Tout au long du confinement imposé depuis l’année dernière à cause de la pandémie [de Covid-19], le vaste campus de l’université des Philippines [à Quezon, ville voisine de Manille] est resté fermé. Je vis à environ un kilomètre de là, et c’était comme si un espace de respiration avait disparu. Juste avant les vacances, il a rouvert ses portes avec des horaires limités pour permettre aux gens de faire leur jogging, leur promenade quotidienne, de pique-niquer sous le soleil couchant, renouant ainsi avec ce qu’il était auparavant, un parc animé, une rareté dans une métropole dépourvue d’espaces verts.
Puis, à la mi-janvier, le secrétaire à la Défense nationale a subitement décrété que le gouvernement rompait unilatéralement un accord passé des décennies plus tôt avec l’université et qui interdisait toute présence de l’armée et de la police sur le campus – au motif apparent qu’il servirait de zone de recrutement pour des communistes considérés comme des terroristes.
Un inquiétant sentiment de déjà-vu
Sur les réseaux sociaux, la levée de boucliers a été immédiate, les appels à la résistance se sont multipliés, et l’on a soudain eu un inquiétant sentiment de déjà-vu rappelant les troubles sociaux du temps de la loi martiale sous la dictature Marcos, dans les années 1970 et 1980. Or cette mesure s’inscrit dans la logique de ce que souhaite le gouvernement du président Rodrigo Duterte – un retour à l’autoritarisme.
Le gouvernement vient donc simplement de dépeindre l’université comme un nid de communistes, comme si l’institution avait pour politique d’envoyer ses étudiants se battre dans les montagnes. C’en est presque risible, et c’est en même temps tellement impensable qu’on est en droit de se demander si l’armée n’aurait pas perdu son sens de l’histoire – voire l’esprit. Ne comprend-elle pas que cette mesure répressive risque en fait de provoquer l’effet inverse de celui escompté, qui serait d’empêcher les jeunes de devenir des rouges.
La loi martiale à l’origine du soulèvement de 1986
L’université, création [en 1908] du pouvoir colonial américain, a toujours été un foyer de l’activisme estudiantin mais aussi un environnement propice à la liberté intellectuelle – un privilège dans un pays où la plupart des écoles privées sont gérées par les catholiques. Théoriquement, elle produit l’élite de la nation, mais, au fil des décennies, elle a également vu ses diplômés se transformer en capitalistes, en hauts fonctionnaires corrompus et en fascistes.
Il est bien loin le temps du militantisme fervent, quand les étudiants prenaient la tête de gigantesques manifestations qui faisaient trembler le gouvernement, comme au début des années 1970, quand Ferdinand Marcos avait fini par proclamer la loi martiale, entamant un règne de terreur qui n’avait pris fin que quand il avait été chassé [du pouvoir], en 1986. L’état-major espère-t-il revenir dans le passé ? Ne sait-il pas que c’est la loi martiale qui fut à l’origine de l’insurrection ?
Cette dernière s’est peu à peu éteinte dans les années qui ont suivi la dictature, et le Parti communiste, hors la loi, s’est divisé en deux factions ennemies. On ne saurait négliger ceux qui s’efforcent encore de recruter des étudiants, et il est probable qu’ils soient en concurrence avec d’autres, comme les groupes religieux, les fraternités estudiantines et même des étudiants coréens à la recherche de tuteurs anglophones.
Le campus est un symbole de liberté
Je connais des officiers de l’armée qui font des études supérieures. Je les croise parfois quand ils font leur jogging sur le campus. Je les retrouve pour déjeuner dans des restaurants également fréquentés par des gauchistes, et ils se saluent aimablement. Nous avons de longues conversations dans les cafés, et personne ne nous dérange.
Le campus est un symbole de liberté mais aussi de tranquillité. Tout cela a pris fin quand la pandémie a frappé il y a près d’un an. Le gouvernement n’a même pas été capable de faire preuve de cohérence quand il s’est agi de procéder à des tests à grande échelle et au traçage des cas contacts, et nous avons donc subi un des confinements les plus longs et les plus stricts du monde, dont les effets sont sujets à débat. Nous sommes le deuxième pays d’Asie du Sud-Est en nombre de cas.
Et, durant tous ces mois de quarantaine, alors que nous étions virtuellement emprisonnés chez nous, le pouvoir s’est employé à éroder nos libertés. En particulier quand le géant de la télévision ABS-CBN a été fermé en mai. C’était la seule chaîne capable d’être captée dans les villages reculés, partout dans le pays. Et maintenant, cette affaire avec l’université.
Des soldats venus planter des légumes
Le secrétaire à la Défense, Delfin Lorenzana, a comparé le campus à la zone démilitarisée entre les deux Corées, déformant délibérément l’idée que l’on peut se faire de l’université. C’est ce genre de propagande qui risque fort d’avoir l’effet contraire à celui espéré, preuve que cela s’inscrit dans la campagne actuelle de chasse aux rouges déclenchée par l’armée et qui n’est pas sans rappeler l’époque du maccarthysme, il y a des années de cela.
Le jour où la nouvelle a été annoncée, des soldats en treillis et armés sont arrivés sur le campus à bord de camions, officiellement dans le cadre d’une opération menée avec la population civile afin de planter des légumes pour lutter contre la pandémie. J’ai assisté à ce genre d’opérations dans les zones de conflit dans le Sud, mais celle-là frise la farce. L’armée se ridiculise. Mais si elle tente, comme du temps de la loi martiale, de détruire les libertés sacrées du monde universitaire, elle en paiera les terribles conséquences.
Criselda Yabes
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