Lors des manifestations historiques qui ont eu lieu récemment au Nigeria, treize femmes ont uni leurs forces pour soutenir leurs concitoyens qui protestaient contre les brutalités policières au péril de leur vie.
Ces femmes ont toutes entre 20 et 30 ans. Toutes sont des pointures dans leur domaine. La plupart ne s’étaient jamais rencontrées en chair et en os. Elles s’étaient trouvées sur les réseaux sociaux quelques mois auparavant et avaient baptisé leur groupe la Coalition féministe. Entre elles, elles s’appellent en plaisantant “la Ligue des justicières”.
“Nous nous sommes dit que si nous n’intervenions pas, les personnes qui souffriraient le plus seraient les femmes”, explique Odunayo Eweniyi, 27 ans, entrepreneuse dans le numérique et membre fondateur de la Coalition féministe.”
L’année dernière, la Coalition féministe a réuni des centaines de milliers de dollars grâce au financement participatif. Leur objectif ? Soutenir les manifestants descendus dans la rue pour protester contre les exactions commises par une unité de police connue sous le nom d’unité spéciale anticriminalité, ou SARS.
La Coalition féministe a fourni des services indispensables aux manifestants : aide juridique, soins d’urgence, nourriture, masques, imperméables. Mais lorsque des manifestants pacifiques se sont fait tirer dessus par l’armée et que les manifestations ont commencé à faiblir, la Coalition féministe n’a pas baissé les bras.
“Féministe”, une insulte
Aujourd’hui, ces treize femmes visent plus haut. Elles veulent obtenir l’égalité pour les femmes nigérianes et travaillent sur les questions des violences sexuelles, l’éducation, l’égalité financière et la représentation des femmes en politique.
Le combat pour l’égalité ne sera pas facile. Un projet de loi sur l’égalité hommes-femmes, présenté pour la première fois en 2010, a été rejeté à plusieurs reprises par le Sénat nigérian, majoritairement masculin.
Être féministe et ne pas avoir peur de le clamer haut et fort n’est pas facile dans un pays où le mot “féministe” est couramment utilisé comme une insulte. Depuis des années, se dire féministe au Nigeria est très mal vu. La décision de la coalition d’utiliser cet adjectif dans le nom de l’organisation, et d’utiliser le symbole de la femme dans son logo jaune, n’a pas été bien accueillie. Nombre des manifestants bénéficiant de leur aide sont des hommes – et tous ne soutenaient pas les droits des femmes.
“Nous avons utilisé ce mot parce que nous voulions qu’ils comprennent d’où venait l’argent”, explique Eweniyi.
Nous avons rencontré ces femmes de la Coalition féministe pour connaître leurs motivations et leurs ambitions pour le Nigeria.
Oluwaseun Ayodeji Osowobi, face aux violeurs
Avant qu’Oluwaseun Ayodeji Osowobi ne crée son ONG, Stand to End Rape [“Mettre fin au viol”], en 2014, il était courant d’ouvrir le journal au Nigeria et de trouver dans les pages des faits divers la photo d’une enfant victime de viol. Personne ne se demandait si révéler l’identité de la victime pouvait avoir des conséquences pour elle. Des femmes étaient violées et tuées, en toute impunité. De nombreux soignants n’avaient aucune idée de la manière de recueillir des preuves de viol.
Cette jeune femme de 30 ans essaye de faire évoluer les mentalités en faisant pression sur les pouvoirs publics et en changeant les pratiques. Son ONG organise des séminaires de prévention sur les violences sexuelles et elle a créé un réseau de victimes de viols, où ces dernières peuvent partager leurs expériences, se soutenir mutuellement et se sentir moins seules. Elle travaille sur des projets de loi afin de faire interdire le harcèlement et les violences sexuelles.
Mais ce sont généralement les hommes qui décident de voter ces lois.
“Il faut plus de femmes dans ces espaces pour prendre des décisions et mener des actions de politiques publiques au nom d’autres personnes”, insiste Osowobi.
Damilola Odufawa, la provocation pour arme
Avant la Coalition féministe, Damilola Odufuwa, 30 ans, avait créé Wine and Whine [“Boire et déboires”], un groupe de soutien pour les femmes nigérianes.
Elle voulait créer un endroit sympa et sécurisé où les jeunes femmes pourraient se retrouver, boire un verre et se plaindre du harcèlement sexuel au travail, de la pression exercée pour qu’elles se marient, du système patriarcal et de ses gardiens, et de toutes sortes de problèmes – puis commencer à trouver des solutions.
Damilola Odufuwa, responsable des relations publiques en Afrique pour une grande Bourse de cryptomonnaies, venait de quitter le Royaume-Uni pour revenir à Lagos lorsqu’elle a créé Wine and Whine. Elle a été frappée par la façon dont les femmes étaient traitées au Nigeria.
Elle et sa cofondatrice, Odunayo Eweniyi – le même duo à l’œuvre derrière la Coalition féministe – ont fait en sorte que Wine and Whine porte également fièrement les couleurs du féminisme.
“Nous sommes une organisation féministe”, n’a pas hésité à lancer Odufuwa à un animateur de talk-show dans une interview en 2019 au sujet de Wine and Whine.
Il est resté interloqué, comme si elle avait dit un gros mot.
“Nous sommes même très féministes, a-t-elle poursuivi en riant. D’après votre réaction, le féminisme a encore du chemin à faire.”
Oduna Eweniyi, les féministes ne sont pas des terroristes
Odunayo Eweniyi, une entrepreneuse dans le numérique de 27 ans, n’avait pas réalisé à quel point l’ajout du mot “féministe” dans le nom du groupe allait faire du bruit.
“Ce n’était pas censé être un cri de ralliement pour l’ensemble du mouvement, dit-elle. Honnêtement, maintenant que c’est le cas, je suis très fière que nous ayons utilisé le mot ‘féministe’ parce que les femmes sont ravies que le mot ‘féministe’ ne soit plus synonyme de ‘terroriste’.”
Le Nigeria a beau avoir eu ses propres mouvements féministes, se présenter comme féministe est considéré comme extrémiste.
Eweniyi s’est récemment fait tatouer ses équations préférées : celle de Schrödinger, le nombre d’or et le principe d’incertitude d’Heisenberg. C’est justement l’incertitude qu’elle essaye d’éliminer de la vie des femmes nigérianes.
L’appli d’épargne lancée par sa start-up en 2016, Piggyvest [un mot-valise créé à partir de piggy bank, “tirelire” et invest, “investir”], s’attaque à l’un des principaux problèmes identifiés par la Coalition féministe : le manque d’autonomie financière des femmes. L’idée est de leur offrir la possibilité d’épargner et d’investir, même de petites sommes d’argent. L’appli compte plus de 2 millions de clients – des hommes comme des femmes.
Laila Johnson-Salami, star des écrans télé
Présentatrice de l’un des journaux télévisés les plus suivis du Nigeria, Laila Johnson-Salami se souvient très bien du jour ou le coprésentateur a demandé au producteur de le présenter en premier.
Mais elle ne s’est pas laissée décourager. Grâce à Newsday, l’émission de la chaîne de télévision Arise, elle a tenu les Nigérians informés des manifestations, sous le hashtag #EndSARS.
À 24 ans, elle est la plus jeune de la Coalition féministe. Son principal objectif, précise-t-elle, est d’attirer un public plus jeune. Elle a récemment lancé un podcast pour y parvenir. Et si, par son métier, elle met les hommes politiques face à leurs contradictions, elle a cependant déclaré : “S’il y a une chose au monde dont je suis sûre, c’est que je ne ferai jamais de politique.”
Fakhrriyyah Hashim, lutter contre Boko Haram
“C’est terminé, a tweeté Fakhrriyyah Hashim en février 2019. Vous allez devoir payer pour toutes les monstruosités commises contre les femmes.”
Son tweet a donné le coup d’envoi du mouvement #MeToo dans le nord du Nigeria. Fakhrriyyah Hashim a créé le hashtag #ArewaMeToo – Arewa signifie “nord” en haoussa, une langue d’Afrique de l’Ouest parlée par la plupart des Nigérians du nord.
Dans cette région très conservatrice où règne ce que Hashim, 28 ans, appelle la “culture du silence”, le hashtag #ArewaMeToo a libéré un flot interrompu de témoignages sur les violences sexuelles. Quand le mouvement n’a plus été cantonné aux réseaux sociaux et qu’il s’est transformé en manifestations, le sultan de Sokoto, la plus haute autorité islamique du Nigeria, l’a interdit.
Une autre campagne lancée par Hashim, #NorthNormal, réclamait aux États nigérians que les agressions sexuelles soient jugées comme des crimes et que la définition des violences sexuelles soit élargi.
Son engagement en faveur des droits des femmes lui vaut des menaces de mort et des injures. Depuis, elle a mis de la distance entre elle et ses agresseurs, en acceptant une bourse de recherche au Centre de l’initiative africaine au King’s College de Londres.
Karo Omu, les femmes pour les femmes
Deux tiers des jeunes filles et des femmes nigérianes n’ont pas accès à des protections hygiéniques dignes de ce nom, faute d’argent pour se les payer.
Karo Omu, 29 ans, se bat depuis quatre ans pour que les jeunes filles nigérianes puissent se procurer des serviettes hygiéniques et autres produits sanitaires. Ses efforts portent principalement sur les jeunes filles des écoles publiques issues de familles pauvres et sur celles qui ont dû fuir leur maison et vivent dans des camps de réfugiés.
Le nord-est du Nigeria compte 2,7 millions de personnes déplacées en raison de l’insurrection violente menée par le groupe islamiste Boko Haram et ses affidés. Pour de nombreuses femmes et jeunes filles qui vivent dans les camps, manger et s’habiller est déjà compliqué, alors les serviettes hygiéniques sont un luxe hors de leur portée.
Son organisation distribue des serviettes hygiéniques lavables, achetées grâce aux fonds collectés en financement participatif par Omu et ses collègues, afin que les jeunes filles aient un souci de moins. Certaines jeunes filles n’avaient jamais utilisé de serviettes hygiéniques auparavant.
Les problèmes des femmes doivent être résolus par des femmes”, plaide-t-elle.
Ruth Maclean
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