C’est au Xe siècle que le « Viêt Nam en devenir » avait connu sa dernière indépendance. Depuis, ce « Viêt Nam en devenir » a connu divers envahisseurs, mongols, chinois/… / chinois de nouveau, portugais, japonais, français, américains. Mille ans de guerre sans repos. Et, au terme d’un immense sacrifice national, une nouvelle indépendance. La paix.
Mais maintenant que la guerre est finie, elle continue. Une guerre silencieuse, si laide qu’elle n’a pas l’honneur des écrans. Bien sûr on la rencontre au « Village de l’Amitié » de Van Canh à Hanoi ou dans le « Village de la Paix » de Tu Du à Ho Chi Minh-Ville, deux lieux qu’on peut qualifier d’établissements pilotes du pays. Elles sont là les victimes visibles de l’Agent Orange. Les écrans du monde n’en veulent pas. Elles font peur. Certaines le savent. Elles souffrent d’être. Elles vous fouillent la pupille et semblent demander : « Qu’ai-je fait pour être comme ça ? » et vous devenez l’accusé du monde entier. Celles-là ne sont que l’infime partie apparente d’un iceberg qui fait froid dans le dos.
Les autres victimes sont essaimées sur deux mille kilomètres du Sud au Nord. Elles sont en ville au détour d’une rue, en campagne au fond d’un chemin poussiéreux de terre rouge qui mène à un hameau de paillotes, quelque part dans la montagne ou bien dans un de ces innombrables bateaux-maison.
C’est cet homme d’une trentaine d’années qui, du haut de ses soixante centimètres, s’affaire autour d’une bouteille de gaz (le gaz en bouteille est apparu depuis peu de temps au Viêt Nam) qu’il a transformé en cuve à air comprimé à laquelle est fixé un moteur récupéré sur un vieux ventilateur pour faire un compresseur. Il n’a ni jambe ni cuisse, il se déplace en pivotant sur son tronc grâce à des mouvements brusques d’épaules d’un côté à l’autre et, avec ses moignons de bras, il refait la pression d’air des roues de vélos, cyclopousse et cyclomoteurs, avec une étonnante rapidité. Il n’a pas de nom. On l’appelle « cut tay », « pingouin ». Il fait avancer ou reculer le cycle du client quand la valve n’est pas à bonne hauteur. Il ne sait pas qui l’a conçu. Il n’a pas d’âge, pas d’adresse. Son adresse est ici, à l’angle de cette rue, au milieu d’une circulation hallucinante. Il y dort debout car il ne faut pas perdre la place. Il mange tête dans la casserole, puis il la cache sous un tas de ferraille rouillée. Dans ses déplacements mécaniques de manchot, tronc culotté d’un sac et visage bleui par les gaz d’échappements, ses moignons trient les billets avec l’aide de la bouche qui rend la monnaie. Celui-là s’en sort.
C’est cette fille de vingt-quatre ans, allongée sur son lit de planche depuis sa naissance. Paralysée, elle est aveugle et sourde. Elle grogne. A ses côtés gît un petit corps lesté à une tête énorme. Un frère. Il gémit. Ses membres minuscules bougent autour de cette énorme tête qu’il ne peut pas soulever ni tourner. La mère exténuée est assise à côté d’eux. L’intérieur de la paillote est d’une pauvreté inimaginable. Sur la terre battue, le plus vieux des frères frappe le sol avec les bras et la tête. Puis il se calme et fixe sa mère. Bouche ouverte sur des dents désordonnées, il bave et crie de nouveau. Ensuite, il rampe et pleure aux pieds de sa mère. Parfois, il la bat. La mère n’en peut plus, elle doit s’occuper d’eux jour et nuit jusqu’à la fin du dernier d’entre eux. Elle met à manger dans leur bouche et lave sur eux leurs besoins. C’est plus dur que la guerre, d’ailleurs, le mari a déserté la famille. Seule, elle ne peut rien faire d’autre pour gagner sa vie. De la même manière que ses voisins, elle se demande ce qu’elle a fait de mal dans cette vie ou dans une autre pour endurer cet enfer ? Maintenant que les autorités du pays expliquent l’origine du mal, elle reçoit un peu d’aide et de réconfort. Cette année, le village a fait une collecte pour les familles comme la sienne et ses voisins ont réparé son toit en paille de riz emporté par le dernier typhon. La mère répète : « Que vont-ils devenir quand je ne serais plus là et qui va s’occuper d’eux ? Bien que trois de mes enfants soient déjà morts, j’ai peur que ceux-là me survivent et qu’ils soient mal traités. »
Deux paillotes plus loin, c’est la même situation.
Sur les Hauts plateaux, on est loin de tout. Ici, jadis, c’était la forêt primitive. Elle a disparu. Il n’y a plus rien. Ses habitants ont perdu leur représentation du monde. Il faut une semaine à pieds pour descendre au marché vers la plaine. Ce couple a construit une cabane, autour, deux cochons et quelques poules. Il cultive des patates douces et cueille des tubercules. La fille aînée était normale en venant au monde, juste une petite boule sous l’œil. Mais la boule a augmenté, grossi. La grosse masse a emporté avec elle l’œil et la joue et puis le menton qui, maintenant, reposent sur l’épaule. La mère a eu cinq enfants, deux sont morts à la naissance. Puis elle est morte à son tour d’étrange maladie. La grand-mère est si fatiguée qu’elle a le tour des yeux violet. Sa deuxième petite fille, jolie et intelligente, est aveugle. Ses yeux semblent avoir été brûlés. « Souvent, elle me dit qu’elle veut supporter sa souffrance toute seule », raconte la vieille dame. « Quand mon petit-fils encore vivant est né, sa mère n’a pas demandé si c’était un garçon ou une fille, elle a seulement voulu savoir si le bébé était normal ? » Maintenant, il est sur une planche à roulettes. Il se pousse de sa seule main et tourne en rond. Le père, petit homme frêle, parle de ses enfants : « Ce serait une chance pour eux de mourir avant nous. »
Cette barque de pêcheurs a un toit arrondi sur sa partie centrale et des yeux peints de part et d’autre de la proue pour éloigner les crocodiles et les mauvais esprits. Sur la partie arrière, la mère cuisine sur un petit foyer en terre cuite dans lequel elle a pilé du charbon de bois. Le père répare le filet. Son corps est couvert de boules grosses comme des oranges. Leurs deux enfants sont nés dans le bateau, sur le delta. La fillette a neuf ans. Elle est magnifique, intelligente, vive et douce. Son frère, sept ans, est arrivé dans la vie avec des poils sur tout le corps. Un docteur a dit qu’il s’agissait d’une hyper pigmentation appelée aussi hirsutisme. La mère en est presque morte à l’époque. L’enfant est intelligent mais souffre d’une grande anxiété. Il est poilu comme un marcassin. Il se roule sans arrêt dans l’eau qui reste au fond du bateau. « Ca sent le poil mouillé », dit sa sœur qui en a peur. Elle préfère jouer avec le python qui vit à bord. « Nous allons manger ce serpent et nous n’en aurons plus dans l’avenir, car mon fils en a raisonnablement peur », dit le père. « Nous n’aurons plus d’enfant », ajoute la mère.
Loin de ceux-là, qui ne sont pas des cas extrêmes, l’actualité joue aux dés leur destin.
GENEVE, le 16 janvier 2006, le nouveau Président de la Commission des droits de l’homme de l’Onu pour la session 2006, le diplomate péruvien Manuel Rodriguez Cuadros a choisi de changer cette instance vieille de 58 ans et très critiquée. Le nouvel organisme serait un Conseil des droits de l’homme. Louise Arbour, haut commissaire de l’Onu aux droits de l’homme approuve le projet et y voit un moyen de garantir une réaction plus prompte aux violations commises dans le monde. Le nouveau président soutenu dans ce projet par le secrétaire général de l’Onu, Kofi Annan, émet l’espoir que ce Conseil « renforcerait le système de protection des droits de l’homme » et « l’écarterait de toute forme de manipulation politique ». Contrairement à la Commission le Conseil serait actif toute l’année. Les critiques de la Commission disent que le système consistant à laisser nommer les pays membres par des organismes régionaux a pour conséquence que des pays commettant des violations graves des droits de l’homme se voient souvent attribuer des sièges dont ils se servent pour se protéger des critiques qui les visent, eux et leurs alliés. Pour Louise Arbour, ancien juge canadien ayant siégé au tribunal pénal de l’Onu pour les crimes de guerre, le « Conseil » « doit pouvoir traiter des violations des droits de l’homme quel que soit l’endroit où elles ont lieu. »
Il est grand temps de parler des victimes de l’Agent Orange à l’Onu.
WASHINGTON, le 31 janvier 2006, le Sénat des Etats-Unis d’Amérique a confirmé la nomination par George W. Bush du juge Samuel Alito à la Cour suprême par 58 voix contre 42. Après celle de John Roberts, la plus haute juridiction des Etats-Unis, qui pourrait bien avoir à juger la recevabilité de la plainte des victimes vietnamienne de l’Agent Orange, vient de basculer côté ultra conservateur pour des décennies.
PARIS, revenons à ce 17 janvier 1973 : « Accords de Paix de Paris », signés entre les Etats-Unis d’Amérique et le Viêt Nam. Le Chapitre VIII, qui traite des relations à venir entre les deux pays, contient l’Article 21. Cet article prévoit que les Etats-Unis contribueront à la reconstruction du Viêt Nam et à cicatriser les blessures de la guerre…