Le 28 mars dernier, TOTAL échappait une nouvelle fois à la poursuite de
son procès devant les juridictions belges pour complicité de crimes contre
l’humanité en Birmanie. En effet, la Cour de cassation a définitivement
dessaisi la justice belge de la plainte de quatre Birmans qui accusent la
multinationale pétrolière de complicité pour des crimes perpétrés par la
junte militaire birmane entre 1995 et 1998.
Cet arrêt marque ainsi la fin d’un long feuilleton qui a commencé en 1996.
Après l’arrêt des poursuites devant les tribunaux américains et français,
la Belgique représentait le dernier espoir pour les victimes birmanes en
raison de la loi de compétence universelle du 26 juin 1993 qui autorisait
les juridictions belges à poursuivre les auteurs de crimes de guerre,
crimes contre l’humanité et génocide quel que soit le lieu de commission,
la nationalité de l’auteur et de la victime. C’est sur le fondement de
cette loi que les quatre Birmans déposèrent une plainte, le 25 avril 2002,
devant les tribunaux belges contre TOTAL pour son soutien logistique et
financier à la junte militaire responsable d’actes de torture, de
déplacement forcé de population et de travail forcé [1].
Les péripéties judiciaires en Belgique liées à la compétence de ses
tribunaux ont commencé le 5 août 2003, lorsque la loi de compétence
universelle, qui était une véritable avancée juridique, fut abrogée. Cette
abrogation fut assortie de dispositions transitoires, dont l’article 29
qui permettait aux juridictions belges de poursuivre les actions en cours
à condition qu’un des plaignants au moins ait la nationalité belge au
moment de l’introduction de la plainte. En application de cet article, le
Procureur général près la Cour de cassation décida, le 5 mai 2004, de
rejeter la plainte puisque aucun des plaignants n’avait la nationalité
belge. Cependant, un des Birmans avait la qualité de réfugié politique en
Belgique au moment du dépôt de la plainte et était rattaché de ce fait aux
autorités judiciaires belges. Dans un arrêt du 13 avril 2005, la Cour
d’arbitrage saisie pour examiner la conformité de l’article 29 à la
Constitution belge, déclara cette disposition inconstitutionnelle car elle
introduit une discrimination entre les réfugiés politiques et les
nationaux. Mais, la Cour de Cassation décida de ne pas en tenir compte et
confirma le dessaisissement de la justice belge, le 29 juin 2005.
La Cour d’arbitrage répliqua, le 21 juin 2006, en annulant l’article 29 qui fait
obstacle à la recevabilité de la plainte. Mais la Cour de cassation a
persisté et retiré de manière définitive, le 28 mars 2007, le dossier
TOTAL de la justice belge au motif qu’une rétractation ne peut être
ordonnée que si elle est favorable au prévenu, c’est-à-dire TOTAL.
L’attention se porte maintenant sur le Ministre de la Défense, Monsieur
Flahaut, qui peut soit demander l’annulation de la décision de la Cour de
cassation, soit donner une injonction de remise à l’instruction simple.
Sans cela, la Belgique sera probablement bientôt condamnée par la Cour
européenne des droits de l’Homme.
En plus d’être moralement injuste, cet arrêt de la Cour de cassation est
critiquable du point de vue purement juridique sur quatre points.
Premièrement, elle viole le droit international qui est supérieur au droit
belge. En effet, la Convention sur le statut des réfugiés ratifiée par la
Belgique en 1953 impose l’égal accès à la justice. En refusant la
rétractation, les juges de cassation appliquent non seulement une loi
inconstitutionnelle mais placent également la Belgique dans une situation
de violation du droit international.
Deuxièmement, en raison de l’effet rétroactif de l’annulation, les arrêts
de la Cour de cassation deviennent dépourvus de base légale puisque
l’article 29 est censé n’avoir jamais existé. Il était donc tout à fait
possible pour la Cour de revenir sur son dessaisissement qui n’a plus de
fondement juridique.
Troisièmement, en refusant de suivre la décision de la Cour d’arbitrage,
la Cour de cassation empêche cette dernière de remplir son rôle
constitutionnel. Bien qu’en droit belge il n’y ait pas de hiérarchie entre
ces deux Cours suprêmes, on peut alors se demander l’utilité de poser à la
Cour d’arbitrage une question de constitutionnalité si les autres juges ne
tiennent pas compte de sa réponse.
Quatrièmement, cette « guerre des juges » entraîne un déni de justice
alors qu’il est question dans cette affaire de crimes contre l’humanité.
Malgré le caractère d’extrême gravité de ces crimes, la Cour de cassation
a préféré appliquer le principe selon lequel la rétractation ne peut se
faire au détriment du prévenu plutôt que de respecter un impératif
juridique supérieur qui est de juger les auteurs de crimes contre
l’humanité, crimes de guerre et génocides. Alors que la communauté
internationale parle de mettre fin à l’impunité pour ceux qui ont commis
ce genre de crimes, il paraît inadmissible et contradictoire de ne pas
juger TOTAL sachant qu’il existe de fortes présomptions de sa culpabilité.
En effet, TOTAL ne pouvait pas ne pas être au courant des atteintes aux
droits fondamentaux par la junte militaire birmane qui assurait la
sécurité du gazoduc [2].
Aujourd’hui, il est impératif de tirer les conséquences de cette affaire
pour que l’impunité des sociétés transnationales cesse. Pour cela, il faut
l’adoption d’un Code international contraignant pour les obliger à
respecter les droits humains fondamentaux et une juridiction
internationale pour les sanctionner en cas violation. En attendant, les
tribunaux étatiques doivent pleinement exercer leur compétence lorsque les
transnationales violent les textes de droits humains. Rappelons que TOTAL
a adhéré aux principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme
(1948), à ceux de l’Organisation internationale du travail, aux principes
directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, ainsi
qu’à ceux du Pacte mondial de l’ONU. Enfin, cette lutte contre l’impunité
est directement liée à l’émancipation des peuples puisque TOTAL, par
exemple, est présent dans 130 pays (majoritairement dans le Tiers-monde).
En effet, comment garantir les besoins fondamentaux des populations quand
une transnationale accusée de violer les droits humains est implantée sur
leur territoire et facilite la commission de crimes par les gouvernements
?
De nombreuses transnationales du Nord profitent des politiques
d’ouverture des marchés imposées par la Banque mondiale, le FMI et l’OMC
pour piller les ressources naturelles du Tiers-monde. Il est temps de
mettre fin à ce pillage et de les juger quand elles sont responsables de
violations de droits humains. Dans le cas de la RDC, le procès entamé en
décembre 2006 contre la société minière australo-canadienne Anvil Mining,
dont les investissements sont garantis par la Banque mondiale, ouvre la
voie. Le défi majeur est qu’il puisse se poursuivre sans ingérence
politique.
Notes :
1. Ces actes sont qualifiés de « crimes contre l’humanité » par la Cour
pénale internationale (CPI) dans l’article 7 de son statut.
2. Les rapports de l’Organisation internationale du Travail (OIT)
établissent clairement le recours régulier au travail forcé en Birmanie.