L’explosion du 4 août dans le port de Beyrouth [1] a sans doute fait moins de morts qu’on pouvait s’y attendre – 208 −, mais elle a semé la mort un peu partout. Dans l’air, dans les regards, dans la force de communiquer, de parler, d’écouter, dans l’envie même de se plaindre. Au-delà du nombre incalculable de blessés, de toits effondrés, de commerces soufflés, elle a porté le sentiment de l’humiliation à son comble. L’absence abyssale du pouvoir aux lendemains du désastre, son indifférence affichée ont fait l’effet d’une seconde explosion. Cette déflagration muette, sans image ni repères, a renfloué la stupeur. Le désarroi, la rage ont paralysé la population au lieu de la jeter dans les rues.
Il lui fallait non seulement soigner, reconstruire, réparer à mains nues, sans moyens, sans soutien, mais se masquer, se protéger du virus et apprendre à continuer alors que le passé flanchait. En a résulté une dose impressionnante de courage individuel, comme à chaque fois, mais aussi une énorme régression au plan de la contestation politique : sommées en toute logique de s’unir, les forces se sont au contraire divisées, atomisées. Il faut dire qu’outre la pandémie et la catastrophe économique et sociale, qui expose une partie importante de la population à la famine, la présence sur le territoire d’une force politique surarmée – celle du Hezbollah – rend quasi impossible la négociation d’un équilibre interne.
Justifier l’injustifiable
La clique au pouvoir – tous des hommes – incarne pour finir un phénomène qui ne répond à aucun mot : une forme informe et parfaitement opérationnelle de puissance indigente et d’impuissance satisfaite. Les six principaux chefs de clan libanais – deux chiites, deux maronites, un druze, un sunnite – ont fait fortune en vidant « équitablement » et sans état d’âme les caisses de l’Etat. Ils ont beau être à tour de rôle, et à des degrés divers, en désaccord sur presque tout, ils ont tous en commun d’être d’accord pour qu’aucun d’entre eux ne soit inquiété. Ils ont la même façon de s’agiter en coulisses et de faire le mort sur scène, le même mépris du mépris qu’ils inspirent.
Tous bénéficient de la couverture du confessionnalisme pour justifier l’injustifiable. C’est précisément là – à l’endroit du confessionnalisme − que réside la faillite politique du Liban et de la région tout entière. Cet équilibre des pouvoirs, conçu en 1920, avait une raison d’être lors de la chute de l’Empire ottoman. Il ne l’a plus un siècle plus tard. Aucune minorité ne sera protégée, à l’avenir, si elle ne s’inscrit pas dans un projet politique laïque. La non-séparation de l’appartenance religieuse et de l’exercice du pouvoir est une calamité. Elle compromet de facto la notion de citoyenneté, la cohésion sociale, la coexistence des différences, l’édification d’un Etat.
Que sont devenus les centaines de milliers de manifestants qui sont descendus dans les rues, en octobre 2019, pour réclamer « la chute du régime » et, pour nombre d’entre eux, la fin du confessionnalisme ? Beaucoup ont croulé sous l’addition des épreuves, beaucoup d’autres n’ont pas mesuré le renoncement qu’impliquaient leurs revendications : ils sont revenus, à la première alerte, dans le giron communautaire. Au mieux, ils n’ont rompu qu’à moitié avec le système qu’ils récusaient.
Des milliers de jeunes ont, par ailleurs, émigré, d’autres se sont recyclés sur le terrain dans les travaux d’urgence, les ONG. Ces dernières, dont on ne compte plus le nombre, remplacent l’Etat à l’heure actuelle. Leur existence est un bien et elle est un mal. Un bien parce qu’elle pare à l’urgence, un mal parce qu’elle camoufle la plaie, retarde le constat de décès de la classe politique qui en est la cause. Ayant été amenée récemment à lire, bout à bout, des extraits de mes textes sur le Liban, rédigés à quarante ans de distance, j’y ai trouvé sans surprise, mais avec un profond malaise, une terrible cohérence : celle de l’infernale répétition du même en pire. Sur le terrain, dans les faits, dans la pensée, dans le langage. La notion même de « dialogue », issue des conflits, a dégénéré en caricature : les mots sont jetés dans le vide pour soigner le sentiment d’impuissance au lieu de s’attaquer à l’impuissance elle-même, pour nourrir la parole plutôt que la pensée.
Système avarié
Ce marécage, indéfiniment recommencé, où prospèrent la haine, la fixation, le rejet de l’autre n’est pas le monopole du Liban, il concerne toute la région. Dedans, dehors, la pourriture a été entretenue par tous. Une chose en voie de décomposition n’est pas un corps solide sur lequel on peut intervenir de manière circonscrite. Ni rafistoler. Le moindre déplacement de pion peut être suivi d’une avalanche d’effets incalculables. Tout se passe comme si le passé fuyait dans le présent au lieu de lui assurer une toiture. Penser l’avenir, en faisant abstraction de cet incommensurable dégât et du changement structurel qu’il exige, c’est le couler d’avance ; c’est croire qu’on peut couper de l’eau au couteau.
Issu de diagnostics politico-économiques bornés, de découpages arbitraires, ce phénomène d’évitement et de confusion mentale se pose à l’échelle de la planète. Nous en sommes tous partie prenante. Au Liban, nous voilà au stade où la fragilisation du mal est devenue un danger. Toutes les données s’emmêlant, se tenant l’une l’autre, défaire un nœud peut signifier un début d’effritement. Ainsi la formation d’un gouvernement sans l’approbation de tel ou tel chef de clan signe-t-elle instantanément sa mort, tout comme la formation d’un gouvernement ayant l’approbation de tous implique, par définition, un compromis négatif, parfaitement stérile au plan de sa marge de manœuvre.
Ce fut le cas du gouvernement Diab, démissionnaire depuis août dernier. C’est dire si, en l’absence d’un changement radical, les arrangements acrobatiques au sein d’un système avarié sont tous voués à l’échec. La société libanaise porte, certes, une immense responsabilité dans le naufrage qui est le sien. Il n’en demeure pas moins qu’isoler le Liban du contexte régional pour réfléchir à sa survie est une négation pure et simple de la réalité : c’est sacrifier la vérité et retarder la paix au nom de bénéfices mercantiles immédiats, qui coûteront un prix exorbitant à long terme. Tout indique d’ailleurs qu’à force de refoulement, la vérité elle-même est devenue explosive. Ce petit pays révèle, jusqu’à la folie, les termes d’une équation impossible qui attend le monde entier au tournant.
Dominique Eddé (Romancière et essayiste)
• « « Isoler le Liban du contexte régional pour réfléchir à sa survie est une négation pure et simple de la réalité » ». Le Monde. Publié le 01 avril 2021 à 05h30 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/04/01/dominique-edde-isoler-le-liban-du-contexte-regional-pour-reflechir-a-sa-survie-est-une-negation-pure-et-simple-de-la-realite_6075194_3232.html
« Le Liban, c’est le monde à l’essai »
16 août 2020
La romancière estime, dans une tribune au « Monde », que le drame de son pays est le produit d’une faillite qui, au-delà de ses gouvernants, engage le monde entier. Selon elle, la spirale infernale dans laquelle le Liban se débat figure une menace à l’échelle de la planète.
Que s’est-il passé ? Un accident, une attaque… ? On ne sait pas. Le Liban a-t-il encore une chance ? Est-il à la veille de disparaître ? De se refaire ? On ne le sait pas non plus. Ce qui est à peu près sûr, c’est que le pays est le lieu de la saturation absolue. Tout s’y trouve à l’excès : les populations, la misère, les affects, le courage, la peur, les retombées des conflits régionaux, les mémoires contradictoires. Toutes les croyances, toutes les formes de représentations. L’héroïsme et l’horreur vivent ici, à leur comble, côte à côte, sur 10 452 km2.
Dans Beyrouth, les montagnes d’ordures sont tapissées de verre brisé. Un homme en chaise roulante, une jambe en moins, se débat avec un balai pour nettoyer une ruelle ; des employées de maison, philippines, éthiopiennes, se joignent à la troupe des volontaires pour débarrasser les trottoirs. Chacun, chacune se porte au secours de l’autre, pendant que les services de l’Etat brillent par leur absence. L’entraide et la chaleur humaine sont d’une qualité exceptionnelle. Les gens qui ont perdu leur maison courent à l’aide de ceux qui sont gravement blessés, les blessés au secours de ceux qui ont perdu un proche. Tous racontent le « miracle » qui s’est produit au sein de ce cauchemar : ce ne sont pas des centaines mais des dizaines de milliers de morts qu’aurait dû causer « logiquement » une telle déflagration.
Beyrouth a les membres cassés, les yeux malades. Les Beyrouthins aussi. Envahis de chagrin, de colère, les pauvres, les bourgeois, les musulmans, les chrétiens, les femmes de tous âges, tête nue, têtes voilées, marchent côte à côte dans les mêmes manifestations. Jusqu’à quand ? La violence policière monte dangereusement. Retrouvé dans une armoire, parmi les ruines, un chien pleure. On ne saura jamais ce qu’il a vécu. Et le Liban, les Libanais, saura-t-on jamais ce qu’ils ont vécu ?
Ce qui s’est passé dans le port de la ville, le 4 août, est le produit d’une faillite générale, monumentale, qui engage certes et avant tout nos gouvernants criminels, mais aussi le monde entier. Pourquoi le monde entier ? Parce que nous vivons le bon à tirer d’un processus de décomposition engagé il y a plusieurs décennies dans cette partie du monde. Parce que nous tardons tous à comprendre que le mal est partout dans l’air, à l’image du coronavirus. Le désarroi des Libanais découvrant brusquement qu’ils sont en deuil, sans toit, peut-être bien sans pays, est le raccourci foudroyant du mal qui a dévasté l’Irak, la Syrie, la Palestine…
« Les têtes sont elles aussi au bord de la faillite. Si rien ne change, elles ne tiendront qu’à l’une de ces deux conditions : perdre la raison ou se robotiser »
Nous nous obstinons à ignorer qu’il n’est plus une plaie, plus un pays, plus une partie du corps, plus une partie du monde qui puisse se penser isolément. Les dictatures arabes, les armées islamistes, la brutalité et l’impunité de la politique israélienne, les grandes et moyennes puissances prédatrices, les solidarités morbides – Nord et Sud confondus –, le règne sans bornes de l’argent, les intérêts communs des ennemis déclarés, le fanatisme religieux, les trafics d’armements, tout cela est en cause dans le port de Beyrouth. Le langage de la géopolitique peut encore informer, trier, analyser. Mais il ne peut plus voir au-delà de ce dont il traite. Il est prisonnier de la convention selon laquelle on peut fabriquer et vendre des armes d’un côté et fabriquer la paix de l’autre. Le clivage est si profond, le mensonge si bien organisé, que nous pouvons encore feindre la cohérence. Mais jusqu’à quand ?
Outre l’effondrement économique et social, nous vivons sous la menace d’un grand danger psychiatrique. Les têtes sont elles aussi au bord de la faillite. Si rien ne change, au rythme où elles sont menées, elles ne tiendront qu’à l’une de ces deux conditions : perdre la raison ou se robotiser. Les autres, celles qui préfèrent la liberté à la fusion, se cognent déjà un peu partout aux barreaux de l’extrême solitude. Et ce constat qui vaut pour le Liban vaut bien au-delà. La fusion, c’est le fascisme, la dictature, le pouvoir entre les mains d’une poignée d’hommes ou de machines.
Bocal explosif
A force d’avoir tout vu, tout entendu, tout encaissé, durant les cinquante dernières années, les Libanais sont sans doute mieux armés que d’autres pour traiter avec la folie. Mais à trop tirer sur la corde, elle risque de se rompre d’un moment à l’autre. Les habitants de ce pays peuvent se serrer les coudes comme ils peuvent s’entre-tuer. Ils peuvent remonter la pente comme ils peuvent s’écraser à jamais. Ils n’en peuvent plus d’être si solidaires et si divisés à la fois. Ils ne pourront s’en sortir que par eux-mêmes, certes, mais, comme tous les grands blessés, ils ne pourront s’en sortir par eux-mêmes sans secours. Ils n’y parviendront que si cette partie du monde sort du piège dans lequel elle est enfermée. Enfermée par elle-même et par les puissances étrangères. Il y a, ici, un cercle vicieux qui sabote toutes les énergies positives.
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Avec un million et demi de réfugiés – plus d’un quart de la population – sur leur sol, les Libanais sont entassés dans un bocal explosif. Pris en otage par leurs chefs de communautés respectives, ils sont animés, pour la plupart, par une égale envie d’en finir mais aussi, compte tenu de leurs réflexes ataviques et de l’absence d’Etat, par une égale incapacité à franchir le pas. Ils ne savent plus qui ils sont. Ils n’en peuvent plus de repartir à zéro. Le Liban était pris en tenaille par la Syrie et Israël. Il l’est à présent par Israël et le Hezbollah. Que s’est-il passé le 4 août à 18 heures ? Deux déflagrations successives se sont produites sur le lieu d’un gigantesque dépôt de nitrate d’ammonium à proximité d’un hangar dont on nous dit qu’il abritait des armes. La criminalité des pouvoirs libanais qui ont endossé cet effroyable stockage est flagrante, indiscutable. Sera-t-elle déterminée, jugée, punie ? Pourquoi le récit séquencé de l’horreur ne nous a-t-il pas encore été livré ? Quelle est l’origine de la première explosion ? Qu’y avait-il dans ce dépôt ? Qui protège qui de quoi ?
« Raisonnements circulaires »
Lors de sa visite au Liban, le 6 août, le président Emmanuel Macron a rencontré une vingtaine de personnes issues de la « société civile », dont j’étais. Cette brève rencontre se tenait à l’ambassade de France au terme d’une table ronde entre lui et les chefs de guerre qui s’était tenue dans la pièce à côté.
A l’issue de l’entretien, il nous a dit notamment cette petite phrase qui, depuis, a fait son chemin : « Je suis frappé par vos raisonnements circulaires. Aussi bien dans la pièce à côté (celle des mafieux) que dans celle-ci (celle où nous nous trouvions) ». J’aurais aimé que la comparaison fût évitée, mais c’est vrai me suis-je dit, sur-le-champ, il a raison, nous sommes prisonniers de raisonnements circulaires. Nous n’arrivons pas à nous organiser. L’opposition commence à peine à s’unir. Puis, tel un souvenir que l’on tarde à s’approprier, la phrase m’a révélé son sens à retardement. Le mot « circulaire » qui évoque le cercle vicieux, la quadrature, l’enfermement, m’est apparu comme « un déplacement » au sens freudien du terme, comme une projection. Le cercle n’était pas dans nos raisonnements mais dans le sujet. Je dirais même que nous avons ici une capacité obligée et quasi inhumaine à penser la complexité.
C’est elle, c’est la réalité qui tourne en rond. C’est la donne. Le pays. La région. Le manège du monde. La règle du jeu. C’est le jeu qui impose le cercle. La rotation, telle qu’elle est, rejette de tous côtés la moindre velléité de solution. Le Liban est dans l’œil du cyclone. Tout œil extérieur est désormais obligé de comprendre que pour rompre cette spirale infernale, c’est au cyclone qu’il faut s’en prendre. Par « s’en prendre » je veux dire décider, de la base au sommet, d’un coin du monde à l’autre, que la paix régionale est préférable à la guerre. Rien que ça ? L’utopie ou la mort ? Oui. A petite et à grande échelle, je ne vois rien d’autre. « Paix régionale » signifiant l’exact contraire du sordide arrangement qui vient de se faire entre Mohammed Ben Zayed [le prince héritier d’Abou Dhabi] et Benyamin Nétanyahou [le premier ministre israélien] sous la houlette de Donald Trump [le président américain].
Le Liban, c’est le monde à l’essai. S’il se vide de son sens, de ses différences, de sa jeunesse, il sera le signe avant-coureur d’une catastrophe bien supérieure à celle qui se vit actuellement sur son sol. Il est trop tard pour défendre souveraineté et territoires à coups de murs, de ghettos et de frontières physiques. Il n’est plus d’autre issue que d’activer à l’échelle de la planète un coup de théâtre hissant la pulsion de vie au-dessus de la pulsion de mort. Le sujet du jour – au Liban aujourd’hui et partout ailleurs dans un second temps –, c’est la santé mentale, c’est l’avenir de l’être. Livré à la réalité telle qu’elle est, l’inconscient collectif ne sera pas moins inflammable, à terme, qu’un hangar de nitrate d’ammonium. Il suffira, pour mettre le feu, du largage d’un missile, réel ou symbolique, physique ou verbal. Ce ne seront plus des morceaux de villes mais des morceaux de pays qui partiront en fumée.
Dominique Eddé (Romancière et essayiste)
• Le Monde. Publié le 16 août 2020 à 15h02 - Mis à jour le 17 août 2020 à 06h55 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/16/dominique-edde-le-liban-c-est-le-monde-a-l-essai_6049067_3232.html
« Le naufrage du Liban, c’est bien plus que celui d’un pays »
16 juillet 2020
Des années de dévoiement de la richesse communautaire par des chefs de clans avides et l’ingérence constante des puissances étrangères ont conduit le pays au bord de l’abîme, analyse la romancière libanaise Dominique Eddé.
D’une guerre, d’une imposture à l’autre, le Liban a servi à tout et à tout le monde. Il est à présent en si mauvais état que ses prédateurs – dedans comme dehors – n’ont plus qu’un geste à faire pour s’en offrir les restes. Peut-être bien le démembrer.
Le degré de manipulation et d’indécence de la classe politique au pouvoir a réussi le tour de force d’accoucher d’une faillite presque parfaite. Bêtise crasse ou intelligence démoniaque ? Les deux, pour un même résultat. La richesse humaine de ce pays – sa pluralité communautaire – a été confisquée, dévoyée par les chefs de clans qui, tous sans exception, ont œuvré à transformer les différences en divisions, à remplacer l’Etat par la magouille. Pour ce réseau d’ennemis politiques aux intérêts solidaires, il s’est agi d’entretenir les désaccords afin de se couvrir ; d’assurer simultanément leur survie politique et leurs intérêts financiers. Le tout, impunément. Sans l’once d’une inhibition, sans le moindre compte à rendre. En affaiblissant le pouvoir judiciaire pour mieux y échapper. Propriétaires autoproclamés de leurs communautés respectives, ces anciens chefs de guerre ont fait d’une pierre deux coups : ils ont empêché le peuple de s’unir et empêché l’Etat de le servir.
Ils vous diront qu’une partie de leur magot leur sert aujourd’hui à donner de l’argent aux pauvres, aux membres de leurs communautés. C’est dire le degré de mendicité morale et financière qu’ils auront favorisée pour rester en place. On fera valoir, à juste titre, qu’il se trouve, parmi eux, de plus dangereux, de plus armés que d’autres. Le Hezbollah est une présence indubitablement plus menaçante qu’une autre pour l’équilibre du pays. Il n’en demeure pas moins que face à la vision islamiste, pro-iranienne de ce parti organisé comme une secte, les prétendants à une autre vision n’ont, pour finir, prétendu qu’à eux-mêmes.
L’abolition de la couleur
L’histoire des ingérences étrangères dans l’histoire du Liban relève de l’anthologie. Disons en peu de mots ce que d’autres, mieux informés que moi, analysent très finement : à l’heure qu’il est, la construction pluricommunautaire ne convient plus à personne. Elle est pourtant – c’est là le grand paradoxe – celle qui, si on lui avait permis d’aboutir, aurait pu servir de modèle pour toute la région et bien d’autres pays ; sachant que la mixité et la gestion des différences sont un des grands défis qui se posent au reste du monde.
« C’est la victoire de la masse contre la différence, de la tribu contre la personne, de la phobie contre la vie »
Le sauvetage de cette pluralité, ni les Turcs, ni les Iraniens, ni les Saoudiens, dans leurs régimes actuels, n’en ont cure. Quant au pouvoir israélien, il a clairement confirmé son camp, en votant la loi sur l’identité d’un état exclusivement juif. La mixité est son ennemi numéro un. Plus le Liban échouera à être ce qu’il était destiné à être, plus Israël aura de quoi légitimer ses choix de purification, de séparation, d’apartheid. Le naufrage du Liban, c’est bien plus que celui d’un pays. C’est la victoire de la masse contre la différence, de la tribu contre la personne, de la phobie contre la vie. C’est l’abolition de la couleur.
Les centaines de milliers de Libanais descendus dans la rue à l’automne 2019 sont actuellement plus bas que terre mais – jusqu’à nouvel ordre – encore en vie. Ils revendiquaient d’une même voix leurs liens et leurs différences, ils réclamaient la fin de la corruption, du confessionnalisme, leur droit au droit. Ils voulaient respirer, on les a doublement asphyxiés. Aidé par deux mois de confinement dû au coronavirus, le pouvoir a répondu à la foule par un tel degré de surdité et d’indifférence qu’on hésite à savoir si la pathologie relève de la sénilité ou du machiavélisme.
La désastreuse avant-garde du monde
Y a-t-il une tentative de plan derrière cette tranquille descente aux enfers, ce laisser-aller du pays à la décomposition ? Certains l’affirment. Pour ma part, j’aurais tendance à penser qu’il s’agit de la poursuite à l’aveugle d’un processus entamé il y a plusieurs décennies. Celui qui, pour les grandes et moins grandes puissances, a consisté notamment à penser les intérêts hégémoniques et financiers au total mépris des intérêts de l’histoire, de la culture et des peuples. Tout comme au Liban l’avidité d’une clique aura compromis l’avenir du pays, l’appétit des politiques étrangères au Moyen-Orient aura géré le court terme au détriment du long, sacrifié la part de la civilisation au seul profit de la rentabilité immédiate.
Le Liban apparaît une fois de plus comme une caricature du monde ou sa désastreuse avant-garde. Ce mouchoir de poche porte à la puissance maximale la tragique incertitude de l’époque. Il abrite tout : l’absence de vision et de visibilité, la saturation des données, les équations insolubles, la perte de toute moralité, la montée de l’obscurantisme religieux, l’échec flagrant du capitalisme et des politiques occidentales, la ruine.
Réduits pour une part d’entre eux à choisir entre manger à midi ou le soir, les Libanais, en cet été 2020, sont habités par un même sentiment de honte, de colère et d’épuisement. Ceux qui peuvent s’en vont. Avec, parfois, de misérables économies en poche. Les autres ne peuvent plus assurer les études de leurs enfants, les soins médicaux, la nourriture. Qu’en sera-t-il dans six mois ? On n’ose y penser.
Parole et impuissance
Pendant ce temps, des mouvements, des associations, des partis politiques non confessionnels, des cellules de réflexion et d’action se démènent pour tenter de maintenir la pression sur le pouvoir. J’exclue évidemment de cette liste les quelques chefs de clans qui se sont provisoirement recyclés sous l’étiquette d’opposants contre le gouvernement actuel.
D’une manière générale, le grand handicap des initiatives positives au Liban réside dans leur incapacité à se fédérer. A force de fonctionner sans appui d’aucune sorte, l’intelligence individuelle a pris le pli, dans ce pays, de se substituer au collectif. « Ecoute-moi, je vais te dire » est une formule qui a cent ans d’avance – l’âge du pays – sur son envers : « Dis-moi, je t’écoute. » Chacun d’entre nous, Libanais, se sent spontanément mieux habilité que son interlocuteur à diagnostiquer, analyser, résoudre la situation, tout en sachant (comprenne qui pourra) qu’en dehors d’une action concertée (et encore) le mal est… incurable. Cette passion de la parole, qui est aussi la revanche tonique de notre impuissance, l’artiste [compositeur, metteur en scène et comédien] Ziad Rahbani l’a incarnée et moquée avec un génie inégalé durant les années de guerre.
« Il ne s’agit pas d’avoir de l’espoir, il s’agit de travailler à ne pas le rendre à jamais impossible »
Conscients, toutefois, de l’urgence à s’unir, se réunir, de nombreux acteurs de l’opposition cherchent en ce moment à surmonter leurs différends. En arabe, je l’ai écrit ailleurs, c’est le même mot – wahdé – qui signifie la solitude et l’union. C’est peu dire que la solitude de chaque Libanais est aujourd’hui abyssale et que seule l’union de l’opposition issue de la société civile pourrait atténuer l’angoisse. Il ne s’agit pas d’avoir de l’espoir, il s’agit de travailler à ne pas le rendre à jamais impossible. Et qu’on me pardonne le raccourci : ce qui vaut pour le Liban vaut pour le reste du monde. Non pas, certes, en raison de son statut de pays ou de nation, somme toute bien peu de chose, mais en raison de ce qu’il signifie.
Vider le Liban de sa sève – sa jeunesse et sa pluralité –, c’est consacrer, au-delà de son cas particulier, l’uniforme et le béton à la place du jardin. C’est abonder dans le sens des totalitarismes et des dictatures qui ébranlent déjà un peu partout la courte histoire de la démocratie. C’est miser sur une option morbide qui confiera, en tout lieu, l’avenir à des clones plutôt qu’à des êtres humains.
Dominique Eddé (Romancière et essayiste)
• Le Monde. Publié le 16 juillet 2020 à 06h30 - Mis à jour le 16 juillet 2020 à 20h12 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/07/16/dominique-edde-le-naufrage-du-liban-c-est-bien-plus-que-celui-d-un-pays_6046323_3232.html