La reconstruction qui n’a pas fonctionné
Après la terrible guerre civile aux États-Unis (1861-1865), des mouvements sociaux d’une grande ampleur ont profité de la défaite du projet raciste pour lever la bannière de l’émancipation. D’immenses grèves ont eu lieu à travers le pays pour donner la voix à ce prolétariat multinational qui se révoltait contre la misère. Dans le Sud, des communautés d’ex-esclaves s’organisaient, quelquefois avec l’appui des petits fermiers blancs, pour briser l’étau du capitalisme racial.
La régression
Une fois la crise plus ou moins réglée, l’oligarchie et l’élite économique du pays se sont entendues pour remettre le pays « à l’ordre ». Les syndicats ont été chassés à coups de dynamite et d’emprisonnement de masse. Dans la partie du Sud, une très violente milice raciste s’est mise en mouvement sous le drapeau du Ku Klux Klan, tuant, torturant et blessant des milliers de gens. Par la suite et jusqu’au tournant du vingtième siècle, ce fut la « belle époque » de l’oligarchie et des nouveaux milliardaires à la tête de l’économie. On arrêtait et déportait par milliers les syndicalistes et les immigrants. On assassinait Sacco et Vanzetti. Le système politique restait bien dans les mains d’une voyoucratie qui disait, quelques jours avant le grand crash de 1929, que « tout allait bien ».
Le rebond des résistances
Dans les années 1930, les syndicats appuyés par la gauche ont tenu tête dans des conditions d’une incroyable adversité. En mal de reprendre le pouvoir, les démocrates de Franklin Delanoe Roosevelt (solidement poussé dans le dos par son épouse Eleanor Roosevelt) ont mis de l’avant une relance axée sur l’emploi, la sécurité sociale, l’arrêt de la répression. Les syndicats se sont mobilisés et c’est ainsi que Roosevelt a été élu en 1932 sous le drapeau du New Deal. En quelques années, le pays a été transformé avec de grandes réformes poussées par le bas. Entretemps, l’oligarchie avait pris conscience du danger que représentait une crispation réactionnaire, d’autant plus que la confrontation avec l’Allemagne nazie s’en venait rapidement, pendant qu’une grande partie du 1 %, dont un certain Henry Ford, s’affichait sans gêne avec Hitler.
Le capitalisme made in America triomphe
Après la guerre, l’emprise des États-Unis sur le reste du monde à part les pays socialistes dont l’importance dans la lutte contre les nazis avait été capitale, a permis une embellie économique. Assez rapidement cependant, le successeur de Roosevelt, Harry Truman, a mis la pédale douce sur les réformes. L’action syndicale a été encore une fois combattue par l’État sous le couvert de la « lutte contre le communisme ». Les États-Unis se sont lancés alors dans une nouvelle vague d’aventures guerrières et sanguinaires en Amérique latine, en Afrique et en Asie, en passant à un cheveu de lancer des bombes atomiques contre la Corée en 1952. Autre régression terrible a été la fermeture devant les revendications des communautés africaines-américaines qui affluaient dans les ghettos urbains.
Ce virage à droite a été combattu fortement, d’abord par le mouvement pour les droits civils sont les grands porte-parole, Malcolm X et Martin Luther King, ont été assassinés. Plus tard, le mouvement étudiant et antiguerre a pris le haut du pavé pour imposer la fin de la guerre et faciliter le triomphe de la révolution anti-impérialiste au Vietnam et ailleurs.
Dans la guerre sans fin
Au début des années 1980, le retour des républicains sous Ronald Reagan a repris dans une large mesure les slogans de Donald Trump 40 ans plus tard : « Make America great again », ce qui voulait dire réprimer la résistance interne et relancer la militarisation. Le projet a rebondi au début des années 1990 après la disparition de l’URSS qui a relancé la guerre un peu partout. En 1994, Bill Clinton s’est emparé du Parti démocrate pour le conformer au plan (néo) conservateur inspiré d’un néolibéralisme débridé, pendant que les syndicats passablement affaiblis laissaient faire la restructuration en profondeur de l’économie au détriment des couches populaires. Au début du nouveau millénaire, les républicains, de retour au pouvoir, ont voulu procéder à la « réingénierie » du monde, en démantibulant les vestiges de l’État social et en déclenchant une immense guerre au Moyen-Orient. Le mouvement antiguerre a résisté, mais sans beaucoup d’élan (intimidé par la rhétorique de la « guerre des civilisations », où les États-Unis devaient sauver le monde de la barbarie). Ce régime s’est cependant épuisé (sur ses propres échecs), ce qui a permis au premier président afro-américain de parvenir à la tête de l’État en 2008. D’emblée, Obama s’est présenté comme l’homme de la continuité. Il n’a pas remis de l’avant les réformes sociales promises (l’assurance maladie notamment), à la fois parce que la droite et l’oligarchie l’ont combattu, à la fois à cause de son incapacité de sortir du consensus « mou » prévalant au sein de l’élite politique. Entretemps, les politiques néolibérales ont persévéré agrandissant les écarts sociaux et la marginalisation de vastes secteurs des couches populaires que les Tea Party et autres populistes de droite ont captés. Malgré quelques gestes symboliques, Obama a gardé le cap sur la remilitarisation et la préparation d’une nouvelle guerre froide contre la Chine et la Russie. Il a maintenu la ligne dure contre les immigrants et, de connivence avec l’élite de droite qui contrôle le Parti démocrate, il a bloqué l’ascension du mouvement de renouveau qui s’articulait autour de Bernie Sanders.
Un projet néofasciste
C’est dans ce contexte que s’est développé le projet de Trump. Il a profité dès le début d’un appui massif de l’oligarchie financière, relativement inconfortable avec le côté erratique du personnage, mais ravi de ses promesses de démolir le peu qui restait des politiques sociales et de transformer massivement l’assiette fiscale du côté du 1 % et des 10 %. Si le Wall Street Journal et d’autres porte-parole de l’oligarchie en menaient large, les partisans d’extrême droite issus du Tea Party ont été fortement encouragés par Trump qui a alors l’arme secrète la plus connue au monde, celle du racisme. Avec son réseau de médias poubelles et mercenaires, un véritable mouvement de masse s’est construit à travers l’influence réactionnaire des évangéliques, en développant de manière adroite des campagnes spécifiques (comme le droit à l’avortement, les droits des gais, la libre circulation des armes, etc.), sans compter une composante minoritaire, mais bien organisée sous la forme de milices armées.
Gramsci à l’envers
Tout cela a pris la forme d’un projet d’envergure, patient, organisé, avec un puissant corps d’intellectuels « organiques ». C’était Gramsci à l’envers.
Encore une fois, les démocrates ont capitulé en écartant la deuxième tentative de Sanders. Les jeunes qui avaient connu un regain autour d’Occupy étaient retournés à l’école. Le champ semblait ouvert et si, comme la plupart des observateurs en conviennent, Trump avait été réélu sans le terrible fiasco de la COVID.
L’heure de la confrontation
Un autre facteur est toutefois venu contrecarrer son projet. La multiplication des exactions policières contre la communauté afro-américaine a fait déborder le vase, sans doute déjà bien rempli par la hausse du chômage et l’impact dévastateur d’une gestion en toute apparence racialisée de la COVID. De tout cela, le mouvement Black Lives Matter est devenu le fer de lance de la résistance, en intégrant dans une certaine mesure les jeunes blancs héritiers d’Occupy. Les grandes mobilisations BLM ont eu plusieurs effets. L’un, éminemment positif, a été le réveil des communautés afro-américaines, ce qui s’est concrétisé lors du vote de novembre 2020. Cependant, la résistance n’a pas vraiment entamé l’hégémonie trumpienne sur une grande partie des couches populaires, ce qui explique les 73 millions de votes qui ont été enregistrés pour lui (la majorité, n fin de compte, de l’électorat blanc, même des femmes, malgré le discours scandaleusement dénigrant de Trump). La gauche démocrate, pendant ce temps, avec Sanders en tête, a décidé de suivre la direction de la campagne orchestrée par la même élite démocrate, sans éclat, sans proposition, sans alternative sinon que de lancer l’appel à un vote anti-Trump. Visiblement, ceci a permis à la droite et l’extrême droite soudées ensemble de marquer des points dans le complexe appareil politique et de passer près de faire réélire Trump.
Tout continue et tout recommence
Le fiasco de l’« insurrection » d’opérette du 6 janvier animé par des clowns bedonnants a certes frappé l’imagination. Il est probable que cela a été du côté de Trump une « erreur tactique », bien qu’il eût « raison », dans son projet délirant, d’envoyer un fort message et de préparer la grande mobilisation de droite qui ne va pas cesser jusqu’en 2024. L’appareil démocrate secondé, par les grands médias et l’oligarchie de Wall Street et de Silicon Valley, peut pour un temps reprendre son souffle, mais pour combien de temps ? Les mêmes facteurs qui ont conduit les démocrates, de Clinton à Obama, de s’affaisser restent intacts : l’attachement indéfectible aux politiques néolibérales (quitte à faire de légers accommodements ici et là), la poursuite de la nouvelle « guerre froide » contre la Chine, l’incapacité de confronter le défi climatique autrement que par des projets dénués de moyens, la capitulation devant les noyaux stratégiques de l’armée et de la police, et quoi d’autre encore. Cela prendrait une incroyable série de miracles pour voir Biden sortir de ce cercle d’acier.
Entretemps, les républicains vont panser leurs plaies. Ils vont essayer (sans que cela soit facile) d’écarter Trump en préservant le trumpisme.
Les défis de la gauche
Sous Trump, la gauche a fait un retour partiel sur la scène, notamment avec un regain syndical modeste, mais significatif, dans l’éducation et les services notamment. Une grande partie de la génération d’Occupy s’est fait la main derrière les deux campagnes Sanders. Le parti des Democratic Socialists of America (DSA) a fait quelques percées au niveau local et même au niveau national. Dans le dangereux tournant des derniers mois, la gauche a été hésitante. Pour certains, la priorité des priorités était de faire échec à Trump, en réinventant l’idée d’un grand front antifasciste, ce qui voulait dire, en concret, participer à la campagne démocrate (quitte à se boucher le nez de temps en temps). Pour d’autres, il fallait éviter d’être instrumentalisés dans ce qui a été dans une grande mesure une lutte « entre élites », et miser sur la mobilisation des mouvements sociaux, notamment les BLM. Quoi qu’il en soit, la plupart convient qu’il fallait, et qu’il faut encore, faire « un peu des deux ». Comment calibrer cela ? Voilà la question difficile. Quand Biden va tenter de promouvoir ses réformes tronquées, faudra-t-il l’appuyer ? Peut-on penser une minute que Biden a les moyens d’amorcer un véritable virage au niveau de l’environnement, à part de réintégrer l’accord de Paris de la manière la moins engageante possible ? En admettant qu’il cesse les fanfaronnades guerrières de Trump, il est probable qu’il continuera avec les alliés saoudiens et israéliens à semer le chaos. La confrontation larvée avec la Chine et la Russie, sans compter le Venezuela et l’Iran, continuera. Comment faire pour ne pas endosser l’inacceptable sans faire le jeu de l’opposition d’ultradroite dont l’implantation dans la société civile reste très forte !
Hasta la proxima
On souhaite bonne chance aux camarades états-uniens. On pourra, avec la modestie de nos moyens, les aider et les promouvoir. Minimalement, il faut s’opposer au discours hypocrite de l’élite canadienne et internationale et de leurs mercenaires dans les médias et à l’université, qui répètent à en perdre leur souffle que la « démocratie américaine a été sauvée », que l’on va enfin « revenir à la normale », et que le monde pourra naviguer dans les eaux heureuses de la mondialisation.
Dans le contexte canadien, des mensonges visent entre autres à occulter l’énorme complaisance d’Ottawa face au délire trumpien. Pour Trudeau et sa comparse Chrystia Freeland, il était bien plus important de faire les fanfarons pour le « rétablissement de la démocratie au Venezuela », plutôt que de condamner les graves attaques contre les droits dans l’Amérique trumpienne, sans compter les milliers d’assassinats par drones, l’appui sans faille à la colonisation israélienne, etc. Il importait pour Ottawa de se ranger derrière l’offensive contre la Chine tout en prétendant défendre le retour du multilatéralisme.
Certes, le reste du monde a bien vu cette histoire en refusant au Canada (pour la deuxième fois) un poste au Conseil de sécurité de l’ONU. Déjà bien connu en tant qu’allié-subalterne des États-Unis, le Canada est devenu leur larbin.
Il faudra continuer de résister à cela.
Pierre Beaudet
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.