Dans le monde uniforme des négociations commerciales, Pascal Lamy se repère instantanément. Son crâne rasé de près et son regard déterminé, façonnés par la course à pied et d’impressionnantes heures de travail, le distinguent des autres. Dès le moment où il se jeta dans la bataille pour le poste de Directeur Général de l’OMC, on présageait sans trop de doutes que sa nomination lui serait servie sur un plateau.
Lamy est parfait pour le poste. Il est foncièrement acquis au libre-échange et au multilatéralisme, bureaucrate expérimenté et intervenant politique efficace. Là où son charisme fait défaut, il le compense largement par sa capacité à orchestrer le dessous des cartes, une facilité réglée finement quand il était « chef de cabinet » pendant la présidence de Jacques Delors au Conseil de l’Europe, puis perfectionnée en tant que commissaire de l’Union Européenne.
Âgé de cinquante-huit ans, Lamy incarne la crème de ce que produit le système éducatif français des élites. Diplômé de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA) et titulaire d’un MBA des hautes écoles de commerce et sciences politiques, Lamy a été formé - sans doute dès la naissance - pour exercer de hautes fonctions officielles. Bien qu’il soit social-démocrate - il se présenta en 1993, en vain, comme candidat du parti socialiste - il est économiquement (sinon socialement), comme la plupart de ses « camarades » ces temps-ci, néo-libéral.
Pendant ses six années en tant que commissaire au commerce de l’UE, Lamy a acquis une réputation de travailleur chevronné et une maîtrise singulièrement fine des technicités, sans compter ses dix années dans le cercle privilégié du bureau de Delors où il a appris à tirer le maximum de son influence dans une bureaucratie. En résumé, sa crédibilité en tant que DG de l’OMC est sans faille.
Perspectives pour les six prochains mois
Donc, que peut-on attendre de Pascal Lamy lorsqu’il prendra ses fonctions le 1er Septembre ?
Sur le plan personnel, Lamy s’attachera à surmonter “l’effondrement” de la conférence ministérielle de Cancun qui n’a pas seulement porté un coup à sa vision du monde mais est aussi une défaite personnelle. Paul Nicholson, présent à Cancun aux côtés du mouvement paysan international Via Campesina, a vu Lamy peu de temps après l’échec des pourparlers et l’a décrit comme un « homme abattu ».
Indéniablement, une grande partie de la responsabilité concernant l’issue de Cancun, revient à la position de l’UE sur l’agriculture et celle de Lamy qui est resté campé sur les questions de Singapour bien après que le consensus ait évolué dans une autre direction. Et lorsqu’il fit réellement des compromis, ceux-ci étaient trop minces et trop tardifs. Selon l’interprétation de Eric Wesselius de Corporate Europe Observatory, Lamy aurait poussé l’ordre du jour trop loin et Wesselius souligne que malgré son discours pro pays en développement, Lamy est très proche du monde du business. En tant que commissaire au commerce, il a poursuivi la trajectoire tracée par son prédécesseur thatchérien, Leon Brittan, et a conservé des liens étroits avec le Conseil Transatlantique des Affaires et le Forum des Services Européens. D’après Wesselius, Lamy a beaucoup parlé de développement et des règles du commerce équitable mais le point de mire de sa politique a toujours été l’agriculture et le business.
L’agriculture continuera à susciter des frictions au sein de l’OMC et malgré la fougue des propos de Lamy sur la suppression des subventions à l’exportation, il n’a pas réussi à faire avancer ce débat à Bruxelles. On voit mal comment il pourrait avoir plus de succès à Genève. De même, sans atout en poche, il aura peu d’influence sur les Etats-Unis. En effet, le succès ou l’échec de Lamy dépendra, en définitive, des relations professionnelles qu’il entretiendra avec son successeur Peter Mandelson et du nouveau représentant au commerce des Etats-Unis, Rob Portman.
Mais l’ UE et les USA ont leurs propres problèmes à gérer. Le vote coûteux et extrêmement serré du CAFTA (Central American Free Trade Agreement) , souligné par une nervosité continuelle au sujet de la Chine, a peut-être épuisé l’appétit pour davantage de libéralisation des échanges aux USA. En Europe, l’agriculture reste un problème central et bien qu’une pression budgétaire pèse sur la réduction des subventions, il y a peu de chances que Mandelson soit la personne idéale pour faire bouger la France et l’Allemagne sur cette question. Mandelson est un partisan farouche du libéralisme sans l’expérience conciliatrice du modèle social français. Il est déterminé à remiser la « vieille Europe » et à renforcer le « pouvoir de pression économique » mondial de l’Europe. Vu sa pugnacité et les complexités de l’adhésion à l’Europe élargie, Mandelson aura du mal à établir un consensus, même au niveau européen. La mission de Lamy s’en trouvera d’autant plus difficile.
Cultiver le Sud
Tout au long de son mandat à l’UE, et très récemment lors de sa campagne pour devenir directeur général, Lamy a pris soin de cultiver le soutien des pays en développement. Lors de son discours de candidature à l’OMC, il a lancé des appels répétés aux intérêts des pays en développement et a affirmé la position centrale du « développement » dans le cycle de Doha. La priorité, a-t-il dit, est de « rééquilibrer le système d’échanges international au profit des pays en développement ». En tant que commissaire au commerce de l’UE, il a su gagner le soutien des pays en développement, surtout celui des « pays les moins développés » grâce aux baumes apaisants de l’Accord Cotonou et notamment par le biais du contrat « Tout sauf les armes » qui leur a offert un accès détaxé aux produits agricoles ainsi que de menus cadeaux commerciaux ou médicaux. Comme DG de l’OMC, il n’a d’autres carottes que celles qu’il peut convaincre les autres pays d’offrir.
Lamy s’est également distingué par son recours habile à la tactique « diviser pour mieux régner ». En 2003, s’exprimant lors d’une réunion avec les ONGs à Bangkok, Lamy déplorait le fait que les négociations sur les questions de mise en application des points traités n’aient pas avancé car les pays en développement, « ne parvenaient pas à s’entendre sur les deux ou cinq principales questions de mise en application à débattre ». Dans la période qui a précédé la réunion du Conseil Général en juillet 2004, Lamy a offert au G90 le « cycle gratuit » avec la promesse qu’ils ne seraient pas obligés de baisser les tarifs douaniers, une action visant manifestement à séparer le G90 du G20. Il a aussi défendu l’idée selon laquelle les pays en développement à revenu moyen devraient progressivement sortir du traitement spécial et différentiel (S&D), une proposition qui hante encore les négociations S&D. Bien que Lamy, en tant que DG de l’OMC, n’est pas en mesure de proposer des incitations commerciales, il peut en revanche avancer des procédures et des définitions de travail qui nuiraient à la solidarité fragile des membres des pays en développement.
Réformer l’OMC
Lors d’une conférence de presse enflammée au lendemain du fiasco de Cancun, Lamy a marqué les esprits en qualifiant l’OMC « d’institution médiévale ». Plus tard, sur une tonalité plus tempérée, il a laissé entendre que des réformes en profondeur étaient nécessaires, notamment la possibilité d’un processus de négociation plus efficace formé à partir d’un « groupe consultatif » de pays qui reflètent les intérêts divers des membres. La réforme des processus de négociation et de décision sera une priorité de son action, peut-être selon le modèle (très modeste) du rapport Sutherland sur la réforme de l’OMC que Lamy a évoqué favorablement dans son discours devant les membres de l’OMC. Toutefois, les membres se montreront hostiles si l’« efficacité » devait être l’objectif principal de la réforme. En outre, au regard de la faible adhésion des membres à l’OMC, Lamy aurait tort d’abandonner le principe du consensus.
Seattle fut pour Lamy sa première conférence ministérielle de l’OMC en tant que commissaire et Cancun, sa dernière. Ces deux expériences lui ont indiscutablement légué le désir de faire taire les contestataires. Pourtant, au lieu de prêter l’oreille aux critiques, Lamy pense que donner à l’OMC la liberté de dialoguer « de manière structurée avec tous ceux qui aujourd’hui souhaitent un droit d’expression lors de l’établissement de politiques commerciales » résoudra le problème.
« Maintenir les portes fermées est contre-productif pour l’OMC », déclare-t-il. « Cela alimente la paranoïa infondée à l’égard de l’OMC qui règne chez les altermondialistes, les protectionnistes purs et durs et tous ceux dans le monde qui contestent tout ce que les membres de l’OMC tentent d’accomplir en tant qu’OMC » (Bridges, Volume 8, Numéro 4, 2004). Cette approche passera avec les lobbyistes et les ONGs qui aiment bien travailler de l’intérieur mais les commentaires de Lamy montrent qu’il n’a pas de temps à perdre avec ceux qui désapprouvent son programme.
On peut s’attendre à ce que Lamy réussisse mieux à dynamiser le secrétariat de l’OMC et à faire pression pour obtenir plus de ressources et un accroissement de personnel, précisément pour renforcer sa propre position et l’« efficacité » de l’OMC.
Le pouvoir de persuasion
Mais des différences conséquentes existent entre Lamy et l’OMC et Lamy à l’UE et il ne faut donc pas surestimer sa capacité à surmonter ces difficultés.
D’abord, en tant que directeur général, Lamy n’a aucun marché à ouvrir ni aucun tarif douanier à baisser. Tout ce qu’il peut faire, c’est « en prendre un pour taper sur l’autre » mais sans rien dans les mains pour amortir les coups. Deuxièmement, il n’a pas de « position » explicite ou précise à défendre si ce n’est sa croyance au libre échange, au multilatéralisme et le fait qu’il faut éviter à l’OMC une nouvelle honte à Hong-Kong. Bien que les sympathies de Lamy vont sans conteste vers l’UE, sa crédibilité en tant que DG dépendra de sa faculté à être perçu comme œuvrant au service de tous les membres - le G148, comme il l’appelle. C’est assurément une leçon qu’il a tirée à la commission et c’est sans doute l’une des expériences les plus importantes qu’il apporte à son poste. Son prédécesseur Supachai Panitchpakdi était un canard boiteux qui contrebalançait par une léthargie quasi-totale tout ce qui pouvait apparaître comme une inclinaison vers les pays en développement, et Mike Moore avant lui était tellement identifié aux USA poursuivant leurs manouvres d’intimidation pour assurer sa nomination, que les membres ne lui firent jamais vraiment confiance.
Lamy arrive aux commandes avec un consensus relativement fort malgré les vagues règles de sélection et les divisions du Sud dont il a su tirer parti. Les Etats-Unis soutiennent Lamy et bien qu’un officiel au commerce de l’UE ait démenti l’information, nombre d’observateurs voient une corrélation entre l’avis favorable des Etats-Unis vis-à-vis de Lamy et l’appui apporté par l’UE à Paul Wolfowitz pour la direction de la Banque Mondiale. Malgré leurs différents, l’UE et les USA s’accordent à penser qu’il est plus sûr de découper le monde entre eux - même s’il s’agit d’accepter un français et l’un des principaux architectes de l’invasion en Irak. N’importe qui, semble-t-il, vaut mieux que quelqu’un du Sud !
Lamy n’est pas au bout de ses peines. En effet, les profondes divisions au sein de l’OMC ne peuvent être aplanies par une diplomatie intelligente et de simples bricolages techniques. Son atout majeur sera son pouvoir de persuasion. La majorité des pays en développement commencent à s’impatienter de ne pas profiter de leurs parts des retombées extraordinaires de la libéralisation des échanges et il faudra une prise en main (visible) de la part de l’UE et des USA pour les convaincre que le jeu en vaut encore la chandelle.
Pour Lamy, les enjeux sont de taille, à la fois sur le plan personnel et idéologique. S’il parvient à obtenir le soutien de Mandelson et de Portman, il pourra décrocher quelque chose à Hong Kong. Mais même s’il réussit, ce sera seulement une victoire pour Lamy et ses amis. Pour tous les autres, la pilule sera amère.
See : http://www.citizen.org/trade/cafta/