Ces dernières années, nous avons assisté à des tentatives spéculatives, à des incursions expérimentales, contribuant à créer les conditions culturelles et organisationnelles préalables à la légitimation d’une droite extra-parlementaire violente. Il n’y a pas, par exemple, de Modi sans Gujarat [1], et pas de Gujarat sans Ayodhya [2]. Il faut du temps pour développer les coalitions de forces, au sein et au-delà de l’État, pour légitimer toute une culture de cruauté et de violence, pour éroder l’engagement de la bourgeoisie envers le libéralisme, pour démoraliser la gauche et terroriser les minorités.
Je ne prétends pas ici que les énergies partiellement coagulées du trumpisme, dont la dernière élection a démontré qu’elles se développent de manière significative, sont équivalentes au BJP/RSS [3] dans leur cohérence idéologique, leur clarté organisationnelle et leur profondeur sociale. Ce n’est pas le cas. Je formule cette analogie pour indiquer que nous sommes bien loin de l’aboutissement de ce type de phénomène.
Cette incursion armée dans le Capitole fédéral des États-Unis, provoquée par Trump, et qui s’ajoute aux efforts des sénateurs républicains les plus proches de Trump pour renverser le résultat des élections, n’aurait pas pu avoir lieu sans la connivence de la police de Washington DC, avec un certain rôle joué par le ministère de la Défense. S’il s’était agi de n’importe quel autre mouvement de protestation, ils auraient été repoussés – et de manière brutale, avec une violence disproportionnée au maximum.
C’est ce même État qui a bombardé le quartier général de MOVE [4] et a tiré des obus sur le complexe de Waco [5]. Au lieu de cela, la police de DC a ouvert les portes, permettant à l’extrême droite armée de s’introduire dans le Capitole, et s’est contentée d’observer les manifestant·es qui déambulaient à la recherche d’élu·es à prendre à partie – et puis quoi ? Ils ont laissé la situation dégénérer en une véritable fusillade, au cours de laquelle ils ont fini par tirer sur une femme dans le cou. Ils ont demandé le renfort de la Garde nationale, en réponse à quoi le ministère de la Défense a gagné du temps en disant qu’ils « allaient l’envisager ».
Ce n’est qu’après une violence qui a bien failli tuer que la Garde a été dépêchée sur place1. Le Pentagone, bien sûr, est sous la direction du ministre par intérim Christopher Miller après que son prédécesseur, Mark Esper, a été destitué le 9 novembre pour s’être opposé à Trump. Esper faisait partie des anciens fonctionnaires du Pentagone qui ont mis en garde contre un coup d’État. Mon hypothèse est évidemment que le Pentagone a temporisé sous la pression de Trump, afin d’offrir à ses petits amis une reconstitution plus complète du Putsch de la Brasserie.
L’alliance entre l’extrême droite, la police et une faction du pouvoir exécutif a été consolidée à plusieurs reprises par de violentes campagnes de rue sous Trump : dans des manifestations contre le confinement, dans la bataille de groupes armés contre Black Lives Matter (BLM), et dans les incendies de l’Oregon. La dialectique entre la violence de rue et la répression autoritaire de l’État contre les ennemis de la droite a été et demeure un élément visible de la stratégie de Trump. Et cette dialectique de la radicalisation mutuelle – si essentielle au fascisme dans sa phase de maturité – confortée par une dose d’hystérie anticommuniste, a joué un rôle essentiel dans l’élargissement de la base de Trump lors des élections de novembre.
Il faut souligner que si les résultats avaient été encore plus serrés, les protestations d’aujourd’hui seraient beaucoup plus grandes et plus dangereuses. Si ces protestations se limitent à des milliers, et non des dizaines de milliers de personnes, c’est notamment pour une raison cruciale : le résultat électoral était suffisamment net pour être démoralisant pour la base de Trump. Si cela n’avait pas été le cas, les contestations judiciaires, complétées par des appels téléphoniques comminatoires de Trump et des rassemblements armés soudains, auraient fait passer l’émeute des Brooks Brothers pour un pique-nique.
Ce putsch desperado sera aussi facilement contenu que les nombreuses contestations juridiques et politiques vexatoires de Trump concernant le résultat des élections. La défaite des républicains en Géorgie, probablement accélérée par la même intransigeance idéologique qui leur a coûté l’élection nationale, ajoutera à la démoralisation de la droite. La démoralisation est démobilisatrice. Cependant, le courant de colère sous-jacent, le mythe de la trahison (« notre vote a été volé ») et la réalité alternative élaborée par Trump et largement partagée par les électeurs républicains, vont être alimentés dans les années à venir par une industrie de « désinfodivertissement » (disinfotainment) d’extrême-droite élaborée et habile.
Les principaux secteurs en croissance, à partir de là, seront deux forces : les tireurs « loups solitaires » et les groupes conspirationnistes armés. Ces derniers – du pizzagate au partisan des QAnon qui a tiré sur un mafieux [6], de l’attentat-suicide de Nashville (qui serait lié à une théorie du complot sur la 5G) au pharmacien qui a délibérément saboté des vaccins et les a ensuite fournis à des clients sur la base de théories de conspiration anti-vaxxer, du simulacre d’attentat sous influence d’Infowars aux milices en action lors des incendies de l’Oregon et des rassemblements anti-BLM – sont ancrés dans la tradition américaine.
Il s’agit de fascisme inachevé, du fascisme dans sa phase expérimentale et spéculative, dans laquelle se forme une coalition de forces populaires minoritaires avec des éléments de l’exécutif et de l’aile répressive de l’État. Il serait terriblement stupide, d’une complaisance incroyable, d’attendre de la démocratie états-unienne qu’elle reste suffisamment stable dans les années à venir pour refuser à ce fascisme naissant de nouvelles possibilités de se solidifier et de se développer.
Ne me dites pas que la bourgeoisie américaine ne soutiendra jamais le fascisme parce que la démocratie libérale fonctionnerait suffisamment bien. Ne me dites pas que le fascisme ne prendra pas pied dans une société où la gauche est faible depuis des décennies et où une grande partie du mouvement ouvrier est presque en état de mort clinique. Ces points sont hors sujet.
Le fascisme ne se développe jamais en premier lieu parce que la classe capitaliste se mobilise derrière lui. Il grandit parce qu’il attire autour de son noyau ceux que Clara Zetkin a décrit comme « les sans-abri politiques, les déracinés sociaux, les indigents et les désillusionnés ». Et le fascisme naissant a montré, de l’Inde aux Philippines, qu’il n’a pas besoin d’un communisme fort pour réagir : l’hypothèse d’Ernst Nolte était erronée. Il y a un besoin urgent d’un mouvement antifasciste aux États-Unis.
Richard Seymour
Traduit par Stefanie Prezioso et Mathieu Bonzom.
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