Grand soulagement en Belgique : les premières doses de vaccin contre le Covid-19 seront administrées au tournant de l’année. Le débat public s’oriente sur des enjeux logistiques… et de liberté individuelle, face à cette portion de la communauté nationale rétive à l’idée de se faire inoculer un produit élaboré dans des conditions extraordinaires. Cette préoccupation de pays riches tranche avec celle des pays pauvres, où la disponibilité des futurs vaccins est loin d’être acquise dans un avenir proche. La pénurie là-bas n’est pas sans lien avec la profusion ici : à travers des accords bilatéraux avec les laboratoires qu’ils hébergent, les gouvernements occidentaux ont préempté les premiers milliards de doses qui seront produites – de quoi vacciner plusieurs fois leur population.
Lancée en avril par l’Alliance du Vaccin (GAVI), en association avec l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et la fondation CEPI [1], la plateforme COVAX, pour « Covid-19 Vaccines Global Access », vise à contrer cette logique du chacun pour soi en mettant en commun les contributions des États (ils sont plus de cent quatre-vingts à avoir rejoint l’initiative) en vue de soutenir la recherche et la production d’un grand nombre de vaccins, de négocier les meilleurs prix possibles avec l’industrie et de garantir une distribution équitable des doses entre pays et à l’intérieur de ceux-ci. Le dispositif est assorti d’un mécanisme de cofinancement par les pays riches d’un milliard de doses qui sera réservé aux nonante-deux pays les plus pauvres, au nom du principe selon lequel « personne ne sera en sécurité tant que tout le monde ne sera pas en sécurité ». S’il est trop tôt pour juger de la portée de l’initiative COVAX, qui a le mérite d’exister, il est déjà évident que son efficacité sera amoindrie par les accords prioritaires que les pays riches signent parallèlement avec les laboratoires, dont le montant cumulé dépasse plusieurs fois les sommes allouées par ces mêmes pays au dispositif COVAX.
Cette inégalité dans l’accès au futur remède n’est qu’une énième manifestation de la position globalement désavantageuse des pays du Sud dans l’ordre pharmaceutique international. Les sources des difficultés des pays pauvres dans l’accès aux produits médicaux essentiels en matière de santé publique sont bien connues. Elles ont fait l’objet de quantité de rapports et de déclarations au sein des organisations internationales ces trente dernières années. Ces difficultés se manifestent à trois niveaux : le manque d’investissement, à l’échelle mondiale, dans la recherche sur les maladies touchant principalement les pays du Sud, l’existence d’un système de brevets limitant les possibilités d’accès des pays du Sud aux remèdes lorsque ceux-ci existent et, lorsque les brevets ont expiré, l’absence de capacité de production de médicaments dans les pays les plus pauvres.
Les maladies tropicales négligées
L’OMS tirait la sonnette d’alarme en 2003 : dans le monde, on ne consacre alors que 10% de la recherche à des maladies qui totalisent 90% de la charge mondiale de morbidité. À côté des plus connues – paludisme, tuberculose et lèpre – on trouve aussi les maladies les plus négligées, à savoir le kala-azar (la leishmaniose viscérale), la maladie du sommeil (la trypanosomiase africaine) et la maladie de Chagas (la trypanosomiase américaine), qui affectent les pays en développement les plus pauvres. De fait, les milliards d’euros investis chaque année dans la Recherche et Développement (R&D) au niveau mondial sont orientés par les laboratoires vers les maladies touchant des individus couverts par des systèmes d’assurance maladie (publics ou privés) ayant l’assise financière pour prendre en charge des montants de plus en plus élevés. L’impossibilité de dégager des marges de profit à la hauteur des exigences de leurs actionnaires détourne les grandes firmes des pathologies touchant essentiellement des pays aux budgets de santé limités.
Le problème a été maintes fois soulevé dans le cadre de l’Assemblée mondiale de la santé, l’organe décisionnel de l’OMS. Dès 1974, celle-ci priait le directeur général de l’OMS « d’intensifier les activités de recherche de l’OMS portant sur les principales maladies tropicales et de s’efforcer d’obtenir de plus amples ressources extrabudgétaires à cette fin » [2]. Une résolution qui se traduisit l’année suivante par la création du Programme de recherche et de formation concernant les maladies tropicales, avec un double objectif : mettre au point de nouvelles méthodes de lutte contre ces maladies qui soient à la fois applicables, acceptables et financièrement supportables par les pays en développement et renforcer la capacité de ces pays à effectuer eux-mêmes les recherches nécessaires pour mettre au point ces nouvelles techniques. Si ce programme a permis des avancées, son ampleur limitée n’a pas permis d’inverser la tendance : entre 1975 et 2000, sur 1 400 médicaments dits « innovants » (nouvelles molécules qui obtiennent de nouvelles autorisations de mise sur le marché) 13 seulement, soit environ 1%, sont consacrés à des maladies tropicales [3].
Au début des années 2000, la thématique des maladies tropicales suscite un regain d’intérêt dans le cadre des Objectifs du millénaire pour le développement et de l’émergence du paradigme de la « santé globale » (global health). Dans la foulée du Sida, puis d’Ebola, le développement de pathologies dans les pays du Sud est envisagé comme un « risque global », tandis que de nouveaux modes d’intervention, de nouveaux acteurs (ONG et fondations) et de nouveaux modes de financement (partenariats public-privé) prospèrent et reconfigurent le champ de la santé publique mondiale [4]. Dotée d’un budget supérieur à celui de l’OMS, dont elle devient en 2019 le deuxième bailleur de fonds, la Fondation Bill et Melinda Gates est un acteur central de cette mutation. Sous son impulsion ou avec sa participation sont lancés successivement l’Alliance du Vaccin (GAVI) (2000), le Fonds mondial contre le Sida, le paludisme et la tuberculose (2002) ; Unitaid (2006), le Consortium sur les maladies tropicales négligées (2007), etc.
Lutter contre le système des brevets
L’augmentation des ressources permet des améliorations notables dans la prise en charge de plusieurs maladies négligées. Néanmoins, l’architecture de l’ordre sanitaire international n’est pas remise en cause. La méthode privilégiée par les nouveaux entrepreneurs de la santé mondiale consiste à obtenir plus de pouvoir de négociation face aux firmes pharmaceutiques, en jouant sur les fonds soulevés et les quantités commandées, et non à remettre en question les règles du marché du médicament et la logique des brevets qui conditionnent la recherche et le développement. Sur un mode plus convaincant, la « Drugs for Neglected Diseases Initiative » lancée en 2003 par Médecins sans Frontières (MSF), l’Institut Pasteur et quatre instituts de recherche de pays en développement (Inde, Brésil, Kenya, Malaisie), et soutenue par l’OMS, contribue durant les années 2010 à soutenir les capacités autonomes de recherche et de production du Sud global, hors du périmètre des Big Pharma. Dans l’ensemble néanmoins, l’influence de la très envahissante Fondation Gates, qui pèse sur les priorités des partenariats public-privé, et donc sur la canalisation de grandes quantités d’aide publique au développement, affaiblit les processus décisionnels démocratiques, notamment l’Assemblée générale de la santé, qui devraient gouverner les politiques internationales de santé publique.
La solution structurelle au sous-financement chronique de la recherche sur les maladies tropicales réside dans la dissociation entre le coût de la recherche et le prix des médicaments ( [5]. Rédigé en 2012, un rapport important de l’OMS sur les sources de financement de la R&D « intéressant les pays en développement » voit dans la mise en place d’objectifs de dépenses publiques dans la recherche aux échelles nationale et internationale, indexées sur les PIB des pays, la pièce maîtresse d’un système constituant effectivement la R&D en santé en bien public mondial [6]. Cette norme de financement par les États devait, selon les rapporteur·ses, être articulée à un mécanisme international de coordination pris en charge par l’OMS et adossée à une convention internationale juridiquement contraignante.
Le système des brevets n’est pas seulement un frein à la R&D sur les maladies endémiques dans les pays pauvres, il limite drastiquement l’accès de ces pays aux traitements résultant de la R&D sur les maladies qui touchent également les pays du Nord, comme le Sida… ou le Covid-19. Au tournant du millénaire, l’enjeu de l’accès des pays en développement aux antirétroviraux a entraîné un affrontement Nord-Sud épique autour de l’interprétation du principe de « flexibilité » que les pays riches avaient accepté d’inclure dans l’accord sur les droits de propriété intellectuelle de l’OMC (adopté en 1995), et qui devait impliquer des exceptions au régime des monopoles de marché en cas de situation d’urgence sanitaire, ouvrant la possibilité aux pays en développement de produire des traitements avant l’expiration des brevets.
Vingt ans plus tard, dans ce qui s’apparente à un bégaiement de l’histoire, les pays industrialisés viennent d’opposer une fin de non-recevoir à la demande de l’Inde et de l’Afrique du Sud, appuyée par un grand nombre de pays pauvres, d’accorder aux membres de l’OMC une dérogation à la mise en œuvre, à l’application et aux moyens de faire respecter certaines dispositions de l’Accord sur les ADPIC (Aspects des Droits de Propriété intellectuelle qui touchent au Commerce) en ce qui concerne la « prévention, l’endiguement ou le traitement » du Covid-19 [7]. En dépit des postures et de la rhétorique sur les biens publics mondiaux, les leaders des pays riches maintiennent leur préférence pour des options, telle l’initiative COVAX, qui préservent une architecture plaçant la course au profit au cœur du système sanitaire mondial.
Vers une plus grande souveraineté sanitaire
Un troisième défi réside dans les capacités nationales de production de médicaments dans les pays en développement [8]). Si un pays comme l’Inde est devenu le premier fabricant mondial de génériques, notamment d’antirétroviraux (80% de la production mondiale), une majorité de pays parmi les plus pauvres dépendent totalement du marché mondial pour leur approvisionnement en médicaments. Cette situation est le produit du délabrement des politiques nationales de soutien à la fabrication de médicaments suite aux crises économiques et financières des années 1980-1990. Elle dérive aussi d’une doctrine qui a longtemps prévalu dans les organisations internationales de développement, et notamment à l’OMS, selon laquelle seules les chaînes de valeur internationales pouvaient garantir à ces pays la disponibilité de médicaments de qualité à un prix abordable.
À l’instar de ce qui se joue à l’échelle européenne, la perturbation des circuits d’approvisionnement suite à la pandémie de Covid-19, notamment des antirétroviraux exportés par l’Inde, contribue à une prise de conscience chez les responsables des systèmes sanitaires au Sud, de la nécessité de progresser vers une forme de « souveraineté sanitaire », en réinvestissant parallèlement dans les systèmes nationaux de R&D, l’appropriation des technologies et les capacités de production. Ce revirement s’inscrit dans un tournant plus large, entamé il y a une quinzaine d’années dans la réflexion sur le développement, qui remet à l’ordre du jour l’idée de « politique industrielle ». À la coordination et la mise en commun des avancées technologiques à l’échelle internationale devraient donc être associés des efforts de construction de politiques nationales permettant de réduire la dépendance des pays pauvres aux principaux centres de la production mondiale. L’aide publique au développement a un rôle à jouer dans ce domaine, à condition d’être alignée sur une stratégie nationale appuyée sur un consensus politique interne.
François Polet, Chargé d’étude au Centre tricontinental (CETRI)