Dans La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, la célèbre essayiste Naomi Klein présente un récit saisissant de la manière dont les catastrophes ont été utilisées comme couverture pour faire passer le fondamentalisme du marché par des régimes autoritaires au Chili et en Argentine, entre autres. Le titre fait allusion à la pratique de la thérapie de choc psychiatrique utilisée au début du XXe siècle. Elle appelle cela le capitalisme du désastre, défini comme « des raids orchestrés sur la sphère publique à la suite d’événements catastrophiques, combinés au traitement des désastres comme des opportunités de marché prometteuses ». Par exemple, Naomi Klein parle de la façon dont le gouvernement des Etats-Unis a vu La Nouvelle-Orléans dévastée après l’ouragan Katrina [en 2005] comme une opportunité d’utiliser « les moments de traumatisme collectif pour s’engager dans une ingénierie sociale et économique radicale ». En bref, il existe plusieurs exemples de la manière dont les États profonds néolibéraux sont alimentés en exploitant une crise économique à un moment opportun pour mettre en gage les libertés civiles et les ressources naturelles [1].
Nous pourrions nous demander : quel est le contexte ? Il s’agit de comprendre le caractère changeant et glissant de la politique constitutionnelle dans l’Inde d’aujourd’hui. Et pour ce faire, nous devons prendre pour exemple des régimes illibéraux ou non démocratiques [2]. Dans ce contexte, plusieurs comparaisons polémiques ont été faites entre les tendances autocratiques du premier ministre indien Narendra Modi et celles d’Adolf Hitler. Cette comparaison a bénéficié d’une certaine permanence étant donné l’allégeance du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS-Organisation volontaire nationale), le parti mère du Bharatiya Janata Party (BJP-Parti indien du peuple), au parti national-socialiste allemand (nazi). Récemment, le théoricien politique Partha Chatterjee a proposé une étude brillante et particulière de la souveraineté populaire et de ses modèles concurrents en Europe et en Asie au cours des deux derniers siècles. Une partie de ce que le RSS apporte à la perspective nazie et pourquoi Modi représente un nouveau type de capitalisme en Inde est évidente dans cette étude. Cependant, la manière dont les préceptes violents de l’Hindutva [hindouité, définie comme un instrument politico-culturel-religieux face à des idéologies étrangères telles que l’islam ou le christianisme] du régime actuel du BJP sont mis en avant dans le cadre d’un dispositif néolibéral plus large reste une question ouverte, qui a pris un poids particulier à la lumière de la pandémie [3].
Nous présentons ici quelques parallèles et variantes de l’essai de Naomi Klein. Alors que l’affirmation de l’État profond de l’Hindutva était déjà en cours sous Modi, ce qui est frappant, c’est la façon dont la survenue de la pandémie a été utilisée pour la masquer par un passage en force des contre-réformes marchandes. La prise de décision monopolisée et la subversion des délibérations démocratiques ont en outre contribué à la fabrication d’un mécanisme répétitif accentuant le lien entre le gouvernement et les entreprises en vue de contracter le secteur public. C’est dans ce contexte que le discours de Modi sur la privatisation, au détriment des dépenses sociales, a de fortes résonances avec Augusto Pinochet du Chili et la junte militaire qui a dirigé l’Argentine dans les années 1970 et 1980. Cette comparaison, similaire à bien des égards, mettra en évidence certains des paramètres politiques cancéreux du régime actuel en Inde, qui vont à l’opposé du bon sens et des principes démocratiques.
Lors d’un coup d’État militaire au Chili le 11 septembre 1973, Pinochet a renversé le gouvernement socialiste de Salvador Allende, a assassiné le président dûment élu et a dirigé le Chili pendant les dix-sept années suivantes. Peu après l’insurrection de Pinochet, la toute nouvelle Direction nationale du renseignement (DINA), « chargée » de sauvegarder « l’intérêt national », a été impliquée dans des violations des droits de l’homme à grande échelle, notamment des meurtres, des détentions, des « disparitions » et des tortures de civils et de dissidents. Bien que la Direction nationale du renseignement ait été dissoute en 1977, le régime de Pinochet a continué à écraser les libertés civiles et à museler la dissidence. Le rapport de la Commission nationale chilienne pour la vérité et la réconciliation présente un compte rendu sobre de ces violations des droits de l’homme [4]. Ces dernières ont été complétées par les cures économiques de l’école de Chicago, école composée d’économistes partisans du « marché libre » et placés sous la direction de Milton Friedman.
Orlando Letelier, ambassadeur du Chili aux États-Unis et ministre des Affaires étrangères sous Allende, présente une critique cinglante du modèle de « marché libre », dont les conséquences ont été désastreuses. La dette extérieure exigible a augmenté de 20% en un an seulement, la production et la consommation alimentaires ont diminué, le chômage a augmenté et le bien-être général de la population a chuté de façon spectaculaire. Le Chili est donc un exemple frappant de ce qui se passe lorsque la dictature se marie au capitalisme de connivence [5].
Pinochet nous offre un point d’ancrage pour examiner l’Inde sous le BJP. Auscultons d’abord le front économique. Selon Oxfam Inde, les 10% les plus riches de la population indienne détiennent 77% de la richesse du pays [6]. L’inégalité croissante coïncide avec une baisse constante du ratio de l’impôt sur les sociétés par rapport au PIB, qui est passé de plus de 3% en 2010-2011 à un maigre 0,9% en novembre 2020 [7]. En revanche, en 2019, la consommation et le chômage étaient à leur plus mauvais niveau depuis quatre décennies [8]. Les premières données du cinquième cycle de l’enquête nationale sur la santé des familles suggèrent que les paramètres nutritionnels des femmes et des enfants se sont détériorés ou ont stagné entre 2014-15 et 2019-20 [9]. En outre, les taux de mortalité infantile ont augmenté dans certains États en 2017-18 [10]. Écrivant sur l’effondrement du développement humain au Chili sous le régime de Pinochet, Orlando Letelier note : « Les conditions inhumaines dans lesquelles vit un pourcentage élevé de la population chilienne se traduisent de la manière la plus spectaculaire par des augmentations substantielles de la malnutrition, de la mortalité infantile… Il s’agit, en somme, d’une lente famine. » [11]
L’Inde a toujours accordé peu d’attention à la santé publique. Le Covid a aggravé la situation
Il n’est donc pas étonnant que le pays ait vacillé lorsqu’il a été confronté à une pandémie de cette ampleur, qui s’est développée sur les fondations branlantes du bien-être national. L’anxiété et le mécontentement se sont encore aggravés lorsque Modi a décrété en mars 2020 un confinement unilatéral, plaçant l’importante main-d’œuvre informelle de l’Inde (environ 500 millions de personnes) et leurs familles dans une situation de vie ou de mort. Le spectacle de milliers de travailleurs migrants, impuissants et survivants, faisant des voyages épiques à travers le pays, fait désormais partie des archives misérables des calamités de la nation. Des millions de personnes ont souffert de la faim et ont dû se débrouiller pour survivre, et plus d’un millier de personnes sont mortes de faim, d’épuisement ou d’accidents [12].
Les mesures d’aide tant vantées par le gouvernement n’ont représenté que 3% du PIB, alors qu’il prétendait, à tort, en représenter 10% [13]. Pire encore, de l’aveu même du gouvernement, il n’existait aucune donnée sur les décès et la détresse des travailleurs provoqués par le confinement. Le choc de la fermeture en avril et mai 2020, sans mesures de protection sociale adéquates, s’est prolongé pendant une bonne partie des mois d’octobre et novembre [14]. Selon l’enquête Hunger Watch de la Right to Food Campaign, 27% des personnes interrogées étaient toujours sans revenu en octobre 2020 et seulement 3% avaient retrouvé leur niveau de revenu d’avant la fermeture [15]. Au 1er janvier 2021, la Food Corporation of India disposait de 21,4 millions de tonnes de riz et de blé, soit quatre fois plus que les normes de stock tampon [16]. Mais malgré les stocks de nourriture débordant dans les entrepôts du gouvernement, le système de distribution publique de nourriture n’a pas été généralisé. Au contraire, le gouvernement a prescrit la réduction des subventions alimentaires pour les pauvres [17]. La fermeture des écoles publiques a cloisonné les enfants selon les possibilités d’accès aux communications en ligne, creusant encore davantage les écarts socio-économiques existants. Alors que les pauvres ont été contraints de s’enfoncer davantage dans la faim et l’aliénation, le gouvernement semble célébrer l’inégalité comme une vertu, comme en témoigne son raisonnement statistique profondément fallacieux dans son Economic Survey [18]. Faisant allusion à l’austérité du gouvernement en période de crise humanitaire, Naomi Klein se réfère à la description faite par Business Week du Chili du milieu des années 1970 comme un « monde du Dr Folamour de dépression délibérément induite » [19].
Le budget annuel de l’Union [l’Inde est une république fédérale] pour 2021-22 était l’occasion de redresser le déséquilibre massif entre les pauvres et l’« élite ». Cependant, les allocations budgétaires pour les dépenses sociales et le secteur social n’ont cessé d’être réduites [20]. Il y a eu une diminution globale des dépenses publiques pour la santé, l’éducation, l’alimentation et la loi nationale de garantie de l’emploi rural – les piliers de la sécurité sociale en Inde. Plusieurs unités du secteur public ont également été arbitrairement privatisées.
Les lois répressives sanctionnées par l’hindouisme
Tout au long, le substrat de toute l’opération a été une réification de la majorité hindoue et une déification concomitante de Modi [dirigeant au profil de plus en plus religieux]. Ce programme n’a pas émergé en un jour. Après que le BJP a remporté les élections générales de 2019 avec une majorité écrasante, le gouvernement indien a modifié la loi sur la prévention des activités illégales, qui lui confère des pouvoirs étendus et discrétionnaires pour déclarer sans procès toute personne « terroriste ». De nombreux militants des droits de l’homme en désaccord avec le gouvernement ont été arrêtés depuis lors avec des accusations non fondées. L’amendement de la loi sur la prévention des activités illégales a été suivi de l’amendement de la loi sur le droit à l’information, facilitant la rétention d’informations par le gouvernement, réduisant ainsi davantage son engagement en matière de transparence et de responsabilité. Par la suite, du jour au lendemain, par un tour de passe-passe macabre, le gouvernement indien a inconstitutionnellement révoqué le statut spécial [de la province] du Jammu-et-Cachemire [en août 2019]. Il a ensuite adopté la loi xénophobe de modification de la citoyenneté, faisant peser sur les musulmans de l’Inde la plus grave menace pour leur vie et leurs moyens de subsistance depuis la partition de l’Inde en 1947. La loi modifiée sur la citoyenneté fait peser une grave menace sur les musulmans dépourvus de documents officiels, car ils risquent d’être rendus apatrides et contraints de séjourner dans des camps de détention [en décembre 2019, la Chambre haute et la Chambre basse ont adopté le Citizenship Amendent Bill qui régularise le statut des réfugiés hindous, sikhs, chrétiens, jains, bouddhistes, parsis arrivés avant 2014 et ayant fui l’Afghanistan, le Pakistan ou le Bangladesh « pour des raisons religieuses » ; seuls les musulmans sont exclus du dispositif]. L’expérience de sa mise en œuvre dans l’État indien d’Assam témoigne de cette horreur. Le traitement des civils et des dissidents par le régime de Pinochet sous l’effet de la privatisation mérite d’être comparée. Comme l’écrit Letelier :
« La violation des droits de l’homme, le système de brutalité institutionnalisée, le contrôle et la suppression drastiques de toute forme de dissidence significative sont discutés (et souvent condamnés) comme un phénomène qui n’est qu’indirectement lié, voire totalement étranger, aux politiques classiques de « libre marché » sans restriction qui ont été appliquées par la junte militaire. Cette incapacité à établir un lien a été particulièrement caractéristique des institutions financières privées et publiques, qui ont publiquement loué et soutenu les politiques économiques adoptées par le gouvernement Pinochet, tout en regrettant la « mauvaise image internationale » que la junte a acquise du fait de sa persistance « incompréhensible » à torturer, emprisonner et persécuter tous ses détracteurs… Ce concept particulièrement commode d’un système social dans lequel la « liberté économique » et la terreur politique coexistent sans se toucher, permet à ces porte-parole financiers de soutenir leur concept de « liberté » tout en exerçant leurs muscles verbaux pour défendre les droits de l’homme. » [21]
Cette situation reflète le régime de Modi à un degré étonnant. Comme le régime de Pinochet, le régime du BJP a centralisé son mécanisme d’arrestations et de détentions en invoquant l’Unlawful Activities Prevention Act [loi de prévention des activités illégales] et en utilisant la National Investigation Agency. Il existe toutefois une différence subtile entre les deux régimes. Contrairement à Pinochet, le régime BJP a décentralisé ses actes de vandalisme et de violence [donc dans certains Etats]. Par conséquent, on ne voit pas souvent une situation semblable à une guerre civile, mais plutôt des actes de violence éclatés, des émeutes locales, des lynchages fragmentés de musulmans, et une violence abjecte disparate contre les femmes et les Dalits [les dits « intouchables »].
Quand la pandémie infecte le régime « législatif »
Tout au long de la pandémie, les actes unilatéraux de populisme de Modi ont été présentés comme des exemples de prise de décision rapide et audacieuse. Il est apparu à plusieurs reprises à la télévision et, avec une théâtralité accentuée, a demandé au pays de se rassembler pour des inepties telles que frapper des assiettes et allumer des lampes, transformant ainsi une urgence de santé publique en une fête confessionnelle. Le gouvernement a même essayé de faire porter la responsabilité de cette calamité nationale à une petite congrégation dans une mosquée de Delhi. En outre, en dépit de la paralysie politique fondamentale, le gouvernement Modi a pris plusieurs initiatives au cours des premiers mois du confinement. Le PM CARES Fund [Prime Minister’s Citizen Assistance and Relief in Emergency Situations Fund] a été annoncé, en contradiction non seulement avec les fonds de secours déjà établis, mais aussi en le soustrayant à la loi sur le droit à l’information et à l’examen public. Deuxièmement, le gouvernement a lancé une application de surveillance controversée (Arogyasetu) au nom de l’inventaire des infectés, que les cyberexperts ont jugé invasive. Troisièmement, le gouvernement a signé un contrat de 63 millions de dollars pour l’achat d’armes de grande valeur aux États-Unis, tout en donnant le feu vert final à la rénovation à hauteur de 200 milliards de roupies [268 millions] du quartier du Parlement dans la capitale nationale [22].
Tout cela signifie qu’à l’autre extrémité d’une nation souffrante, le gouvernement a continué à travailler comme si de rien n’était. Mais d’autres affaires étaient déjà en préparation. Peu de temps après, le gouvernement a rédigé une pernicieuse Etude d’impact sur l’environnement 2020 [Environment Impact Assessment 2020] et a accordé des baux miniers et aéroportuaires à de grandes entreprises. Tout cela a été fait sans que le Parlement indien ait été convoqué une seule fois, et sans aucune délibération ou débat public. Une nouvelle politique d’éducation [New Education Policy] a également été lancée maladroitement.
Écrivant sur l’expérience latino-américaine du fondamentalisme du marché en désaccord avec les règles démocratiques, Naomi Klein note : « Toutes ces incarnations partagent un engagement envers la trinité politique – l’élimination de la sphère publique, la libération totale des entreprises et des dépenses sociales squelettiques. » [23]
En bref, l’autoritarisme, la chasse aux sorcières et l’utilisation de tous les rouages de l’État comme véhicule de propagande étaient déjà florissants en Inde. La crise provoquée par le Covid-19 a fourni l’occasion de bouleverser davantage les dispositions constitutionnelles et les principes fédéraux. Lorsque, après une interruption de cinq mois, le Parlement s’est réuni à nouveau le 14 septembre 2020, en l’espace d’une semaine, avec une hâte sans précédent et en passant outre les procédures, le gouvernement indien a adopté rapidement plusieurs législations litigieuses avec peu ou pas de consultations : les trois lois sur l’agriculture (qui sont devenues depuis une crise majeure en devenir) étant les plus flagrantes. En outre, il y avait la loi sur la réglementation des investissements étrangers et trois lois concernant les conditions de travail de la classe ouvrière. Dans le cas de la loi sur les investissements étrangers, les nouveaux amendements rendent pratiquement impossible pour les organisations à but non lucratif (ONG) de fonctionner sans suivre la « ligne officielle ». En conséquence, le chien de garde mondial vénéré, Amnesty International, s’est retiré de l’Inde [24]. En ce qui concerne le travail, vingt-neuf lois sur le travail ont été réduites à trois codes du travail controversés. Chacun de ces codes affaiblit la protection sociale de la classe ouvrière et élargit le réseau de la précarité déjà en expansion. Non seulement ces lois sont moralement douteuses et constitutionnellement contestables, mais les affirmations selon lesquelles les codes rendraient les marchés du travail plus flexibles et amélioreraient donc la prétendue facilité de faire des affaires, sont également trompeuses [25].
De plus, la classe ouvrière est inextricablement liée aux communautés historiquement privées de leurs droits, comme les Dalits, les musulmans et les Adivasis [Aborigènes de l’Inde], qui seront encore plus poussées vers les marges. De telles dilutions des lois du travail ressemblent étrangement aux décisions prises par Martinez de Hoz, un propriétaire terrien qui est devenu ministre des Finances dans l’Argentine militaire des années 1970. Faisant allusion à ses actions, Naomi Klein note que « le premier acte de De Hoz en tant que ministre de l’Economie a été d’interdire les grèves et de permettre aux employeurs de licencier à volonté les travailleurs ». Dans une publicité de trente et une pages parue dans Business Week, le gouvernement argentin de l’époque déclarait que « peu de gouvernements dans l’histoire ont été aussi encourageants pour l’investissement privé… Nous sommes dans une véritable révolution sociale, et nous cherchons des partenaires. Nous nous libérons de l’étatisme et nous croyons fermement au rôle primordial du secteur privé. » Comme l’indique le livre True Crimes de Michael McCaughan, dans l’année qui a suivi, les salaires ont baissé de 40% et le sous-emploi a explosé [26].
Quand le pouvoir judiciaire est soumis
C’est dans ces moments-là que le pouvoir judiciaire est censé contrôler les excès de l’État et défendre les libertés individuelles. Au contraire, la génuflexion du pouvoir judiciaire indien devant le gouvernement est devenue endémique, la Cour suprême n’ayant pas réussi à protéger la vie des pauvres et des affamés. En fait, en réponse à une pétition sur la compensation salariale pour les travailleurs migrants pendant un confinement, la Cour suprême a fait preuve d’une apathie olympienne lorsqu’elle a demandé : « Si on leur fournit de la nourriture, pourquoi ont-ils besoin d’argent pour les repas ? » Comme l’affirme Gautam Bhatia, si la Cour suprême a fait preuve d’une urgence inhabituelle en entendant la demande de libération sous caution d’un journaliste effrontément de droite, elle s’est montrée visiblement et résolument apathique dans d’autres affaires urgentes : incarcérations illégales au Cachemire, cautionnement électoral, incarcération illégale de militants sociaux, etc. [27] La plupart croupissent dans des prisons sans procès depuis deux ans.
Selon une analyse des lois archaïques sur la sédition (section 124A du Code pénal indien), « 65% des près de 11 000 personnes impliquées dans 816 affaires de sédition depuis 2010 ont été mises en cause après 2014, lorsque Modi a pris ses fonctions [28]. Le politologue Jan-Werner Müller qualifie ces actions des gouvernements populistes de légalisme discriminatoire, ce qui, dit simplement, revient à : « pour mes amis, tout ; pour mes ennemis, la loi ».
En conclusion, l’absence d’une force d’opposition puissante, la mendicité des grands médias et les faveurs à peine voilées du pouvoir judiciaire à l’égard du gouvernement ont favorisé l’usurpation singulière du pouvoir par Modi. La pandémie a créé l’avantage supplémentaire d’une nation sans collectifs de contre-enquête – que ce soit dans les espaces de l’université, les congrès de la société civile, ou dans les arts et les pratiques culturelles. Il est clair que la phobie virale a été utilisée comme un jeu de distraction, afin que l’échec total du gouvernement puisse être caché à l’examen public, tandis que plusieurs politiques qui encourageaient la petite clique des entreprises privées pouvaient être mises en vigueur. C’est aussi un jeu de contrôle, qui consiste à forcer le consentement et à contourner les règles et les procédures. Les parallèles avec la Stratégie du choc sont donc évidents. Ce que Modi a administré – avec une obstination spectaculaire – est un mélange diabolique d’hypocrisie, de fausseté et de haine. Tout cela pendant qu’une nation, totalement internée, était engourdie dans un état de paralysie consentante. À l’autre extrémité de cette situation liée à la pandémie, ce qui a été irrémédiablement endommagé, c’est l’édifice même de l’engagement démocratique et des structures institutionnelles, créant ainsi un précédent favorisant une dérive pour les gouvernements futurs.
Sayandeb Chowdhury est professeur adjoint à l’Université Ambedkar, Delhi
Rajendran Narayanan est professeur assistant à l’Université Azim Premji, Bangalore
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