J’ai connu Nawal en 1977, lors du congrès fondateur de l’AFARD – Association des Femmes Africaines pour la Recherche et le Développement, plus connue sous son acronyme en anglais AAWORD. Ceci n’est pas anodin : c’était le premier mouvement féministe intercontinental. Dans les années 70, les féministes étaient à la fois internationalistes et farouchement attachées à la libération de l’Afrique : et donc aussi ‘nationalistes’ puisque dans bien des pays de notre continent étaient encore toute proches la mémoire des luttes anticoloniales et celle des indépendances nationales. Loin d’être une contradiction, cette alliance réussie entre l’internationalisme et le nationalisme fut le terreau où avaient poussé la plupart des participantes à la création de l’AFARD, - dont Nawal.
Si l’on compare avec l’état actuel de morcellement du mouvement féministe, on constate l’amoindrissement de nos forces avec l’avancée des replis identitaires. C’est aussi le cas des autres mouvement sociaux : on a vu, par exemple en Angleterre, à partir des années 60, la fragmentation des travailleurs, d’abord en travailleurs anglais et travailleurs émigrés, puis entre travailleurs hindous, sikhs, musulmans, etc… chacun réclamant des droits particuliers et affaiblissant l’ensemble, pour le plus grand bonheur du Capital. Cette fragmentation du mouvement social y compris celui des femmes est arrivée en France ces dernières années.
Nawal écrivait sur la condition des femmes et spécialement celles de l’Egypte. Elle est l’héritière d’une déjà longue tradition de féministes égyptiennes qui se sont battues pour les droits des femmes et dont le réseau femmes Sous Lois Musulmanes avait exhumé une partie de l’histoire, dans ‘Nos Grandes Ancêtres’. On lui doit parmi les premiers réquisitoires de sa génération sur l’emprisonnement et la mise en esclavage des femmes par les familles : Nawal a abordé dans ses écrits et dans ses prises de parole publiques bien des questions taboues, comme l’excision, les mariages forcés, la violence conjugale, etc…
Sa dénonciation des crimes contre les droits humains des femmes a mis en lumière l’alliance du patriarcat et des intégristes religieux, sans omettre d’y ajouter, au fil des années, la complicité des Etats et leur compromission avec la domination masculine et religieuse.
Ce sont ces dénonciations qui l’ont fait connaître, mais ce serait omettre une dimension qui parcourt toute son œuvre que n’y voir que ce constat terrible : car son œuvre affirme aussi la force de la révolte et l’aboutissement des luttes en la libération des femmes. L’Occident se complait parfois à contempler l’asservissement des ‘pauvres femmes musulmanes’, mais nous ne saurions oublier que c’est leur ‘défense’ qui a servi de prétexte à des entreprises prédatrices comme l’invasion de l’Afghanistan.
Nawal est l’exemple même d’une émancipation réussie : elle a certes subi l’excision dans son enfance mais elle a résisté à un mariage forcé, a épousé successivement trois hommes de son choix et en a divorcé à son initiative. Elle a fait des études, est devenue chirurgienne, psychiatre et écrivaine, a créé des organisations de femmes (Arab Women’s Solidarity Association -AWSA) et de droits humains (Arab Association for Human Rights) ; et elle a prêché la révolte dans son pays et internationalement.
A l’époque où je l’ai connue, elle était encore mariée à son troisième époux, Shérif Hatata, une figure du parti communiste égyptien ISKRA, fondé en 1942. Shérif pensait que son mouvement était « progressiste, ouvert, ... n’était ni traditionel ni fanatique. » Sans jamais être encartée ni inféodée à quelque parti que ce soit, Nawal a baigné dans les idées émancipatrices et, dans toutes les circonstances de sa vie, s’est rangée du côté des opprimés et plus encore des opprimées – jusques et y compris à Tahrir Square -, ne craignant ni les gouvernements qui l’ont incarcérée ( elle écrivit de sa geôle : ‘Ferdaous, une voix en enfer’), ni les religieux qui ont mis sa tête à prix (elle dut s’exiler quelques années pour sauver sa vie), ni les patriarches dont elle s’était affranchie toute jeune en acquérant par les études son indépendance économique, la base de toute indépendance pour les femmes. Les intégristes musulmans ont déclaré nul son mariage avec Shérif, accusant Nawal d’apostasie, en faisant donc une femme avec laquelle aucun ‘ bon musulman’ ne saurait rester marié. Nawal défendit sa cause devant Al Azhar et la gagna !...
On peut dire que Nawal a prêché d’exemple. C’était une femme charismatique, forte, insoumise, ne craignant ni dieu ni diable, parfois autoritaire et sans filtre, profondément ancrée dans la réalité égyptienne, dans l’oppression de classe et de genre qui y sévissait.
Elle était ouvertement laïque, confrontant les intégristes sur leur propre terrain, ce qui lui a valu des déboires avec les Frères Musulmans. Ce n’était pas une théoricienne politique au sens traditionnel de politique politicienne – ce qui lui faisait parfois tenir des propos simplistes -, mais elle était éminemment politique dans sa défense de tous les opprimés et des femmes en particulier.
Souhaitons que l’ensemble de son œuvre soit traduite en français et diffusée dans le Maghreb et dans les autres pays où les intégristes musulmans qu’elle a défiés toute sa vie tentent de s’emparer du pouvoir politique.
Mars 2021
Marieme Helie Lucas