Moins de 48 heures après l’occupation du Capitole par des militants suprémacistes, l’iconographie a déjà changé. Le bilan très lourd des violences a convaincu les rédactions que l’interruption du comptage des grands électeurs, officialisation de la victoire de Joe Biden, ne relevait pas du simple baroud d’honneur. Les photos chargées de synthétiser cette nouvelle vision montrent désormais une foule vociférante envahissant le bâtiment (photo Roberto Schmidt, Le Monde).
Mais dans la soirée du 6 janvier, alors que les télévisions et les réseaux sociaux diffusent les premiers témoignages d’un événement aux contours encore indistincts, les images les plus visibles sont celles des déguisements d’activistes égarés dans le faste du Congrès américain. Un petit groupe débonnaire et grotesque pose pour l’objectif de Saul Loeb, réuni autour du militant conspirationniste Jake Angeli, dont le torse nu tatoué et le bonnet de fourrure à cornes deviennent instantanément l’icône de la première réception de l’événement. Rapidement moquée et détournée sous forme de mèmes, cette photo est associée par dérision au film La Nuit au musée (Shawn Levy, 2006), au film Idiocracy (Mike Judge, 2006) ou encore au groupe pop Village People.
Alors que les images sont les premiers outils d’appréhension d’une actualité qui se déroule en direct, la sélection médiatique ou virale d’une iconographie est moins la traduction fidèle de l’événement que le miroir d’une grille de lecture. Un mouvement social est par nature un événement pluriel, dont la représentation oriente et simplifie la perception. Dans une vision héritée de Gustave Le Bon, qui décrit les mouvements de foule comme la domination de l’emprise collective sur la volonté individuelle, la condamnation d’une protestation s’effectue à travers une imagerie qui anonymise les acteurs et souligne les effets d’une violence collégiale, toujours inquiétante. Inversement, la singularisation des militants restitue à l’action le caractère rassurant du comportement individuel.
Ce n’est pas l’iconographie qui détermine la perception d’un mouvement social, mais au contraire les préjugés des spectateurs qui influencent la représentativité qu’ils attribuent aux images d’un événement. Les photos et les vidéos diffusées à l’occasion d’une crise offrent un large éventail de possibles. Qu’elle soit effectuée par un directeur artistique ou par les usagers des réseaux sociaux, c’est leur sélection, leur commentaire et leur mise en valeur qui les transforment en preuves d’une interprétation. L’accoutrement spectaculaire de Jake Angeli méritait-il de devenir l’emblème de l’assaut du Capitole ? Accompagnant une glose de minoration de l’événement, le choix d’une imagerie plus folklorique que violente est venu illustrer la lecture dépolitisée qui caractérise l’appréciation la plus répandue des mouvements d’extrême-droite : une « bande de mecs blancs en colère » (« angry white dudes ») ne mettra pas en danger la démocratie états-unienne.
Cette compréhension a rapidement été corrigée. Après de longues hésitations, c’est la qualification d’« émeute » (« riot ») qui a été retenue par de nombreux médias américains. Avec l’appréciation du nouveau président Joe Biden, qui décrit l’occupation comme « un des jours les plus sombres de l’histoire du pays », la vision carnavalesque s’estompe au profit d’une lecture plus politique. L’exploration des images à la recherche de signes révélateurs – tatouages, drapeaux ou slogans sur les t-shirts – a toutefois montré le caractère encore très lacunaire de notre connaissance des mouvements suprémacistes, et plus largement de l’électorat trumpiste, qui reste une énigme pour de nombreux observateurs. Alors que le terrorisme d’extrême-droite prend le pas sur le terrorisme djihadiste à l’échelle mondiale, il paraît urgent d’interroger plus en profondeur les bases idéologiques d’un activisme en voie d’extension.
André Gunthert