Editorial
La maladie, c’est le capitalisme !
Pierre Vanek
Nous affichons à la une [de notre périodique] « Travailler peut nuire gravement à votre santé », titre d’un ouvrage récent, que présente François Iselin dans nos colonnes [voir ci-dessou], en mettant l’accent sur le fait que les phénomènes décrits dans celui-ci dépassent le débat sur les mesures de prévention ou de sécurité au travail traditionnelles et qu’ils mettent en cause, sur le fond, un mode de production capitaliste de plus en plus mortel – littéralement – pour les travailleurs-euses. Au-delà de la pression au rendement toujours plus démente au profit des actionnaires, au nom des exigences de la compétitivité et des « marchés », il y a la dépossession toujours plus grande des travailleurs-euses de ce qui devrait être « leur » appareil de production. Au nom de la division du travail, de la flexibilité, de l’autorité des chefs toujours plus lointains, on crée des situations littéralement « invivables », rendues pires encore par le poids d’un travail dont les produits sont bien souvent frappés du sceau d’une inutilité sociale manifeste, polluants, dangereux…
En Suisse, les médecins constatent que les atteintes à la santé en lien avec le monde du travail ont augmenté ces dernières années. La peur du chômage, de la précarité, l’insécurité liée aux changements dans le monde du travail lui-même, ainsi que l’épuisement, le stress, la dépression, l’angoisse et les souffrances physiques découlant de la pression croissante de la hiérarchie et ses exigences de rendement occupent toujours plus de place dans les consultations des professionnels de la santé. Plus d’un tiers des salarié-e-s décrit une telle souffrance dans les enquêtes officielles. Ce durcissement dans le monde du travail et non les « abuseurs » que met en scène l’UDC, est l’une des principales causes de l’augmentation de demandes de prestations à l’Assurance Invalidité et un élément essentiel, que nous avons mis en avant dès le début de la campagne référendaire dans laquelle nous nous sommes engagés contre la 5e révision.
Nous étions – au départ – une poignée pour porter ce référendum. Aujourd’hui, le poids du front en faveur du NON se fait chaque jour plus fort… Le lobby patronal économiesuisse l’avoue dans son dernier papier sur la question, dans lequel il écrit : « La 5e révision est soutenue par une large coalition, formée par les partis bourgeois, l’administration, les offices AI et les experts. » Bel aveu d’isolement, pas une seule organisation de handicapé-e-s ne soutient la révision… Et, au contraire, chaque jour, des forces vives s’annoncent pour s’engager dans une campagne « par en bas » qui sera d’autant plus forte, du fait que c’est comme ça qu’est parti le référendum.
Rappelons au passage que le PSS, qui aujourd’hui prétend faire son examen de conscience après sa défaite aux élections zurichoise, qui écrit aujourd’hui qu’une « mobilisation efficace débute dans la rue » dans son service de presse, qui se targue d’être un bastion de la défense du social et entend à ce titre expliquer aux électeurs « tout l’intérêt qu’il y a à accorder leurs voix au PS » lors des prochaines élections fédérales… n’avait pas voulu lancer ce référendum.
Comme il a renoncé – en bloc – à s’engager dans le référendum tout aussi nécessaire contre la contre-réforme structurelle que représente marchandisation-privatisation de l’électricité. Référendum qu’« A Gauche toute ! » a défendu au Conseil national et qui aurait eu, si les forces pour le faire aboutir s’étaient trouvées, de très réelles chances de succès. Jusqu’au Comité directeur de ce PS genevois qui se veut « ancré à gauche », qui n’a pas hésité à cautionner post hoc le vote de ses élu-e-s en faveur de la LME-bis, en contradiction avec une résolution récente de son propre Congrès cantonal.
En l’état, ce référendum-là n’aura pas lieu. Nous n’avons en effet matériellement pas les forces d’en être moteur et de mener de front, notamment la campagne contre la 5e révision de l’AI et différents référendums cantonaux (LASI, Chômage à Genève, privatisation du SAN dans le canton de VD…) Nous n’en avons pas les forces, sauf à répéter l’expérience du référendum que nous avions lancé en 2005, sans réussir à le faire aboutir, mais en le portant à hauteur d’une trentaine de milliers de signatures, contre ce démantèlement du « droit de timbre » sur les transactions boursières, pourtant refusé lui aussi une première fois par le peuple... Là aussi, contrairement à ses engagements précédents, comme c’est le cas pour la LME-bis, le PSS avait refusé tout appui au référendum.
De notre côté, nos faiblesses doivent être analysées sans complaisances. Les réponses à celles-ci ne sont pas d’abord ou essentiellement sur le terrain électoral. Mais indéniablement, pour reprendre la formule du PSS, « l’intérêt qu’il y à accorder ses voix » aux listes « A Gauche toute ! » aux prochaines élections fédérales c’est de renforcer une gauche d’opposition, anticapitaliste, qui ne subordonne pas les batailles dans lesquelles elle s’engage à l’agenda de marketing d’un parti gouvernemental largement dominé par le social-libéralisme, et dont l’engagement vert va à la racine du mal, le processus de production capitaliste.
Monde du travail
Travailler peut nuire gravement à votre santé
A propos de l’ouvrage d’Annie Thébaud-Mony
François Iselin
Il y a dix ans nous lisions dans Souffrance en France : « Ce qui est nouveau c’est qu’un système qui produit et aggrave constamment souffrance, injustice et inégalités puisse faire admettre ces dernières pour bonnes et justes ». [1] Aujourd’hui le néolibéralisme réussit à banaliser la souffrance au travail en faisant disparaître le-la travailleur-euse derrière le-la vendeur-euse, sa production derrière la marchandise, sa détresse derrière l’assurance bien-être du consommateur.
Le dernier ouvrage d’Annie Thébaud-Mony [2] crève l’emballage trompeur des marchandises et nous plonge dans l’enfer de ceux qui les produisent. Enfer planétaire, car « dans toutes les régions du monde, au nom de la compétitivité, le travail tue, blesse et rend malade des milliers d’hommes et de femmes qui n’ont d’autre choix pour gagner leur vie que cet emploi dont ils savent qu’il peut gravement nuire à leur santé ».[3]
La description documentée par des dizaines de cas concrets d’atteintes à la santé rend son argumentation irréfutable. La réalité qu’elle décrit est celle qui nous est confisquée, rendue inaccessible, l’accès aux chantiers, usines, hôpitaux, appartements des ouvriers malades ou décédés nous étant interdit. Ces portes du « monde du travail » restent closes et trop d’intellectuels ou militants qui prétendent vouloir comprendre le monde pour le changer n’osent les forcer. Annie Thébaud-Mony, sociologue, directrice de recherches [4], fonde au contraire ses recherches sur les faits observés sur le terrain, confiés par les victimes dans le cadre d’enquêtes ou saisis lors des séances de tribunal.
Suicides nucléaires symptomatiques…
La rigueur de sa recherche des causes d’accidents, maladies professionnelles, désespérance au travail conduisant au stress, à la dépression et au désespoir allant jusqu’au suicide est confirmée par les faits. [5] Deux mois après la parution de son ouvrage, le quatrième suicide en deux ans d’un employé de la centrale nucléaire EDF de Chinon en témoigne. [6] La division du travail entre salarié-e-s permanents, responsables de la sécurité, et salarié-e-s de sous-traitants, chargés de la maintenance, prive ces travailleurs-euses de toute maîtrise de l’appareil de production et des moyens d’en prévenir les risques, ce qui les rendant incapables d’y faire face, les conduit à la dépression et au suicide. C’est qu’« ils commencent à douter de la sûreté des centrales », nous alerte Annie. [7]
Son livre aurait pu s’intituler « Désespérance en France » tant l’intégrité physique et psychique des travailleurs-euses a été dégradée en 10 ans sous prétexte d’assurer la « croissance », d’augmenter les « performances » des salarié-e-s, d’assurer la « compétitivité » des entreprises…
La graphie du titre Travailler peut nuire gravement à la santé, encadré comme une annonce nécrologique, parodie les mises en garde sur des paquets de tabac, illustre à dessein l’hypocrisie d’une prévention qui ne serait plus que de la seule responsabilité des victimes. Ceci dit, Eternit s’est bien gardé d’afficher « L’amiante provoque le cancer de la plèvre », Syngenta « Le Galecron provoque le cancer de la vessie » sur son usine…
Grâce à ce battage culpabilisateur, la SUVA à beau jeu de refuser d’indemniser les fumeurs-euses – y compris passifs ! – qui, malades ou décédés après avoir été empoisonnées au travail, ont le culot de réclamer l’indemnisation qui leur est due. [8] Et lorsque ces victimes, ou leurs proches, osent porter plainte contre leur employeur pour atteinte à leur intégrité physique, la Justice les renvoie à leur propre imprudence !9 Quant au patronat, pour bien inculquer qu’il n’est en rien responsable du délabrement de la santé de ses salarié-e-s décédé-e-s, il se permet de leur verser discrètement quelques aumônes pour faire taire les plus vindicatifs. C’est ce que l’on vient de voir en Suisse avec les dérisoires oboles de 1,25 million d’Eternit pour les cancers de l’amiante et l’aide financière « à titre gracieux » de Syngenta-Ciba pour les cancers de la vessie. Ainsi, Etat, Patronat et SUVA, peuvent dégager leur responsabilité dans la prévention et la réparation des victimes de travaux à risque imposés ou tolérés.
Quel sens au travail ?
Cet ouvrage questionne bien au-delà de la traditionnelle prévention professionnelle. A sa lecture on ne peut que constater que le mode de production en vigueur rend les moyens habituels de prévention dépassés. Cette « impasse cruelle du productivisme » évoquée par l’auteure suggère qu’il ne sera pas possible d’en sortir sans remettre en question la finalité de la production, le sens du travail et les conditions dans lesquelles il s’exerce.
Innombrables sont les produits du travail qui n’ont plus d’utilité sociale, autant pour qui les exécute que pour qui les consomme : ils ne servent qu’à produire des profits. Cette surproduction dérisoire de biens éphémères, irréparables, destructeurs de ressources et polluants offense les êtres humains contraints à les produire. Elle méprise leur désir de bien faire, de créer, d’être utiles socialement au bien-être et à l’épanouissement de leurs semblables.
Plus angoissant pour les travailleurs-euses, cette production n’est plus seulement qualifiée de superflue mais de plus en plus taxée par de larges couches de la population comme polluante, dangereuse, menaçante pour la survie de l’espèce humaine et de sa planète. Comment les travailleurs-euses peuvent-ils « garder le moral », « tenir le coup », « penser à leur santé », bref, « aimer leur travail » lorsqu’on s’épuise dans une centrale nucléaire, sur des cultures d’OGM, à conduire des poids lourds, à piloter des pétroliers, à mixer des biocides ou à fabriquer des armes,… sachant que de plus en plus de leurs semblables ne veulent plus de leur nucléaire, de leurs aliments transgéniques, de leurs émissions de gaz à effet de serre et des catastrophes industrielles, climatiques ou militaires.
Si les travailleurs-euses ne sont pas responsables des choix aberrants de leurs employeurs, ils-elles ont conscience qu’ils-elles en sont devenus victimes et refusent d’en être complices. Car si le travail choisi peut épanouir, le travail imposé peut tuer.
Ces questions que soulève Annie Thébaud-Mony méritent qu’on en débatte. C’est pourquoi nous l’avons invitée à nous les présenter lors de conférences, l’une à Genève le 30 mai prochain et deux à Lausanne, l’une à la salle des Vignerons, l’autre à l’INIL, le lendemain.
Notes
1. Christophe Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Seuil, Paris, jan. 1998, cit. p.174.
2. Travailler peut nuire gravement à votre santé, La découverte, Paris, fév. 2007, 300 p. Sous-titre « Sous-traitance des risques, mise en danger d’autrui, atteintes à la dignité, violences physiques et morales, cancers processionnels »
3. Ibid, p. 267
4. A l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale). Elle dirige le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers professionnels (GISCOP 93) à l’Université Paris-XIII, porte-parole de Ban-Asbestos, réseau national de lutte contre l’utilisation de l’amiante et militante active dans des luttes internationales dont la dernière a été d’empêcher que l’épave du Clémenceau contamine les ouvriers-ères d’Alang en Inde.
5. Pour la Suisse, voir la récente enquête d’UNIA La santé et la sécurité au travail : la parole aux ouvriers de la construction, UNIA, mars 2007
Annie Thébaud-Mony, L’industrie nucléaire, sous-traitance et servitude, INSERM, Paris, 2000.
6. « Le mal vivre à la centrale nucléaire », Le Monde 5.4.2007. V. aussi son interview « Le suicide apparaît comme un acte ultime de résistance », Libération. 15.3.2007.
7. Voir notamment le traitement que la SUVA réserve aux cancéreux d’Eternit.
8. Le procès des 4 blessés, dont un handicapé à vie, par l’effondrement d’une dalle en construction au CHUV à Lausanne, a abouti à un non-lieu alors que les ingénieurs responsables étaient désignés nommément par l’expert !