Quand nous rencontrons Fabian Luuka, il est allongé sur un lit d’hôpital. Sa jambe est en morceaux, le tibia et le péroné saillent sous la peau. Sur ses fesses, des blessures se sont infectées et noircissent sous l’effet de la nécrose.Il raconte avoir été torturé, et son état physique le confirme. Fabian Luuka dit avoir été enlevé par des forces de sécurité fin février, avec deux amis, Agodri Azori et Obundu, pour le crime suivant : la possession d’une carte d’adhérent à la Plateforme de l’unité nationale (NUP).
Et ils ne sont pas les seuls. Depuis la présidentielle contestée de janvier dernier, des centaines de partisans de la NUP (et au passage, apparemment, des innocents qui passaient par là) se sont fait enlever par diverses unités des forces de l’ordre. Certains ont resurgi dans des prisons de la police, d’autres dans des centres militaires de détention. Beaucoup n’ont pas donné signe de vie.
La NUP, principal parti d’opposition en Ouganda, est dirigée par Robert Kyagulanyi Ssentamu, plus connu sous le nom de Bobi Wine [ancien chanteur devenu le premier rival du président Museveni]. La NUP a été vaincue à la présidentielle de janvier, si l’on en croit les résultats officiels, mais pour Bobi Wine et ses partisans, l’élection était truquée.
Afin de contenir l’agitation provoquée par ces résultats contestés, les autorités ougandaises se sont lancées dans une répression brutale comme l’opposition n’en avait plus subi depuis des années.
Au siège des services de renseignement, la torture
Fabian Luuka en a été victime, ainsi que ses amis, originaires du même village, Agodri Azori et Obindu. Eux sont morts en détention. Après avoir été torturé, Luuka a été jeté sur le bas-côté d’une route avant d’être conduit à l’hôpital voisin. C’est là qu’il nous a raconté son calvaire. Quelques jours plus tard, le 10 mars, Fabian Luuka est mort de ses blessures.
Au sommet d’une des sept collines de Kampala [la capitale] se trouve Nakasero Hill, l’ancien quartier colonial, qui abrite aujourd’hui les ambassades, la présidence ougandaise et des hôtels de luxe, dont le Serena Hotel, ex-Nile Mansions. C’est là qu’Idi Amin Dada,, le dictateur sanguinaire qui dirigea le pays de 1971 à 1979, avait établi son State Research Bureau (SRB), terrible agence de renseignement responsable de la torture, de l’emprisonnement et de l’assassinat de milliers d’Ougandais.
À la chute d’Amin Dada en 1979, le SRB a été démantelé. Mais pour nombre d’Ougandais la terreur a repris. À quelques kilomètres de l’ancien siège du SRB, dans la banlieue moins connue de Mbuya, se trouvent les bureaux de son héritière, la très redoutée Chieftancy of Military Intelligence [direction du renseignement militaire] – un nom qui revient dans toutes les bouches des survivants à la torture.
“Je sais ce qu’est un dictateur déterminé”
Chefs de l’opposition et militants des droits de l’homme le disent, les enquêtes journalistiques aussi : la Chieftancy joue un rôle clé dans la répression qui s’abat sur l’Ouganda. Récemment encore, le lieutenant Isaac Sankara était à la tête du service juridique au sein de la direction antiterroriste de la Chieftancy. En 2020, il a fui le pays après avoir été témoin des violences commises par d’autres officiers. Pour des raisons de sécurité, nous ne préciserons pas où il se trouve actuellement.
“C’est atroce, raconte le lieutenant Sankara. Certaines personnes se font enlever et torturer et supplient qu’on les soigne. Mais ils le leur refusent et, le lendemain ou le surlendemain, elles meurent. C’est insupportable.”
“Certains se font torturer des nuits entières, je l’ai vu de mes yeux. [Les tortionnaires] poussent parfois le vice jusqu’à les maintenir en vie le temps que leurs blessures guérissent pour qu’ils puissent les envoyer devant un tribunal. Le président Yoweri Museveni ferait passer les affreux dirigeants d’hier pour des anges. À tel point que, si vous me demandez si je préférerais revivre sous le régime d’Amin Dada, je vous répondrais que oui. Mon père y a bien survécu.”
Isaac Sankara redoute ce qui pourrait se passer si les chefs de l’opposition continuent d’encourager le mouvement de protestation [à la suite de l’élection présidentielle].
“Je sais ce qu’est un dictateur déterminé, il n’a pas peur de commettre un massacre. Je prie pour qu’ils ne manifestent pas. Ce sera un bain de sang.”
“Le but des enlèvements aujourd’hui est clair : menacer les partisans de l’opposition et faire passer un message clair. S’ils sont capables d’arrêter le chef des gardes du corps de Bobi Wine et son meilleur ami Nubian Li et de les garder en prison trois mois, avec l’armada d’avocats qu’il y a dans leur entourage, que pouvez-vous espérer, vous, si vous êtes un Ougandais lambda ?”
Fin décembre, en pleine campagne électorale, Bobi Wine était sur le point de participer à un meeting à Kalangala [district situé sur une île du lac Victoria, au sud de Kampala]. Il n’en a pas eu le temps, des militaires ont fait une descente sur les lieux. Sur les 127 personnes interpellées sur l’île Bugala [l’île principale du district], 49 ont été placées en détention, dont le chef des gardes du corps Eddy Mutwe, et le célèbre musicien Nubian Li. Ntege Williams a été arrêté en même temps que Nubian Li et Eddy Mutwe. Ce père de sept enfants se souvient être passé par cinq centres de détention différents avant d’arriver à la prison de très haute sécurité de Kitalya.
“On mange mal, pour dormir c’est l’horreur. La surpopulation est effarante – les consignes contre le Covid-19 ne sont pas appliquées”, raconte Ntege Williams, remis en liberté sous caution. Il doit se présenter à la justice toutes les deux semaines, et souffre aujourd’hui d’une maladie de peau attrapée en prison.
Les “bourdons”, dangereux et ominiprésents
Il vit désormais caché à Kampala – rentrer chez lui est trop dangereux. “Les bourdons sont devenus un gros problème.” Ces minivans à vitres teintées, qu’on surnomme ici “bourdons”, sont le nouvel emblème de l’oppression. Les forces de sécurité ont la réputation de tourner en ville à bord de ces véhicules pour embarquer les opposants en pleine rue, en plein jour.
“Je vois que le temps du panda gari est revenu”, constate Muhammad Ssegirinya, parlementaire fraîchement élu. En swahili, “panda gari” signifie “monter dans le camion” – l’expression était répandue déjà à l’époque de la dictature sanglante d’Idi Amin Dada, où ce type d’enlèvement était fréquent. Beaucoup d’Ougandais n’en sont jamais revenus.
Martin Owen Muwanga, 34 ans, est un animateur connu sur une radio locale, et depuis peu un élu local de la NUP. Il est bien placé pour mesurer la menace des “bourdons”. Quand nous arrivons près de chez lui, dans la petite ville de Kyengera, à l’ouest de Kampala, les enfants du quartier s’arrêtent de jouer. Muwanga écarte les rideaux de son salon pour évaluer le danger. Le voisin qui nous a conduits à sa maison le rassure : nous sommes là pour une enquête journalistique, rien de plus. Alors seulement, convaincu que nous ne sommes pas une menace pour lui, Martin Owen Muwanga accepte de nous raconter son histoire.
“Je suis certain qu’ils sont morts”
C’était le 2 mars, un jour comme les autres, et il terminait son émission de radio. Son collègue a conclu : “Nous arrivons au terme de notre émission. Respectez le couvre-feu, et à bientôt !” Alors que Martin Owen Muwanga range ses affaires, une voix d’homme claque : “Tumufunye !” (“On l’a trouvé !”)
“Ils ne se sont pas présentés. Ils étaient armés. Un officier a dit que la radio œuvrait à la mobilisation des contestataires”, raconte Muwanga. “Ils m’ont conduit à leur ‘bourdon’ qui était garé devant, et leur chef m’a dit ‘Pourquoi tu soutiens Kyagulanyi ?’” C’est là que Muwanga a compris qu’il allait avoir des ennuis. La rue est déserte, il ne peut appeler personne à l’aide. Il décide de tenter le tout pour le tout.
“Je voyais un autre bourdon approcher. J’ai décidé de m’enfuir en profitant de la distraction de l’agent qui me surveillait, j’ai filé dans la nuit.”
Les forces de sécurité se précipitent alors à son domicile. “Ils ont tambouriné, cassé le verre de la porte d’entrée”, raconte la femme de Martin Owen Muwanga, Grace Nakazzi. Ils n’ont rien trouvé.Luke Owoyesigire, porte-parole de la police, a par la suite justifié la descente de police à la télévision nationale au motif que Muwanga incitait ses auditeurs à fermer leurs boutiques pour aller participer à des manifestations interdites.
Après la fuite de l’animateur radio, au moins 18 personnes de son quartier ont été enlevées. Parmi elles, Tomusange Ssebugwawo, un nouvel élu, a obtenu sa libération. On est sans nouvelles des autres, qui n’ont pas non plus été traduits en justice.“Des gens me contactent encore dans l’espoir d’avoir des nouvelles de leurs disparus, mais j’ai peur de leur répondre, je suis certain qu’ils sont morts”, raconte l’élu.
Les disparitions ? Des “rumeurs”
Les images atroces d’hommes et de femmes ravagés de blessures, jetés au bord des routes ou devant des hôpitaux sont si nombreuses et si terribles que Museveni, au pouvoir depuis 1986, ne pouvait plus les ignorer. Dans un discours à la nation prononcé le 13 février, le président ougandais a nié toute implication de l’État.
“Ces rumeurs de disparitions doivent être ignorées, ce ne sont pas des choses qui se font sous le règne de [mon parti], a-t-il asséné. Nous ne dissimulons rien, nous ne faisons rien que nous ayons à cacher.”
Le président ougandais a cependant concédé, dans la même allocution, qu’un commando avait arrêté 242 suspects, dont 177 avaient depuis été libérés ou placés en liberté sous caution.
Le 13 mars, dans un autre discours diffusé à la télévision, le chef de l’État a assuré que les personnes disparues étaient traduites en justice, ou bien en train de “renégocier” leur sortie de prison.
“Je demande donc à toutes les autres personnes mêlées à ces crimes de reconnaître leurs erreurs, de coopérer avec les forces de sécurité, de présenter leurs excuses à ceux qui ont été attaqués, et ce afin que nous puissions renouer avec une vie normale. Cela ne doit plus jamais se reproduire.” Les dénégations du président ne trompent pas grand monde.
Le pays plonge dans l’instabilité
En réaction au dernier discours en date de Museveni, le président de la NUP Bobi Wine, qui l’avait déjà jugé pire qu’Amin Dada, a rendu publics les noms de plus de 400 personnes qui auraient été enlevées, et dont la plupart n’ont plus donné signe de vie. En février, l’ex-candidat à la présidentielle avait estimé que 3 000 de ses partisans avaient été arrêtés ou enlevés par les forces de sécurité.
Au Bouganda, le puissant royaume [et district] du centre du pays où se concentre la majorité de l’électorat de Bobi Wine, le Premier ministre local, Charles Peter Mayiga, ne mâche pas ses mots : “Énormément de gens ont été assassinés en plein jour. Énormément. D’autres ont été renversés volontairement par des véhicules, ou encore tués à bout portant.” Alors que les disparitions se poursuivent, Mayiga est inquiet :
“Une nation ne peut trouver la stabilité quand l’instabilité règne. L’instabilité est un cercle vicieux, et elle n’épargne personne.”
Andrew Arinaitwe
Eric Mwine-Mugaju
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