Selon des diplomates cités par le South China Morning Post, Pékin a approché Séoul afin d’obtenir des clarifications au sujet d’une réflexion en cours au sein du gouvernement sud-coréen à propos d’un éventuel élargissement à la Corée du Sud du « Quad », ce forum sécuritaire qui regroupe les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie. Ce qui confirmerait la création d’un nouvel OTAN asiatique aux portes de la Chine. Cités le 17 avril par le quotidien anglophone de Hong Kong, ces diplomates affirment que le gouvernement sud-coréen a été approché ces dernières semaines par les autorités chinoises pour faire la lumière sur un sujet particulièrement sensible. Pour le moment, Séoul leur a répondu qu’il n’avait à ce jour encore reçu aucune invitation dans ce sens.
« C’est ainsi que démarre habituellement une guerre chaude »
Le « Quad », le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité réunissant les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde, a été mise sur pied en mai 2007. Elle inquiète fortement la Chine et ses analystes. « Les États-Unis courtisent la Corée du Sud depuis un certain temps et recherchent à intégrer des alliances avec Tokyo et Séoul dans une nouvelle alliance triangulaire, souligne ainsi Qian Yong, professeur associé de l’Institut coréen à l’Université du Zhejiang. Si les Sud-Coréens rejoignent le Quad, les chances sont grandes de voir ce processus conduire à un trio, en d’autres termes un petit OTAN en Asie de l’Est, qui poserait un certain défi pour la sécurité de la Chine. »
Pour Bi Yingda, chercheur expert des études coréennes à l’Université du Shandong, une telle coalition mettrait la Chine sous d’extrêmes pressions et aurait pour conséquence d’augmenter les risques d’un conflit : « Une alliance multilatérale antichinoise en Asie de l’Est ne ferait qu’augmenter la confrontation dans la région. S’ensuivrait un rapprochement entre la Chine et la Russie et Pékin choisirait alors de prendre parti pour la Corée du Nord sur la question de la péninsule coréenne. Si ce jour devait arriver, cette situation pourrait facilement dégénérer en une confrontation entre les deux camps. Dans l’histoire, c’est ainsi que démarre habituellement une guerre chaude. »
Le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi a déjà dit de façon répétée que le Quad prenait l’allure d’un nouvel OTAN et en venait à constituer une sérieuse menace pour la sécurité régionale. Pékin a plus d’une fois accusé Washington de créer une « clique » pour empêcher l’ascension de la Chine. Il se trouve en outre que plusieurs pays européens, dont la France, ont récemment participé à des manœuvres avec les pays membres du Quad en mer de Chine du Sud et manifesté leur intention de rejoindre un plan coordonné avec l’Inde et l’Australie dans la région.
« Le Quad a apporté aux États-Unis et ses alliés un cadre multilatéral idéal pour contenir la Chine à l’avenir », commente ainsi Shi Yinhong, professeur de relations internationales à l’Université Renmin de Pékin, cité par le même journal hongkongais. Selon Tang Xiaoyang, autre professeur de relations internationales à l’Université Tsinghua de Pékin, la Chine pourrait légitimement s’inquiéter de se voir ainsi encerclée du Pacifique jusqu’à l’océan Indien : « Les membres du « Five Eyes » [groupement de pays pour échanger des informations sur le renseignement militaire] tel que le Royaume-Uni, le Canada et la Nouvelle-Zélande pourraient se montrer intéressés pour y prendre part. »
Double changement de paradigme
La décision de la Corée du Sud de rejoindre ou non le « Quad » est très compliquée. Elle se heurte d’une part à des relations glaciales entre Séoul et Tokyo du fait de l’héritage de la colonisation nippone de la péninsule coréenne qui continue de susciter un très fort ressentiment antijaponais sur le sol sud-coréen.
Un autre obstacle est la nécessité pour Séoul de maintenir l’appui de la Chine dans le dossier nord-coréen. Pékin peut jouer un rôle dans les décisions que prendra ou non Kim Jong-un. Mais bien des observateurs de la Corée du Nord estiment que l’influence réelle de la Chine sur le dictateur de Pyongyang demeure très limitée, ce dernier ayant montré à plusieurs reprises qu’il n’en ferait qu’à sa tête.
Mais deux paradigmes ont changé tout récemment, qui pourraient faciliter l’entrée de la Corée du Sud dans le « Quad ». D’abord, la décision le 21 avril prise par un tribunal de Séoul de débouter une plainte déposée par des anciennes « femmes de réconfort », ces Sud-Coréennes forcées de devenir les esclaves sexuelles des soldats japonais pendant l’occupation nippone de la péninsule. Le tribunal a ainsi cassé un précédent jugement qui ordonnait à Tokyo de verser des compensations et de présenter des excuses en bonne et due forme.
Deuxième paradigme en voie de bouleversement : le début d’une clarification du gouvernement japonais sur l’engagement que pourraient prendre ses forces d’autodéfense aux côtés des États-Unis en cas d’invasion chinoise de Taïwan. Dans leur déclaration conjointe, le président américain Joe Biden et le Premier ministre japonais Yoshihide Suga ont exprimé une inquiétude commune sur la menace chinoise pesant sur l’ancienne Formose. Tokyo a d’abord fait savoir que cette déclaration ne présupposait pas un engagement armé de sa part en cas d’invasion chinoise. Mais par la suite, l’agence japonaise Kyodo a affirmé que le Japon étudiait en fait la faisabilité d’un ordre donné à ses avions de combats de protéger les navires américains en cas de crise entre la Chine et Taïwan.
Ce constat découle de la proximité du Japon avec Taïwan et la Chine et de la possibilité qu’un conflit armé en vienne à constituer une menace pour la population japonaise, croit savoir l’agence de presse. Takashi Terada, professeur de relations internationales à l’Université Doshisha de Kyoto, estime pour sa part que les remarques de Yoshihide Suga laissent entrevoir la possibilité d’un engagement militaire japonais à propos de Taïwan.
De tout cela, que fera le président sud-coréen Moon Jae-in à Washington où il sera reçu par son homologue américain ? Les deux hommes réaffirmeront bien sûr la solidité de l’alliance entre les États-Unis et la Corée du Sud. Mais ils pourraient bien ne pas s’arrêter là.
Pierre-Antoine Donnet