Pour Iginio Gagliardone, toutefois, qui signe l’excellent ouvrage China Africa and the Future of the Internet (Zed Books, 2019), la question est mal posée et les réponses trop souvent biaisées. Trois présupposés, en particulier, méritent selon lui d’être interrogés. D’abord, l’idée qu’il existe un modèle et surtout une stratégie chinoise cohérente et radicalement différente de celle des pays occidentaux en matière d’Internet. Ensuite, l’idée que la volonté de la Chine est d’imposer ce modèle aux pays africains. Enfin, l’idée que ceux-ci sont des récepteurs passifs de ce modèle.
À travers une analyse fouillée qui s’appuie notamment sur des études de cas concrètes et de nombreux entretiens réalisés avec des responsables africains, Gagliardone dresse un tableau beaucoup plus complexe.
QUEL « MODÈLE » CHINOIS ?
En premier lieu, il nuance l’existence d’un « modèle » chinois de gouvernance (autoritaire) d’Internet. Dans ce domaine, Gagliardone souligne en effet que les discussions s’articulent essentiellement autour de deux notions problématiques : celle d’un Internet chinois « censuré » - qui domine en Occident – et celle d’un Internet chinois « souverain » - plus volontiers brandie par Pékin et ses alliés. Les deux peinent néanmoins, selon lui, à refléter la complexité des dynamiques qui façonnent l’Internet chinois. La première parce qu’elle se concentre uniquement sur ce que Pékin empêche, au détriment de ce qui est autorisé, voire encouragé, mais aussi de ce qui échappe aux autorités.
La seconde parce qu’elle vise surtout à donner une image plus positive de la Chine en matière de numérique. Or, le concept de « souveraineté numérique » reste peu élaboré et il est source d’ambiguïtés. Dès lors, pour l’auteur, ces deux notions « s’appuient en les amplifiant sur des aspects qui font effectivement partie de la société de l’information émergente en Chine - les efforts du gouvernement pour contenir et contrôler la dissidence ainsi que l’aspiration à modifier les TIC de manière à ce qu’elles correspondent davantage aux trajectoires technologiques et politiques propres à la Chine - mais en obscurcissant des phénomènes importants qui caractérisent aussi la voie unique qu’a prise la Chine dans le domaine numérique » [1]. En particulier, il leur reproche de trop « souligner l’importance de l’État tout en minimisant le rôle que les utilisateurs ont joué dans l’élaboration de la communication en ligne (…) » (103).
Reste que le discours chinois sur « l’Internet souverain » renvoie bel et bien à une volonté de Pékin d’articuler et de promouvoir un modèle alternatif de gouvernance d’Internet au niveau mondial. Mais outre qu’il demeure pour l’heure mal défini et essentiellement brandi de manière défensive, il ne faut pas non plus en surestimer les spécificités par rapport à un supposé « modèle occidental » fondé sur un Internet « libre et ouvert ». Étonnamment, Gagliardone souligne par exemple que ce n’est pas tant le modèle chinois qui est invoqué en Afrique pour légitimer des politiques et des mesures restrictives en matière de liberté sur Internet, mais plutôt le discours et les pratiques occidentales en matière de lutte contre le terrorisme… Plus largement, il interroge ainsi le rôle que la « sécuritisation » [2] croissante du développement par les Occidentaux a joué dans le façonnement des politiques numériques en Afrique ces dernières années, ainsi que le risque que les politiques des Occidentaux eux-mêmes font peser sur l’Internet libre et ouvert [3] qu’ils prétendent pourtant vouloir défendre face à Pékin...
ABSENCE D’UNE STRATÉGIE UNIQUE
Le deuxième raccourci auquel s’attaque Gagliardone, c’est l’idée selon laquelle la Chine cherche à imposer un (son) modèle de société de l’information aux pays africains avec lesquels elle collabore. Selon lui, cette idée part du principe que « La Chine se comporterait comme l’ont fait les pays occidentaux lorsqu’ils se sont engagés dans d’autres systèmes médiatiques et ont cherché à les influencer » (5). Pourtant, l’auteur souligne qu’ici comme dans d’autres domaines, « il y a peu de traces d’une Chine cherchant à faire adopter un plan basé sur son (ses) « modèle(s) » » (6). Pour s’en convaincre, il compare des partenariats noués entre la Chine et deux États africains réputés démocratiques (le Kenya et le Ghana) et deux États considérés comme des dictatures (l’Éthiopie et le Rwanda).
Premier constat, la Chine ne semble pas privilégier les seconds, dont le régime et les politiques ressemblent pourtant davantage aux siens. D’ailleurs, comme le souligne Gagliardone, alors que le Rwanda « présente peut-être les similitudes les plus étroites avec le modèle complexe développé en Chine pour contenir simultanément la dissidence et la déstabilisation et promouvoir l’allégeance à un modèle de développement spécifique », c’est également « le seul pays où la Chine n’a pas encore établi une forte présence dans le secteur des TIC » (82).
Deuxième constat, loin de chercher à promouvoir un modèle quelconque, la Chine semble plutôt s’inscrire dans les priorités établies par les États bénéficiaires eux-mêmes, « qu’il s’agisse du besoin exprimé par les gouvernements du Ghana et du Kenya de renforcer les infrastructures ainsi que la capacité de l’État à fournir des services dans un environnement concurrentiel, ou de l’ambition des dirigeants éthiopiens d’élargir l’accès sous un régime de monopole » (82). Seule spécificité, mais elle est de taille, la Chine privilégie systématiquement les partenariats avec des acteurs étatiques là où les donateurs occidentaux, par exemple, s’orientent plus volontiers vers des acteurs privés ou issus de la société civile. Ce faisant, Pékin met donc en application, en même temps qu’elle promeut, sa conception « multilatérale » de la gouvernance d’Internet, c’est-à-dire une approche fondée sur des relations exclusivement entre États, par opposition à l’approche « multipartenariale » (multistakeholderism) défendue par les Occidentaux et les Américains en particulier, qui repose sur une pluralité d’acteurs, publics et privés. Pour Gagliardone, cette caractéristique est dès lors de nature à « problématiser l’argument selon lequel la Chine soutient des visions de la société de l’information enracinées localement et soulève des questions importantes sur les acteurs auxquels la Chine apporte effectivement son aide » (83).
DES ÉTATS AFRICAINS ACTEURS À PART ENTIÈRE
Enfin, dernier enseignement du livre, les États africains sont loin d’être des récepteurs passifs des stratégies d’influence de Pékin. Au contraire, selon Gagliardone, « Les États africains, plutôt que d’être les bénéficiaires passifs de plans élaborés ailleurs, ont fait preuve d’une remarquable aptitude à utiliser les ouvertures de Pékin dans les secteurs des TIC pour soutenir leurs propres projets de développement. La plus grande disponibilité des fonds et de l’expertise de la Chine a également renforcé la capacité à lutter contre la conditionnalité des autres donateurs » (7).
Pour le pire, parfois, comme dans le cas de l’Éthiopie qui s’appuie sur les financements et l’expertise de Pékin pour construire son propre système de surveillance et de répression numérique (même si elle s’appuie aussi pour ce faire sur des exemples et des soutiens occidentaux). Mais parfois aussi pour le meilleur, comme dans cette anecdote rapportée d’un responsable ghanéen au sujet de la volonté du Ghana de construire une infrastructure nationale de fibre optique : « L’idée était de soutenir une société de base appartenant au gouvernement. (...) L’UE et l’USAID ne voulaient pas intervenir si elle n’était pas privée. Mais pour nous, le problème était que le privé ne fournirait pas les services sociaux. Mais les Chinois étaient d’accord. Ils ont accepté de soutenir l’infrastructure à large bande du Ghana pour promouvoir notre société de l’information » (65).
Au-delà des stratégies étatiques, Gagliardone insiste aussi sur le rôle des acteurs extra-étatiques, et notamment de la société civile, dans le façonnement des sociétés de l’information africaines. Plus cette société civile est forte et multiple, selon lui, moins les possibilités de collusions entre l’État et des partenaires internationaux (comme la Chine, mais aussi des pays occidentaux) pour réduire les libertés sur Internet ont de chances de réussir. Un constat que tempèrent toutefois des évolutions récentes observées y compris dans des pays comme le Kenya ou le Ghana pourtant célébrés pour la « vigueur » et la diversité de leur société civile. Dans les deux cas, quoiqu’à des degrés divers, les pouvoirs en place ont en effet su tirer profit de violences post-électorales ou de la lutte contre le terrorisme pour renforcer la surveillance et leur emprise sur Internet ces dernières années.
LA CHINE ET LE FUTUR D’INTERNET
En conclusion, Gagliardone souligne que son enquête tend donc à sérieusement relativiser les discours qui font de la politique numérique chinoise en Afrique une stratégie de promotion d’un modèle alternatif et autoritaire d’Internet. La réalité c’est que la Chine est loin de promouvoir un modèle unique en Afrique, notamment parce que les États africains lui imposent largement leurs priorités, mais aussi parce que l’existence même d’un « modèle chinois » unique en matière d’Internet est sujette à caution.
De là à minimiser les défis réels que pose la Chine aux évolutions futures d’Internet, il y a toutefois un pas que Gagliardone se garde bien de franchir. En effet, s’il est loin d’être abouti, la Chine s’est bel et bien lancée dans un travail d’élaboration et de promotion d’un modèle de gouvernance alternatif d’Internet au niveau mondial, articulé autour de la notion de « souveraineté numérique ».
Pour l’heure, elle se garde de chercher à l’imposer de façon directe à ses partenaires africains, mais pour Gagliardone, c’est peut-être parce qu’elle privilégie une approche plus subtile qui mise plutôt sur des modalités d’aide, par exemple, comme le soutien exclusif aux États, lesquels pourraient, in fine, privilégier sa propre approche. En outre, les contradictions et l’hypocrisie des politiques occidentales en matière de numérique contribuent également à renforcer indirectement la position de la Chine sans qu’elle doive nécessairement défendre ouvertement ses intérêts.
L’urgence dès lors pour Gagliardone, plutôt que de résister à une offensive chinoise sur Internet (pour l’heure) largement exagérée, c’est davantage « de réactiver les formes transnationales de solidarité qui ont autrefois inspiré la propagation de l’Internet à travers le monde, inaugurant ainsi une nouvelle phase dans l’évolution de la société de l’information » (165).
Cédric Leterme
Iginio Gagliardone
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.