Propulsé comme l’un des écrivains arabes contemporains les plus populaires, Alaa El-Aswany s’est vu forcé de quitter l’Égypte après la reprise en mains du pays par les militaires, embusqués derrière le président Abdel Fattah Al-Sissi, en 2014. Auparavant, El-Aswany avait participé activement au mouvement de la place Tahrir [2011], qui allait secouer la région entière. Dix ans plus tard, de New York, où il enseigne la littérature à l’université, l’écrivain fait le point sur ses désillusions et ses espoirs.
LE TEMPS : L’Égypte, comme une bonne partie de la région, donne aujourd’hui un sentiment de désolation. Dix ans après, faut-il proclamer l’échec des révolutions arabes ?
Alaa El-Aswany : Je suis au contraire vraiment optimiste. Il faut prendre garde à ne pas confondre le changement politique et la révolution, qui est une chose beaucoup plus profonde. C’est vrai que nous n’avons pas réussi à transformer l’Égypte politiquement, et que la situation, sur ce plan-là, est pire que jamais en termes d’oppression et de violation des droits humains. Mais la révolution est fondamentalement un changement culturel. Les gens voient aujourd’hui le monde d’une façon différente, ils ont gagné une conscience dont ils étaient dépourvus auparavant. Or c’est là quelque chose d’irréversible. J’insiste : les Égyptiens, maintenant, ne sont plus les mêmes que ceux d’avant la révolution. Le changement politique prendra du temps, mais la révolution continue d’exister, en ce moment même.
Vous évoquez la répression. Les opposants ont été tués ou embastillés. Comment croire que la flamme reste vive ?
Le pouvoir essaie par tous les moyens de faire comme si cette révolution n’existait pas, de l’effacer, de l’écraser. Mais c’est inévitable : à un point donné, cela se traduira dans la politique ; en résultera l’État pour lequel nous nous sommes révoltés. La flamme dont vous parlez, c’est une flamme de conscience. Les gens ne peuvent plus manifester maintenant, ou alors au risque de croupir dix ans en prison. Mais heureusement, il n’y a pas de loi capable d’empêcher les gens de rêver ; il n’y a pas de loi qui prive les gens de réfléchir. C’est pour cette raison que cela continue, même si les signes révolutionnaires n’émergent plus en surface. En Égypte, pas plus qu’ailleurs, on ne peut tuer les idées.
Avec le recul, pensez-vous que la foule, place Tahrir [lieu de la révolution au Caire, en 2011], a commis elle aussi des erreurs ?
Notre faute la plus grave, c’est d’avoir fait confiance à l’armée. Nous aurions dû rester dans la rue, malgré les promesses. Chez les révolutionnaires, il y a toujours une part d’idéalisme qui amène à ne pas chercher à prendre le pouvoir, à se tenir à distance. Cela nous a empêchés de voir que, dès le début, il y avait une alliance claire entre les islamistes et les militaires. En Occident, notamment, on a encore de la peine à réellement appréhender le fait que cette alliance existait bel et bien dès le premier jour. L’armée disait aux islamistes : “Arrêtez la révolution et nous allons vous donner le pouvoir.” Or c’est exactement ce qui s’est passé.
Pourtant, ce sont ces mêmes militaires qui ont ensuite écarté le président islamiste Mohamed Morsi [élu en 2013 et mort en prison en 2019] ?
Les révolutionnaires ont été massacrés par l’armée à plusieurs reprises, et les islamistes applaudissaient. La récompense de ce marché, pour les islamistes, c’était le Parlement, c’était la victoire aux présidentielles. La version selon laquelle Morsi était le premier président élu démocratiquement, c’est du grand n’importe quoi. Les Frères musulmans achetaient le vote des pauvres, tandis que l’armée tournait la tête. Ce sont les deux versants d’un même fascisme.
N’aurait-il pas fallu mener l’expérience jusqu’au bout et laisser Morsi s’enfoncer tout seul ?
Non, non, non. Je pense qu’une autre faute a consisté à confondre l’organisation de nouvelles présidentielles avec le soutien personnel à Abdel Fattah Al-Sissi.. Ici, nous ne parlons plus vraiment des gens qui participaient à la révolution, mais plutôt de ce que j’appelle le “Parti du sofa”.
C’est-à-dire ?
Je les appelle aussi les “bons citoyens”, et c’est exactement ce que souhaite tout dictateur. Le bon citoyen doit s’occuper de ses enfants, de sa femme et éventuellement de ses maîtresses, mais pas de politique. Le foot et la religion – qui amène le croyant à attendre l’autre monde pour obtenir la justice – suffisent. Malheureusement, cette figure du “bon citoyen” est très répandue dans le monde arabe.
Revenons aux islamistes. N’y avait-il pas d’accord possible avec eux ?
Le problème, avec les islamistes, c’est qu’ils utilisent la démocratie pour obtenir un État qui ne serait pas démocratique. Ils peuvent, à un moment donné, avoir les mêmes positions politiques que nous, mais leurs objectifs restent autres. À leur tour, ils se laissent utiliser par le dictateur pour arriver au pouvoir. Ils croient vraiment qu’ils ont reçu un message de Dieu. Or, quand vous recevez le message directement de Dieu, vous vous sentez immanquablement supérieur. De fait, en tant qu’Égyptiens, nous sommes coincés entre les islamistes et les militaires depuis les années 1950. La révolution de 2011 a représenté une troisième voie, si vous voulez. Dès le deuxième jour, le mot d’ordre était “révolution pour un État laïc, ni islamique ni militaire”.
Au-delà de l’Égypte, la situation est-elle comparable dans le reste du monde arabe ?
Une révolution, ça prend du temps ! On a toujours pris la Révolution française comme modèle. Or, après dix ans, la France était dans un état catastrophique. Mais la révolution ne s’est jamais arrêtée pour autant, et elle a été capable à un certain moment d’établir l’État pour lequel les Français s’étaient révoltés.
À cela s’ajoute le fait que les pays arabes ne sont pas tous les mêmes. Dans certains d’entre eux règne encore une culture tribale, tandis que d’autres ont été davantage modernisés. L’Égypte n’est pas l’Arabie Saoudite,, comme la Tunisie n’est pas le Koweït. C’est difficile d’appliquer la même règle partout, et je pense que c’est plus judicieux de prendre chaque pays séparément. Il n’en reste pas moins qu’on a un modèle, puisque la Tunisie, malgré tous ses problèmes propres, est tout de même sur la bonne voie. Ne serait-ce que par le rôle que joue la société civile, beaucoup plus important qu’en Égypte. Le problème de l’Égypte, c’est qu’il est trop important pour qu’on le laisse de côté. L’influence de ce pays sur le monde arabe, le canal de Suez, la question d’Israël en font un pays très stratégique.
Les intellectuels arabes ont-ils un rôle à jouer ?
Lénine disait que les intellectuels sont les premiers à trahir la révolution. Pourquoi ? Parce qu’ils sont bien mieux outillés que les autres pour défendre la trahison. Certains de ces intellectuels pensent qu’ils méritent davantage que de perdre leur vie en prison, qu’ils ont droit à des privilèges. C’est un choix dramatique mais très courant, que j’ai parfois décrit dans mes romans.
Vous avez plus de trois millions de followers sur Twitter, dont sans doute beaucoup d’Égyptiens. Que leur dites-vous ?
Je leur demande par exemple d’interroger leurs imams. Avec cette question : “Comment l’imam gagne-t-il sa vie ?” C’est une question majeure. Moi, qui ai été dentiste pendant trente ans, je peux le dire sans problème. Mais les imams ne peuvent pas expliquer qui leur fournit de l’argent, et pour quelle raison. En Égypte, on voit bien qu’ils vivent souvent comme des rois. Croyez-moi, c’est bien grâce à la révolution que ces questions peuvent se poser de cette façon aujourd’hui.
Alaa El-Aswany
Propos recueillis par Luis Lema
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.