A la fois guerre civile et moment d’effervescence et de créativité démocratiques, la Commune a été immédiatement l’objet d’interprétations radicalement divergentes. Tandis que les imaginaires opposent au printemps du Temps des cerises le spectacle des ruines de Paris, les conflits interprétatifs fabriquent une mémoire divisée. La tentative d’occultation menée sous la IIIe République se solde par un échec ; la Commune n’intègre pas la mémoire nationale, mais elle se déploie à travers de multiples mémoires militantes. Loin d’atténuer sa portée, cette relégation dans le champ militant renforce son usage politique. Cent cinquante ans après, comment expliquer son étonnante longévité ?
Le conflit de 1871 oppose des républicains modérés et conservateurs, ainsi que des bonapartistes et des monarchistes, aux communards, qui aspirent à une république démocratique et sociale. Le face-à-face sur la forme du régime, déjà à l’origine des journées de juin 1848 et de leur écrasement dans le sang, trouvera son épilogue à partir de la fin des années 1870 avec le ralliement progressif de l’essentiel des bonapartistes et monarchistes à la République existante.
Le consensus alors majoritaire sur la forme républicaine ne fait pas disparaître pour autant le clivage fondamental sur le sens à donner au régime. Dans ce contexte, la Commune reste vivace dans les mémoires, car, en plus de la rupture révolutionnaire qu’elle représente, elle continue de faire s’interroger sur la portée démocratique et sociale, et donc l’orientation, du système politique. Les batailles pour la réinterprétation de l’événement ont souvent été lues comme de simples querelles mémorielles, alors qu’au-delà de la « récupération » elles montrent l’importance de la référence à un passé reconstruit pour penser le politique au contemporain.
Le massacre de la « semaine sanglante » renvoie à la violence de la répression versaillaise, mais aussi à l’élan de ceux qui sont tombés pour un monde meilleur. L’un et l’autre fondent le récit naissant de la Commune : l’élan démocratique et social, l’émancipation, l’inventivité, l’utopie sont mis en avant par d’autres projets politiques ou révolutionnaires ; la répression, la « semaine sanglante », Adolphe Thiers et les versaillais illustrent la férocité des forces conservatrices. Durant presque tout le XXe siècle, le symbole de la Commune est resté fort parce que les identifications, duales, sont simples : peu de notions précises, mais un idéal universel que magnifient les communards face aux forces de la réaction, la brièveté de l’événement permettant sa « pureté ».
Clivage gauche-droite
Les conservateurs, quant à eux, effacent immédiatement la violence de la répression en lui substituant l’image des incendies puis des ruines de Paris ; la peur de la révolution figure alors des hordes incendiaires et, face aux traces d’émancipation féminine, conspue les « pétroleuses », les « viragos », les « femmes dénaturées », etc. La « légende noire » de la Commune mobilise également l’exécution des otages pour réduire les communards à des hydres sanguinaires.
Cette mémoire est toujours présente aujourd’hui. Discrète, elle est périodiquement réactivée et ressurgit alors avec la même brutalité. On notera, sans en exagérer la portée, que la récente passe d’armes au Conseil de Paris sur le 150e anniversaire de 1871 montre comment, dans un contexte préélectoral, la Commune reste mobilisable pour réactiver le clivage gauche-droite.
Le mythe est aussi mondial. La Commune, révolution dans Paris « capitale du XIXe siècle », a été aussitôt très regardée depuis l’étranger. Marx, à Londres en 1871, y a vu un « gouvernement de la classe ouvrière », Engels, vingt ans plus tard, la « dictature du prolétariat », Lénine la « préfiguration » de la révolution soviétique et Trotsky « un éclair, présage d’une révolution prolétarienne mondiale », tandis que Bakounine, qui a participé à l’insurrection lyonnaise de septembre 1870, l’interprète comme la « négation de l’Etat ».
Communistes et anarchistes vont développer à leur suite des historiographies propres dépassant les cadres nationaux. Concrètement, des spartakistes berlinois de 1919 à la récente « Commune du Rojava » au Kurdistan syrien, en passant par Manaus au Brésil en 1924, Canton en 1927 et Shanghaï en 1967, ou en France, par Mai 68, la référence n’a cessé d’être revendiquée.
Les combats de l’époque
Dans le monde postsoviétique ouvert en 1989, le référent Commune, d’abord comme emporté par le rejet des dérives totalitaires du XXe siècle, est réapparu autrement, lié au siècle précédent et donc doté d’une virginité nouvelle. Depuis deux décennies, le puissant travail interprétatif mené par l’historiographie marxiste ayant perdu sa prééminence, on assiste, et cela semble s’accentuer, à une redécouverte de 1871 et à une réactivation de son imaginaire dans des cadres de réflexion beaucoup plus libres et en prise avec les combats écologiques, sociaux et politiques du temps.
La Commune est, par exemple, fortement mobilisée dans le débat sur les biens communs ou fait l’objet d’un intérêt marqué dans les ZAD (« zones à défendre ») ; elle a été aussi mise en avant par le mouvement Nuit debout en 2016. Enfin, peut-être davantage sous forme d’évocation, la référence apparaît chez certains « gilets jaunes » et dans les « cortèges de tête », en marge des défilés dans les mouvements sociaux, comme signe d’une radicalité contemporaine.
L’extrême longévité de la référence à la Commune tient d’abord à sa capacité d’évocation d’un idéal pour ceux qui, en recherche de possibles, y voient sinon un modèle, du moins une source d’inspiration. Son caractère structurellement conflictuel a sans doute paradoxalement contribué à son entretien.
On a peut-être sous-estimé sa puissance d’évocation mais aussi sa capacité, par sa plasticité, à conforter les opinions quelles qu’elles soient, ainsi qu’à permettre toutes les appropriations. En matière mémorielle, à chacun sa Commune ? C’est inégalement vrai en fonction des périodes et des appartenances collectives, mais on peut le penser, chacun y ancrant ses espoirs.
Marc César (Historien) et Laure Godineau (Historienne)