Dans un livre magnifique Exterminez toutes ces brutes (Les Arènes, 2007, réédition), l’écrivain suédois Sven Lindqvist conclut son exploration de l’histoire coloniale européenne en Afrique par un constat sans appel : « Vous en savez déjà suffisamment. Moi aussi. Ce ne sont pas les informations qui nous manquent, c’est le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conséquences. »
Vingt-cinq ans après la première publication de cet ouvrage en France, les mots de Lindqvist résonnent avec une acuité et une puissance troublantes. Une commission d’historiens mise en place voici deux ans à l’initiative de l’Elysée vient de rendre au président de la République un rapport mettant en lumière les « responsabilités lourdes et accablantes » de l’Etat français dans le génocide des Tutsi du Rwanda, un million de morts en cent jours.
Voilà donc tout un pays brutalement confronté à une vérité jusqu’ici niée depuis près de trente ans par une poignée d’hommes d’Etat qui tentaient d’esquiver leurs responsabilités en se drapant dans l’« honneur » d’une nation – la patrie des « droits de l’homme » – pour construire, année après année, un discours négationniste, pas après pas, comme on bâtirait un château de cartes mensonger.
C’est ce château de cartes que le rapport Duclert a écroulé.
La question de la complicité
Une vérité tenue en lisière pendant des décennies apparaît brutalement à tout un pays, incrédule et stupéfait. Le brouillard longtemps entretenu autour du rôle de Paris dans l’extermination des Tutsi du Rwanda se dissipe. Ce ne sont plus « les informations qui nous manquent », ce que la vérité exige maintenant, « c’est le courage de comprendre ce que nous savons pour en tirer les conséquences ».
Car il ne faut pas se leurrer. Que la commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, présidée par l’historien Vincent Duclert, spécialiste des génocides, se soit sentie obligée de préciser qu’a priori « rien » ne viendrait « démontrer » que les plus hautes autorités françaises se soient rendues complices du génocide n’atteste que d’une évidence : la question de la complicité s’est posée aux historiens de la commission avec une force incontestable.
Ceux-ci y ont prudemment répondu en historiens, privés d’un accès total aux archives, soit parce qu’encore interdites d’accès, soit parce que détruites par ceux-là même qui craignent aujourd’hui encore l’impératif de justice.
Un crime de génocide – ce crime absolu qui consiste à vouloir faire disparaître de la surface de la terre un peuple entier, jusqu’à sa mémoire même – est imprescriptible, ses éventuels complices peuvent être traduits en justice dix, vingt, trente ou cinquante plus tard. Tant qu’ils sont vivants, ils restent redevables à tout le moins de rendre compte de leurs décisions, de s’en expliciter, de défendre leur honneur. Pas celui d’un pays dont ils s’autoproclameraient les « hérauts » pour mieux taire, justement, la voix de ce pays, mais leur honneur personnel, le leur, juste le leur.
Un « réseau parallèle » à l’Elysée
Car ils se sont compromis, au-delà de toute limite. Ils n’étaient pas nombreux, une vingtaine, mais ils ont emporté un pays entier dans une guerre qui fut secrète et qu’ils menèrent – sans rendre aucun compte – de leur vaisseau amiral de l’Elysée. Une guerre qui permit la réalisation d’un génocide, le plus fulgurant, le plus brutal jamais vu, « un génocide sous sa forme la plus pure », nota l’historien Raul Hilberg à la fin de sa somme monumentale sur La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, Folio Histoire, 2006).
Un détail dit tout de cette histoire folle qui emporta la présidence de François Mitterrand dans une participation active – politique, militaire et diplomatique – au dernier génocide du XXe siècle et, par la suite, à sa négation la plus brutale, la plus abjecte.
Ce détail, c’est le général Jean Varret, un soldat, qui le raconte. Il le mentionne dans un entretien publié par Le Monde du 30 mars. Il découvre, raconte-t-il en évoquant l’année 1993, au cours de laquelle il va se voir démis d’office de son poste de responsable des missions militaires françaises de coopération, qu’« un réseau [de communication] parallèle non réglementé s’est mis en place à l’Elysée ». Il explique : « J’ai découvert ces moyens de communication chiffrés, une station Inmarsat, lorsque Huchon [le général Huchon est alors chef adjoint de l’état-major particulier de présidence] m’a fait visiter l’EMP [état-major particulier de la présidence]. Il m’a emmené sous les combles, où j’ai vu le poste. Un sous-officier servait d’opérateur radio. Cette liaison ne relevait nullement des activités normales de l’Elysée. »
Le général Varret a un solide sens du devoir, il est aussi un proche de François Mitterrand, qu’il estime. Il s’interroge : voici quelque temps, il a averti du risque de génocide en faisant savoir que ses interlocuteurs de l’armée rwandaise, tenue par les extrémistes, lui avaient annoncé vouloir « liquider tous les Tutsi » ; ceux-ci étaient « peu nombreux » et donc « cela allait vite être fait ».
La fidélité à un homme, et non à un pays
Il a averti l’Elysée et l’armée ; le chef d’état-major, entre autres, l’amiral Lanxade. Pour avoir dit ce qu’il ne fallait pas dire – que les alliés de l’Elysée préparaient un génocide –, il est « viré » et remplacé aussitôt par le général Huchon, celui-là même qui, de son bureau de l’Elysée, avec son marsouin, ce sous-officier des troupes de marine installé dans les « combles » du palais présidentiel, donnait directement ses ordres – en grillant toute la chaîne de commandement – aux troupes déployées en nombre à 8 000 km de là pour être engagées dans une guerre qui ne devait pas être connue de la France, qui était une guerre personnelle menée en son nom propre par François Mitterrand avec l’accord, le soutien et l’appui sans faille d’une poignée d’hommes dévoués au chef de l’Etat. Faute de l’être à la nation.
Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée sous la présidence de François Mitterrand, ne peut ignorer la présence de cet opérateur radio dans les « combles » de l’Elysée. De par sa fonction, il lui revient de gérer au quotidien les affaires de la présidence. Ce qu’il fait avec un zèle sans faille.
Ce qu’il fera par la suite, pendant plus de vingt ans, avec la même fidélité à un homme – et non à un pays – en construisant, élaborant et diffusant un pur discours négationniste visant à renverser les responsabilités : faire des victimes du génocide les propres coupables de leur malheur sans nom. Le négationnisme, c’est créer un relativisme, créer la confusion. Evoquer un prétendu second génocide – celui des Hutu par les Tutsi en représailles – revient à nier le génocide puisque le « second » occulte le « premier » – le seul réel.
Pour parvenir à cela, les institutions de la République vont être manipulées dans une débauche de tromperie. L’armée va se trouver impliquée à son corps défendant – à l’exception de quelques hauts gradés – dans une entreprise de pure négation de l’évidence ; la justice va se voir embringuée dans une folle instruction menée par le juge Bruguière, qui se fera complice de la négation au prix d’une instruction manipulatoire ; les plus hauts responsables politiques français vont participer à ce processus, de bonne foi pour certains, par cynisme absolu pour d’autres ; des intellectuels reconnus vont verser dans le plus abject négationnisme ; de célèbres organisations humanitaires vont se laisser abuser et glisser dans un abîme sans fond.
Il reste aux citoyens de s’en saisir
Les complices du mensonge mis en place pendant plus de vingt ans vont se voir promus et célébrés. Et ceux qui tentèrent de briser la chape de plomb seront, eux, tenus en lisière et désignés à la vindicte comme des « anti-France », des « traîtres », des « idiots utiles », des « complices du führer rwandais », l’actuel président Paul Kagame, des « âmes trop sensibles » éprouvées par l’horreur de ce génocide qu’il ne fallait pas voir, pas regarder, pas examiner.
Des soldats au comportement courageux – à l’image du général Jean Varret – furent placés à l’écart, écartés de toute promotion ou ouvertement dénigrés par ceux-là même qui les commandèrent. Ces soldats étaient pourtant l’honneur de l’armée : l’adjudant-chef Prungnaud, du GIGN ; le colonel Rémi Duval, chef d’un groupement COS, qui découvrit le drame de Bisesero et subit avec son groupement l’ire de ses supérieurs directs, qui, pour mieux s’exonérer de leurs responsabilités, les accusèrent d’avoir fauté ; le colonel Galinié, qui, bien que formé à Saint-Cyr dans le même temps que son camarade de promotion, le général Huchon, refusa de franchir le pas de trop ; le lieutenant-colonel Guillaume Ancel, qui témoigne sans trêve du rôle assigné malgré eux aux soldats de l’opération Turquoise…
La liste n’est pas complète. Pour l’établir, il faudrait scruter les promotions indues du ministère des affaires étrangères, de la coopération, du ministère des finances et de toutes ces administrations qui, un jour ou l’autre, pendant plus de vingt ans, ont eu à faire avec le poids de ce mensonge entretenu sciemment autour du rôle de Paris au Rwanda.
Les faits sont là.
Ils sont têtus, incontestables, publics. La seule lecture du chapitre 7 du rapport Duclert suffit à l’édification de ceux qui oseraient encore tenter de nier leurs responsabilités, énormes ; et d’autant plus importantes qu’ils ont voulu entraîner derrière eux un pays, au risque assumé de salir l’honneur d’une nation entière.
Voici quelques jours – et c’est, là aussi, du courage –, ces faits ont été admis par le président de la République, Emmanuel Macron ; admis par la France, donc.
Il reste maintenant au pays entier – à ses citoyens, à ses associations, à ses intellectuels, à sa justice… – de s’en saisir. Pour réclamer justice. Pour demander aux magistrats d’« avoir le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conséquences ».
Patrick de Saint-Exupéry (Journaliste et écrivain)