les militants à se regrouper pour mettre la pression sur les entreprises concernées. Cela permettra aussi de discuter de ce qu’il faut mettre en œuvre collectivement pour lutter contre la contagion, puisqu’il est maintenant clair qu’ayant décrété une fois pour toute que Macron seul sait l’avenir et qu’à l’instar du Duce, il a toujours raison, le gouvernement ne nous mettra jamais à l’abri de la 4e vague qui se prépare aujourd’hui avec un déconfinement sans queue ni tête.
Vacciner en Inde, en Afrique, au Brésil… partout, tout le monde, c’est la seule façon de nous protéger de devoir continuer à « vivre avec le virus », en fait de continuer à en mourir. La solidarité est la condition de la sortie de la pandémie, ici comme dans le reste du monde.
Frank Prouhet