Dans le dernier rapport du 27 avril, il y a eu 323 144 nouveaux cas. En l’espace de 24 heures, 2771 personnes sont mortes [estimation qui selon de nombreux épidémiologistes indiens est largement inférieure à la réalité]. Beaucoup auraient pu être sauvées. Les gens meurent en dehors des hôpitaux parce qu’il n’y a pas de lits disponibles. Un grand hôpital privé connu pour ses patients célèbres a transformé son hall d’entrée en salle covid. Dans d’autres hôpitaux, les patients partagent des lits ; certains reçoivent de l’oxygène en étant allongés sur le sol ou même dans un autorickshaw [cyclo-pousse] garé à l’extérieur. Ce sont les quelques chanceux. Beaucoup mendient encore de l’aide.
Les escrocs y voient une opportunité. Une opération d’enquête-infiltration dans une ville du Gujarat a révélé un racket de lits d’hôpitaux. Un employé de l’hôpital a dit à un parent désespéré : « Je n’accepterai rien de moins que 9000 roupies. Vous aurez le lit dans 30 minutes. » 120 dollars, c’est beaucoup d’argent pour la « classe moyenne ». Imaginez donc la situation critique des pauvres.
En mars de l’année dernière (2020), lorsque le Premier ministre Narendra Modi a annoncé un confinement, donnant aux Indiens à peine quatre heures pour faire des provisions, les pauvres n’avaient pas d’argent pour acheter plus qu’un repas. Du jour au lendemain, ils se sont retrouvés sans emploi, et la plupart des migrants venus d’autres villes subsistent avec des salaires journaliers. 744 millions gagnent 44 roupies (0,49 euro) par jour. Ils vivent dans des conditions infra-humaines dans lesquelles une quarantaine serait impossible.
On estime à 1,8 million le nombre de sans-abri en Inde. Les programmes de vaccination ne les incluent pas. Ils doivent produire une preuve de citoyenneté et de résidence ; ils n’en ont aucune. Telle est la réalité que les documents d’orientation et les manifestes des partis n’abordent pas de manière adéquate.
Si l’année dernière, en mars, Modi exhibait Donald Trump lors de rassemblements publics, cette année, lui et d’autres ministres ont organisé des rassemblements électoraux massifs.
L’année dernière, le ministre de l’Intérieur a nié que le virus était une menace ; cette année, il a nié qu’il y avait une pénurie de vaccins. Le Premier ministre a annoncé un « tika utsav », un festival de la vaccination, avec une ironie qui lui a échappé car l’Inde a dû accorder une importation d’urgence au vaccin Sputnik.
L’année dernière, le Premier ministre nous a demandé d’applaudir et de frapper des thalis – des plaques d’acier – pour rendre hommage au personnel médical. Les gens sont sortis en grand nombre pour danser et célébrer ce qu’ils croyaient être la fin du Covid, alors que la vérité était une pénurie de masques N95 et de kits EPI (équipement de protection personnelle) pour les médecins et les infirmières qu’ils applaudissaient.
Dans le scénario de la pandémie, l’échec du gouvernement n’est pas seulement dû à son manque de vision, mais aussi à son entêtement. En Inde, faire de la politique, c’est aussi se plier aux sentiments religieux. Si ces sentiments concernent la majorité, les dirigeants utilisent la religion sous leur angle propre [Modi avec sa barbe blanche complète son portrait nationaliste hindouiste d’une touche de personnage sacré].
Alors même que l’Inde est frappée par une recrudescence des cas d’infection par une nouvelle souche de virus, 3,1 millions de dévots se sont baignés dans le fleuve sacré Gange le 12 avril, au cours de la Kumbh Mela. Cette fête a lieu une fois tous les douze ans. Cette fois, elle a été avancée d’un an parce que les étoiles de la galaxie l’ont apparemment jugée approprié. Le site web officiel affirme que « dans un tel événement cosmique, se baigner dans le Gange libère les êtres humains du cycle de la naissance et de la mort ».
Sanjay Gunjyal, inspecteur général de la police de l’État d’Uttarakhand [Etat du Nord connu pour ses sites de pèlerinage hindous], semblait impuissant : « Nous ne cessons d’appeler les gens à adopter un comportement approprié au covid. Mais en raison de la foule immense, il n’est pratiquement pas possible de délivrer des challans (amendes). » Ce qui est encore plus effrayant, c’est qu’il comprend que si les policiers devaient faire respecter ces normes, il pourrait y avoir une « situation de bazar, d’affrontement ».
Pour de telles fantaisies, l’État a dû déployer 20 000 policiers et paramilitaires pour surveiller les 600 hectares sur lesquels se déroule le festival. Certains des sadhus [qui renonce à la société pour se dissoudre dans le divin] – dont beaucoup marchent nus – ont été testés positifs. Le ministre en chef de l’État les a couverts de fleurs et a demandé leur bénédiction. Avant le début du festival, il avait assuré aux dévots que les restrictions « inutiles » seraient supprimées et que « la foi des dévots vaincra la peur des Covid-19 ».
La plupart des Indiens sont pauvres, illettrés et fatalistes. L’année dernière, c’est lors de fêtes où l’on buvait de l’urine de vache que le virus a pris une tournure rituelle. « Le coronavirus est arrivé à cause des gens qui tuent et mangent des animaux. Quand on tue un animal, cela crée une sorte d’énergie qui provoque la destruction à cet endroit. » Interrogé sur la logique du couvre-feu nocturne, le ministre en chef du Gujarat [Etat dont Modi fut le ministre en chef dès 2001 et où il initia sa politique de privatisations qui lui vaut l’appui conforté des « investisseurs occidentaux »] a répondu : « Le coronavirus provient des chauves-souris qui ne peuvent voir que la nuit. Par conséquent, le virus ne sort que la nuit [sic]. »
Les hommes de Dieu et les charlatans politiques en profitent pleinement. Baba Ramdev, un gourou du yoga qui a bâti un empire sur la base de l’ayurveda [médecine traditionnelle non conventionnelle], grâce à sa proximité avec les hauts dirigeants, a lancé Coronil comme remède face au covid. Des ministres étaient présents pour le soutenir, y compris le ministre de la Santé. Il a prétendu avoir des documents de recherche sur le sujet mais n’en a montré aucun. Plus tard, il a été forcé de le commercialiser comme un stimulant de l’immunité et non comme un remède. Mais le mal était fait. Il y avait une demande quotidienne d’un million de paquets. Ce n’était pas tant une confiance dans l’efficacité du produit qu’une foi aveugle dans un homme « saint ».
Mais les politiciens qui ont été testés positifs n’utilisent pas ces palliatifs indigènes. Ils consultent des professionnels qualifiés, se fiant à la vraie science. La religion forme la couche sous-cutanée de toute politique en Inde. Lorsque le Premier ministre s’est récemment adressé à la nation, il a déclaré : « Demain [21 avril 2021], c’est Ram Navami [1]. Le message de Maryada purushottam [« âme suprême de l’univers »] Ram est que nous devons être disciplinés. C’est également le 7e jour du Ramzan. Ce festival nous enseigne la patience et la discipline. La patience et la discipline sont toutes deux nécessaires pour combattre le covid. »
Le gouvernement de Modi n’a pas fait preuve de telles qualités. Pendant un moment, il a semblé que même les partisans du parti au pouvoir (BJP), désespérés par la perte d’êtres chers, en avaient assez de la mauvaise gestion. Que le virus allait s’avérer être un grand niveleur. Qu’ils se réveilleraient et pourraient passer à la résistance. Mais la droite est revenue à ses anciennes habitudes.
Lorsque Naveen Razak et Janaki Omkumar, deux étudiants en médecine, ont dansé sur le Raspoutine du chanteur Boney M et que la vidéo est devenue virale, la droite a lancé le hashtag #DanceJihad considéré comme un djihad parce que la fille était hindoue et le garçon musulman. Un avocat a déclaré : « Je sens que quelque chose ne va pas ici. Les parents de Janaki devraient être prudents. Et s’ils sont prudents, ils n’auront pas à être désolés plus tard. »
Des médias sociaux sont montés au créneau. Ils ont déclaré que les deux jeunes étudiants étaient un exemple d’harmonie communautaire et que tout ce qu’ils avaient voulu faire était de répandre un peu de joie autour d’eux.
Lorsque Pyare Khan [aujourd’hui un homme d’affaires] a organisé la livraison d’oxygène pour une valeur de 8,5 millions de roupies, son passé d’habitant de bidonville a été évoqué et sa foi a été mise en avant. Son acte a été qualifié de « zakat de l’oxygène » – les musulmans offrent le zakat [« aumône légale », un des piliers de l’islam], une partie de leurs bénéfices, pendant le mois de Ramadan.
Certains progressistes, sur les médias sociaux, ont souligné ce fait comme une raison pour laquelle il ne faut pas se méfier des musulmans. Mais, ils ne réalisent pas à quel point il est problématique d’attendre d’une communauté qu’elle accepte une norme que la majorité n’a jamais respectée.
Ces deux récits réconfortants peuvent être un baume nécessaire, mais ils détournent parfois l’attention de la dure réalité. Une unité de soins intensifs d’un hôpital a pris feu. Un témoin oculaire a déclaré qu’il y avait deux infirmières, mais aucun médecin dans les environs. Il ne voyait que des cadavres. Quatorze patients sont morts dans l’incendie.
Les prêtres refusent de pratiquer les derniers sacrements. Dans un récit émouvant (Times of India du 21 avril), une journaliste raconte comment ils ont dû baigner sa grand-mère morte avant la crémation : « Mon père a augmenté la climatisation de la voiture pour protéger son corps de la chaleur… Ma mère, deux de ses sœurs et moi avons attaché un drap de lit depuis la voiture à un pilier afin de créer un espace privé pour cela. Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour lui donner un adieu aussi digne que possible. »
Dans de nombreux endroits, il y a une pénurie d’espace funéraire et de bois pour la crémation. La mort, tout comme la vie, est sans défense.
Farzana Versey
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