Yangon, Pyay, Salin, Monywa, Lashio, Thandwe (Birmanie).– « Je prenais des photos des troupes derrière les barricades quand j’ai vu un pistolet pointé sur moi. Les policiers, qui n’étaient pas du coin, se sont précipités, m’ont battu puis m’ont tiré dessus. Aujourd’hui marque le début de la démolition du mouvement de désobéissance civile. » Dimanche 28 février, Z. a été touché au visage et au cou par deux balles en caoutchouc.
En une matinée, dans ce bourg de la région de Bago, une douzaine de personnes ont été grièvement blessées. Dès sa sortie de l’hôpital, Z. s’est mis à l’abri : « Lors de l’assaut, la personne à côté de moi a pris une balle dans l’œil. La police est venue la chercher dans l’après-midi, mais elle s’était déjà enfuie. J’ai décidé de ne plus rentrer chez moi et de disparaître pendant quelques jours. La police nous chasse pour qu’on ne parle pas de ce qui nous est arrivé, car nos plaies sont visibles. »
À Pyay, dans la région de Bago, les policiers s’apprêtent à charger les manifestants, le 28 février 2021. Une dizaine ont été blessés au visage, dont le photographe. © Collectif The Myanmar Project
La veille, le collectif de photoreporters débattait de la vulgarité de certaines pancartes, à contre-courant de la culture de civilité à toute épreuve en Asie du Sud-Est, et s’interrogeait sur les risques de diffamation. Depuis une semaine, rester vivant est au cœur de toutes les conversations, alors qu’ils rapportent des troubles dans les États Shan et Kachin, dans les villages de Birmanie centrale, sur l’isthme de Kra, à Mandalay et à Bagan. Yangon, le cœur de la nation, est devenu un champ de tir où des hommes en uniforme ont abattu près d’une vingtaine de manifestants en ce dimanche sanglant.
M. a entendu les premiers coups de feu à 7 heures du matin : « C’était le jour où la Milk Tea Alliance a organisé des manifestations prodémocratie dans leurs pays respectifs. Ici, on s’est regroupés dès 5 heures pour demander la libération de toutes les personnes arrêtées depuis le coup. Mais la police a rapidement attaqué avec des gaz lacrymogènes, des balles réelles et des grenades assourdissantes. Des avenues et quartiers entiers ont été barricadés par les résidents avec tout ce qu’ils avaient sous la main, briques, pneus de voitures, chaises et cannes de bambou. La police est toujours en train de pourchasser les manifestants pour les passer à tabac. Certains ont pu être libérés contre de grosses sommes d’argent. »
Parqué dans un studio de Yangon, J. se désole de ne pas disposer de l’équipement nécessaire pour se protéger efficacement face à l’artillerie lourde du Tatmadaw, l’armée birmane, réputée pour ne pas s’embarrasser de tirs de sommation et viser en priorité la tête, comme pour ses campagnes de terre brûlée et de viols de masse sur les minorités ethniques.
Tous sont conscients que les casques de chantier en plastique, les serviettes mouillées pour éteindre les bombes de gaz lacrymogène ou les pneus éventrés en guise de gilets pare-balles ne constituent pas des boucliers adaptés face à l’architecte de la construction nationale birmane, gardienne incontestable de la souveraineté du pays et disposant du pouvoir absolu sous l’état d’urgence.
Les citoyens enregistrant des images des violences ont été particulièrement visés et des dizaines de journalistes ont été blessés ou arrêtés, comme ce correspondant pour Democratic Voice of Burma, qui a filmé en direct les militaires en train de tirer une pluie de balles sur la façade de son appartement en pleine nuit, jusqu’à ce qu’un projectile l’atteigne à la tête et que l’enregistrement soit coupé. Son sort est inconnu à ce jour.
Des manifestants à Lashio (Shan State), le 24 février 2021, expriment leur refus du plan de la junte militaire d’organiser de nouvelles élections dans un an et réclament le respect de leur vote, qui a porté la LND de Aung San Suu Ki au pouvoir en novembre 2020. © Collectif The Myanmar Project
Un reporter aguerri témoigne : « J’ai très peur pour les jeunes, car ils ne sont pas entraînés pour cela. Moi-même, je n’ai reçu aucune formation il y a vingt ans et c’est un journaliste anglophone qui m’a appris comment rester en sécurité, quels vêtements porter, quelles précautions prendre, quelles réactions avoir. » Dans le groupe de discussion de la promotion de journalisme dont est issu le collectif, une professeure conseille désormais d’éviter le reportage de terrain avec ces mots : « Il n’y a rien de plus important que vous-même. »
Mercredi 3 mars, K. a été pris de court par l’horreur qui s’est répandue dans les rues de son petit village de Haute-Birmanie, jusque-là épargné par tout épisode de répression : « Je viens d’arriver à la maison. Je ne peux plus faire face. Un de mes amis, un étudiant ingénieur, est tombé à terre. Je l’ai vu de mes propres yeux. Il a été touché au front et est décédé juste après son arrivée à l’hôpital. Nous ne nous étions pas revus depuis le collège. Je n’ai pas eu le temps de lui dire au revoir parce que je prenais encore des photos quand c’est arrivé. »
Dans l’après-midi, les manifestants se sont rassemblés devant le camp de police où étaient détenus un père et son fils, arrêtés lors de la manifestation quotidienne matinale. « La police a commencé à tirer des gaz lacrymogènes, puis à balles réelles. Deux personnes ont été tuées et au moins dix ont été blessées, dit K. Quand on est inexpérimenté, on ne sait pas quand avoir peur et fuir. Mais il faudra redescendre dans la rue, encore et encore. Nous avons une dette de sang envers notre ami. Je suis incapable de prendre des photos pour le moment, alors j’ai aidé autant que je pouvais à préparer sa cérémonie d’enterrement. La peur est là, mais nous devons être forts. »
Premier jour de répression à Salin, Haute-Birmanie, où deux personnes ont été abattues et plus d’une dizaine blessées lors d’un assaut de la police, le 3 mars 2021. © Collectif The Myanmar Project
Dans la ville voisine de Monywa, M. a échappé de peu au pire. « J’allais tous les jours manifester pour encourager les gens avec notre orchestre révolutionnaire, en souvenir de nos années étudiantes, explique-t-il. Ce jour-là, les manifs ont eu lieu au milieu de la rivière parce que la police avait bloqué les accès, mais ma mère m’a interdit d’y aller. À 16 heures, les premiers corps inertes sont arrivés dans leurs foyers. L’un d’eux vivait dans ma rue, un instituteur de 35 ans. Les autres victimes identifiées sont un étudiant en informatique de 26 ans et un volontaire de 16 ans dans une organisation de charité. »
Dans la soirée, cinq décès ont été confirmés, dont celui du poète K Zar Win, connu pour ses écrits inspirés des luttes radicales en Amérique latine et sa participation en 2015 à une marche en faveur d’une réforme de l’éducation, pour laquelle il avait écopé de treize mois de prison. « Les gens vont continuer, car nous avons besoin de la démocratie, dit M. Mais les “chiens fous” [surnom des soldats – ndlr] vont aussi continuer à tirer. »
L’Association d’assistance aux prisonniers politiques de Birmanie (AAPP) a confirmé plus de 50 décès, pour la moitié des jeunes de moins de 25 ans, et estime que plus de 1 750 personnes ont été arrêtées, accusées ou condamnées. Mais le bilan réel pourrait être bien plus lourd, en comptabilisant les troubles dans les zones reculées et sans présence médiatique.
Un cyberactiviste évoque la disparition de 500 personnes, « qui ne sont pas rentrées à la maison », en fuite ou kidnappées par la junte : « Ils ne laissent même pas les gens ramasser les corps ou les sortent de force des ambulances. Ils les balancent dans leurs pick-up sans plaque d’immatriculation, les brûlent puis apportent les cendres à la famille en annonçant un décès dû au Covid-19. Ils veulent faire disparaître toute trace de leurs crimes. »
Jeudi soir, des soldats ont mené une descente dans une organisation de Yangon qui fournit des services funéraires gratuits aux familles modestes. L’armée a passé à tabac une trentaine d’employés, détruit leur matériel et volé les registres contenant l’identité et l’adresse des victimes. Des ambulances ont été mitraillées et des trousses de premiers secours détruites à Mandalay. Des volontaires médicaux ont été lynchés à mort, à coups de matraque sur la tête, sur un trottoir de Yangon.
Le rôle de l’armée au cœur de la contestation
L’usage généralisé de gaz lacrymogène, canons à eau et balles en caoutchouc n’ayant eu aucun effet sur la mobilisation de millions de personnes déterminées à obtenir le retour à un pouvoir civil, la junte a donné carte blanche à ses sbires armés, d’une cruauté inouïe. Lâchés dans les rues pour briser les manifestations de jour, policiers et militaires se livrent à des opérations de terreur la nuit, pendant le couvre-feu et la coupure généralisée des réseaux Internet en place depuis mi-février : destruction de véhicules et de magasins, vols dans les bijouteries, aux étals des vendeurs de rue, arrestations de masse d’étudiants et travailleurs.
Des vieillards sont traînés au sol, des enfants arrêtés et visés au lance-pierre, des femmes enceintes frappées et des hommes tués à bout portant. Des dizaines de chiens ont été massacrés et alignés sur la voie publique pour les empêcher d’aboyer à l’arrivée des troupes dans les quartiers. Des policiers ont uriné à l’endroit recouvert de fleurs et de bougies où a été abattu Nyi Nyi Aung Htet Naing, 23 ans, qui manifestait seul sur un trottoir de Yangon. Des soldats ont déterré le corps de Kyal Sin « Angel », 19 ans, morte en tenant la ligne de front à Mandalay, officiellement pour « mener leur propre investigation ».
Ces crimes sont inspirés des méthodes des forces d’élite anti-insurrectionnelles, placées sous les ordres directs du commandant en chef de l’armée putschiste et déployées dans les rues des villes depuis deux semaines. En particulier la division d’infanterie légère 77, à la sinistre réputation depuis la répression du soulèvement des moines en 2007, ou dans l’État de Rakhine (anciennement État d’Arakan) contre les Rohingyas et les autonomistes arakanais.
Un groupe de partisans de Aung San Suu Kyi entre dans Shwedaung (Sagaing) pour la manifestation quotidienne, le 22 février 2021. © Collectif The Myanmar Project
Si, les premiers jours, les revendications se sont concentrées sur le respect du résultat des élections remportées par la LND (Ligue nationale pour la démocratie) et la libération de sa dirigeante Aung San Suu Kyi, d’autres voix se sont progressivement élevées pour rappeler que ces exactions sont subies au quotidien dans les zones peuplées de minorités ethniques, quel que soit le gouvernement en place, et appellent à une véritable union démocratique fédérale pour briser le cercle vicieux des coups d’État.
Il y a une semaine, dans le sud de l’État de Rakhine, à Thandwe, H. est allée couvrir une loterie populaire destinée à recueillir des fonds pour la lutte, alors que la plupart des gens n’ont pas été payés ce mois-ci : « Des professeurs originaires du nord de la province se sont opposés au versement de l’argent récolté, car ils ne veulent pas participer au financement de la LND et ont essayé de voler la cagnotte. »
Pour Frontier Myanmar, le chercheur indépendant Kyaw Hsan Hlaing résume l’enjeu crucial de réunir des communautés dont les divisions ont été exploitées par l’armée depuis des décennies : « Pendant le mandat de la LND, les personnes non bamar [le groupe ethnique majoritaire, soit 60 % de la population – ndlr] ont continué à subir l’exclusion politique et socio-économique, ainsi que des violations des droits de l’homme par les militaires. Ces actions ont mis en danger l’ensemble de la population civile, y compris ma propre famille. » « Nous voulons abolir la Constitution de 2008, qui permet aux militaires de jouer un rôle majeur en politique et qui ne promeut pas le droit des peuples ethniques à l’autodétermination, poursuit-il. Tant que les intérêts de la majorité seront privilégiés, notre pays continuera à souffrir de la militarisation, de la violence et des déplacements de civils. »
Dans les régions ethniques, malgré un complexe réseau d’alliances impliquant l’armée, la LND, les partis locaux et la Chine, un historique« Comité de grève générale des nationalités », représentant plus de 24 groupes, a été fondé le 11 février. La moitié des organisations armées ethniques ont menacé la junte de ripostes en cas d’attaque par l’armée ou la police des manifestants du Mouvement de désobéissance civile (MDC) sur leur territoire.
Le journaliste Lawi Weng prévient : « Si les groupes Karen, Shan et Kachin prennent les armes pour protéger les civils, cela déclenchera un vaste conflit sur plusieurs fronts. Ce sera un long combat, beaucoup de gens mourront et seront arrêtés. J’ai été emprisonné pendant trois mois dans le nord de l’État Shan après un reportage. Vous ne survivez pas si vous n’avez pas de famille pour vous aider. » Fondatrice du Project Maje depuis 1986, un site d’information sur les droits humains et environnementaux en Birmanie, la chercheuse indépendante Edith Mirante résume : « La clé de l’avenir est le retrait de l’armée Tatmadaw des régions ethniques occupées, du gouvernement et de l’économie. »
À Salin, Haute-Birmanie, les manifestants sont rassemblés devant le poste de police pour demander la libération d’un père et son fils détenus plus tôt dans la journée, le 3 mars 2021. Le rassemblement a été dispersé dans la violence. © Collectif The Myanmar Project
Le 2 mars, une dizaine de policiers ont fait défection et ont rejoint le territoire contrôlé par la KNU (Karen National Union), organisation politique militant pour l’autodétermination du peuple karen dans l’est du pays, qui s’est engagée à protéger et à nourrir tout membre des forces armées se rangeant aux côtés du MDC. Des policiers ont aussi passé la frontière vers l’État du Mizoram, au nord-est de l’Inde, demandant l’asile aux autorités indiennes, auxquelles ils ont expliqué qu’ils ne pouvaient se résoudre à obéir aux ordres de la junte.
Si plus de 600 défections de policiers de tout rang ont été enregistrées à plusieurs endroits, dont un major de la branche spéciale de Yangon, l’armée semble toujours très unifiée, les militaires et leurs familles vivant en circuit fermé. Depuis le coup d’État, des soldats fanatiques ont inondé la plateforme de vidéos TikTok de menaces de tir au fusil à pompe sur les participants au MDC.
<
Naruemon Thabchumpon, professeure en sciences politiques à l’université de Chulalongkorn, à Bangkok, constate la dynamique d’une triple stratégie populaire, mêlant manifestations de rue, boycott économique et résistance des fonctionnaires. « Les militaires sous-estiment le pouvoir et l’organisation du peuple, estime-t-il. Si le gouvernement putschiste ne peut pas fonctionner, que se passera-t-il ? » En pleine pandémie de Covid-19, elle explique ainsi que « les travailleurs médicaux sont en première ligne de la mobilisation, et la junte doit maintenant envoyer des soldats dans les hôpitaux pour assurer les soins ».
La campagne de vaccination, plutôt bien entamée grâce à des stocks livrés par l’Inde fin janvier, a avorté et est désormais réservée aux seules forces de l’ordre. Une catastrophe aux implications régionales, étant donné que le pays ne dispose ni de tests ni de vaccins et que les frontières poreuses ne résisteront pas à un exil massif dans les pays frontaliers de Birmans terrifiés par la répression du Tatmadaw.
Laure Siegel et The Myanmar Project