Plus tard, la dérive antidémocratique s’est poursuivie, avec des hauts et des bas, qui ont fait de l’Erythrée l’un des pays africains les plus pauvres, les plus répressifs et les plus démunis. Parallèlement, le régime d’Isaias Afwerki [toujours président depuis mai 1993] a été impliqué dans de nombreuses guerres, reprenant l’affrontement militaire (de 1999 à 2002) avec l’Ethiopie et diverses interventions régionales au Soudan et en Somalie. Dans l’intervalle, Paulos Tesfagiorgis, comme nombre de ses compatriotes et anciens dirigeants de la révolution érythréenne, a tenté de rassembler la vaste diaspora érythréenne autour d’un programme de changement pacifique. La guerre actuelle en Ethiopie, dans laquelle l’Erythrée est également impliquée, pourrait conduire à un autre cas de dévastation affectant toute la région. (P.B)
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Pierre Beaudet : Une nouvelle guerre a éclaté en Ethiopie (108 millions d’habitants) et dans la province rebelle du Tigré, au nord du pays (6 millions de personnes). Cela semble étrange, si l’on considère qu’à partir de 1991 (lorsque la révolution a renversé le régime de Mengistu), le Front populaire de libération du Tigré (FPLT) a été au centre du nouveau gouvernement. En effet, le chef du FPLT, Meles Zenawi, est devenu le chef de l’Etat éthiopien [depuis 1995] jusqu’à sa mort en août 2012. Que s’est-il passé ?
Paulos Tesfagiorgis : La nouvelle Ethiopie, qui a vu le jour en 1991, est le résultat d’une victoire militaire contre le Derg (le gouvernement militaire éthiopien) sous la direction du Front populaire de libération du Tigré (FPLT) et du Front de libération du peuple érythréen (FPLE). A cette époque, en tant que compagnons d’armes, les deux fronts ont pris le contrôle de l’Ethiopie et de l’Erythrée. En ce qui concerne l’Ethiopie, le FPLT a dominé la coalition des quatre partis officiellement en charge (le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien) du gouvernement, avec un noyau fort de dirigeants militaires et politiques expérimentés du Tigré. Ils ont gouverné d’une main de fer, mais ils ont réussi à transformer le pays en investissant massivement dans les infrastructures, l’industrie et l’éducation, et en créant une importante richesse.
Quel était le projet ?
Meles Zenawi a imaginé une version africaine de l’« Etat développementiste ». Avec ces initiatives, un appareil d’Etat relativement efficace, et plus tard, avec les investissements chinois, l’Ethiopie a connu un taux de croissance à deux chiffres pendant plusieurs années. Même dans les campagnes, une nouvelle classe de paysans prospères a commencé à s’épanouir. Et contrairement aux autres Etats africains qui dépendent des ressources naturelles, le boom éthiopien a reposé sur l’utilisation de la terre avec une forte intensité de main-d’œuvre, créant donc beaucoup d’emplois, et avec une base productive diversifiée importante dans les zones rurales comme urbaines. Il s’agissait, il faut le dire, d’une « success story » africaine.
Ainsi, pendant de nombreuses années, l’Ethiopie a eu un gouvernement dirigé par des Tigréens ?
Meles Zenawi ne croyait pas à la reconstruction du pays autour de réformes démocratiques. Son projet était de créer des provinces à base ethnique ou régionale. Il visait plutôt à affaiblir le groupe dirigeant traditionnel, les Amharas (27% de la population), qui avaient dominé l’Ethiopie pendant la plus grande partie de son histoire moderne et, de la sorte, à donner du pouvoir aux groupes ethniques historiquement défavorisés et opprimés.
Dans la culture amharique, selon les traditions, l’attitude et la conformation mentale : l’Ethiopie doit être gouvernée par eux. D’autres nationalités [1] ont été méprisées de manière informelle et formellement discriminées. Meles Zenawi a dû faire face, dès le début, à un refus de l’élite amhara. Ce fut difficile à gérer car beaucoup d’entre eux étaient des hauts fonctionnaires et des militaires, ainsi que des élites économiques puissantes. Ils pensaient et pensent encore qu’ils ont le droit de diriger le pays. Cependant, Meles Zenawi est arrivé en tête grâce à son intelligence aiguisée et à son succès sur le front économique. Le gouvernement, le parlement, les échelons supérieurs de l’administration, et surtout les forces de sécurité et l’armée, sont restés, au moins pendant les 15 premières années, solidement entre ses mains.
Qu’est-ce qui a mal tourné alors ?
Tout d’abord, des conflits ont éclaté très tôt avec l’Erythrée. Les anciens camarades ont mené une guerre acharnée, entre 1998 et 2000, sur un problème apparemment bénin de délimitation de la frontière. Je dois dire que malgré mon affection pour l’Erythrée, c’est le gouvernement érythréen qui a été responsable d’accroître les escarmouches à la frontière. Ce qui s’est transformé en guerre ouverte. Mais cela ne doit pas signifier qu’il n’y a pas eu de provocations de la part des Ethiopiens dans les zones frontalières, en particulier de la part de ceux qui gouvernaient le Tigré à l’époque. Il y en a eu beaucoup.
Au lieu de négocier et de permettre à la commission mixte d’examiner la question et de remplir son mandat, Isaias Afwerki a envoyé ses unités motorisées en Ethiopie, mais il a très mal calculé ses forces. De plus, il ne s’est pas rendu compte qu’il tombait exactement dans le piège que les dirigeants du Tigré tendaient. C’est là que des fractures majeures se sont produites au sein du leadership érythréen. Isaias Afwerki a lancé sa propre guerre sans consultation et participation à la planification de tous les membres concernés et très expérimentés des forces de défense et des membres politiques. On peut dire qu’il n’a ni cherché à obtenir des conseils ni écouté les conseils. Mais il l’a fait, et cela a conduit à une défaite désastreuse pour l’Erythrée. Pour Meles Zenawi, cela a consolidé son pouvoir pendant un certain temps. Mais au fil du temps, l’opposition s’est accrue dans les villes, surtout parmi les étudiants.
Les Oromos, le plus grand groupe démographique du pays, sont également devenus mécontents du fait que chaque décision était prise par Meles Zenawi et son parti, qui agissaient en tant que gouvernement parallèle à chaque échelon de l’Etat, provincial et national. N’oubliez pas que le FPLT a été créé selon une vision marxiste-léniniste stricte, largement influencée par l’Albanie stalinienne !
En conséquence, ils ont pratiqué le « centralisme démocratique », c’est-à-dire centraliser sans démocratiser. Néanmoins, Meles Zenawi, qui était un brillant tacticien, a réussi à garder le contrôle, même si, lorsqu’il est mort subitement en 2012, des fissures sont apparues de plus en plus au sein de la direction et du parti de coalition, alors que l’absence de Meles Zenawi faisait obstacle à la formulation des problèmes et à la proposition de solutions.
Et ainsi, une nouvelle direction est apparue…
Ayant perdu leur chef et leur position de leader, le FPLT a pensé qu’il était plus sûr de rester un peu tranquille. Cependant, une sorte de guerre de succession a rapidement éclaté dans leurs rangs, d’abord avec certains des dirigeants enclins à se replier sur le Tigré – qu’ils dirigeaient au niveau provincial – puis, tous ont abandonné la capitale, et se sont repliés sur leur région. Le désaccord et la confusion ont continué au sein de la coalition représentée par le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE). Les Amharas étaient, comme d’habitude, inflexibles dans l’espoir déterminé de reconstituer un Etat amharique. D’autres groupes ethniques, notamment les Oromos, avaient gagné en influence, grâce à l’éducation et à un pouvoir économique accru. Cela a conduit à l’identification d’un candidat « de compromis », Abiy Ahmed [premier ministre depuis le 2 avril 2018]. Ancien officier de renseignement de l’armée, Abiy Ahmed était à la tête du Parti démocratique oromo, l’un des groupes composant la principale coalition : le FDRPE . En fait, sa principale qualité, en fait, était qu’il n’était pas un Tigréen, mais un Oromo.
Il a rapidement évolué après avoir été élu à la tête du FDRPE…
Abiy Ahmed devient premier ministre [le 2 avril 2018]. Il dissout le FDRPE et crée une nouvelle organisation, le Parti de la Prospérité [dont il est président depuis le 1er décembre 2019]. Au cours de ses premières années au pouvoir, il est devenu très populaire en signant la paix avec l’Erythrée, en libérant des milliers de prisonniers politiques et en nettoyant l’Etat et l’armée de leurs dirigeants traditionnels et bien en vue tigréens. Il a également pris ses distances par rapport à l’« Etat développmentiste » promu par Meles Zenawi, en introduisant des politiques néolibérales avec la privatisation à grande échelle des entreprises d’Etat et la libéralisation de plusieurs secteurs économiques clés. La rumeur, toujours pas vérifiée factuellement, veut qu’il ait voulu minimiser l’influence chinoise en se rapprochant des Etats-Unis et de ses alliés régionaux, en particulier Israël, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis.
Y a-t-il une enveloppe idéologique entourant tout cela ?
Avec son passé pentecôtiste dédié, Abiy Ahmed a introduit de plus en plus de messages chrétiens, en réitérant toujours l’importance de la foi [2]. Symboliquement au moins, il a fait beaucoup d’efforts pour se distinguer du précédent gouvernement dirigé par le FPLT et de son orientation politique à bien des égards, ce qui a renforcé son prestige auprès des Oromos et des Amharas.
Qui a réellement lancé le conflit au Tigré ?
Le FPLT porte une grande partie de la responsabilité. Il a été mal avisé d’affronter directement Abiy Ahmed à chaque étape et d’essayer de contourner l’Etat fédéral. Ils ont fait une deuxième bévue en se repliant dans leur province, se rendant ainsi injoignables et certains sont accusés de corruption et d’autres crimes plus graves. Ils ont organisé, contre la volonté d’Abiy, une élection régionale qu’ils ont remportée haut la main en septembre 2020. Abiy Ahmed a immédiatement déclaré que cela était illégal. Ils ont également lancé un raid contre le commandement nord des Forces de défense fédérales.
Cela ne veut pas dire qu’ils n’avaient aucune raison d’agir comme ils l’ont fait. Mais le discernement consistant à engager leur région dans une guerre contre le gouvernement central – surtout quand ils sont entourés d’ennemis (Isaias Afwerki au nord) et d’ennemis potentiels (les Amharas au sud avec leurs propres griefs en partie basés sur la terre) – ne semble pas optimal. Plus que cela, c’était une énorme erreur de penser qu’ils pouvaient battre en retraite et être laissés tranquilles dans leur région. Abiy a immédiatement compris cela et a appelé la majorité, les Amharas et les Oromos, à « sauver la nation ». L’extrême haine contre les Tigréens en général et le FPLT en particulier atteint un niveau émotionnel qui a été très bénéfique au gouvernement fédéral.
Et l’Erythrée est revenue dans le paysage ?
Tout au long de la construction du conflit, il semble qu’Isaias et Abiy se consultaient et complotaient sans cesse. Les forces militaires érythréennes se sont déplacées à la frontière avec le Tigré. Des forces fédérales éthiopiennes ont été transportées par avion en Erythrée. Pour le dirigeant érythréen, c’était une chance historique d’affaiblir et de décimer l’ennemi juré, le FPLT, qui avait si fortement battu l’Erythrée en 1998 ; ce qu’Isaias Afwerki avait pris pour une humiliation personnelle. En outre, je ne serai pas surpris si Isaias prend cette guerre comme un moyen d’affaiblir l’ensemble de l’Etat éthiopien, afin de pouvoir briller. Il obtient alors un double avantage, contre le Tigré et contre l’Ethiopie. Selon des sources locales, les forces érythréennes ont joué un rôle majeur dans la reprise des zones urbaines du Tigré, en envoyant plusieurs divisions mécanisées et plusieurs milliers de combattants.
Le retrait des forces du FPLT de leur capitale Mekelle est-il la fin de l’histoire ?
Debretsion Gebremichael, le dirigeant du FPLT, bénéficie d’un puissant soutien politique dans la province, plus une armée de plus de 150 000 soldats, complétée par un corps compétent d’officiers formés. Il a eu la sagesse de déplacer ses troupes hors des grandes villes pour éviter un affrontement direct qui aurait été dur pour les civils, les infrastructures, et même pour ses propres forces. La dispersion dans les campagnes où ils disposent d’énormes caches d’armes semble rationnelle.
Le FPLT est arrivé au pouvoir grâce à la guérilla ; ils savent comment cela fonctionne. Cependant, 2020 n’est pas 1990. L’un des plus grands problèmes du FPLT est la faiblesse des lignes d’approvisionnement. Pendant la guerre de libération, le FPLT et l’FPLE ont tous deux bénéficié d’un système d’approvisionnement qui passait par le Soudan. Nous pouvions nous y déplacer, parfois nous y réfugier, y envoyer nos soldats blessés pour des soins médicaux ; et nous fournir en biens et services et même en matériel militaire. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas.
Il faudrait de nombreuses années pour reconstruire cette base arrière, sans tenir compte du fait que le Soudan et d’autres puissances régionales (l’Egypte, en particulier), bien qu’ils ne soient pas amis avec l’Ethiopie [3], ne s’investiront probablement pas dans ce qui pourrait être une longue et sanglante bataille.
Sur le terrain, il reste à voir si le FPLT peut mettre en place une sorte d’administration parallèle, telle qu’elle avait été mise en place pendant la guerre contre le régime Mengistu. Debretsion Gebremichael affirme qu’ils vont continuer les combats jusqu’à la fin. Je n’écarterais pas totalement cette possibilité. Cela peut également signifier la déstabilisation de l’Ethiopie proprement dite.
Qu’en est-il de l’Ethiopie ? Est-ce que c’était une bonne chose pour Abiy ?
Abiy a déclaré une victoire totale, affirmant, à tort, qu’aucun civil n’a été tué, alors qu’en fait, des centaines ont été assassinés, sans mentionner le flux de réfugié·e·s [parqués dans des conditions tragiquement misérables au Soudan, à la frontière]. Ils peuvent contrôler les grandes villes, mais malgré leurs forces combinées avec l’armée érythréenne, ce ne sera pas si facile.
Au-delà de son avantage démographique et de sa meilleure situation économique, l’Ethiopie reste un pays pauvre. La guerre aura un coût énorme. Le soutien des Emirats arabes et d’autres Etats du Golfe peut temporairement combler les lacunes. Mais si nous regardons ce qui est arrivé dans la guerre Arabie saoudite/ Emirats arabes unis au Yémen, il n’est pas évident que ces pétro-oligarques puissent contribuer à faire pencher la balance des forces d’une manière majeure. En attendant, Abiy n’est apparemment pas disposé à négocier. Il a déclaré qu’il voulait arrêter 76 cadres supérieurs du FPLT, déclarant qu’ils sont des « terroristes ».
Et ailleurs dans le reste de l’Ethiopie ?
Les Amharas dansent dans les rues, si heureux de voir les Tigréens battus, Tigréens qu’ils ont toujours méprisés. Mais combien de temps vont-ils soutenir Abiy si la guerre s’éternise ? Un autre fait étrange est la dissidence croissante parmi les Oromos, en particulier chez les jeunes, malgré l’origine ethnique d’Abiy. Les Oromos, dont la direction est nouvelle et plus éduquée, ne veulent pas retourner dans le passé, quand un gouvernement dirigé par des Amharas régnait sur tout autre entité du centre. Ils ne font pas confiance à l’élite d’Addis-Abeba. Ils voudraient accroître de manière plus substantielle la fédéralisation du pays, ce que le FPLT n’a pas pu ou n’a pas voulu faire. La partie est loin d’être terminée.
Avez-vous peur de ce qui pourrait arriver ?
Avant cette guerre, il y avait 100’000 réfugiés érythréens au Tigré, fuyant la misère, la répression et le déni de tout avenir en raison de l’interminable « service militaire national ». Maintenant que l’armée érythréenne a repris le combat au Tigré, qu’arrivera-t-il aux réfugiés là-bas ? Pour les jeunes Erythréens, le retour en Erythrée est très dangereux, car ils seront rapidement enrôlés et envoyés à la guerre. Depuis le début de la guerre, un million de personnes ont été déplacées dans et du Tigré.
Le problème s’étend alors que les camps de réfugiés non autorisés se multiplient et ils sont sans accès à la nourriture, à l’eau, à l’électricité. Une autre catastrophe humanitaire se prépare et il reste à voir si les agences des Nations unies pourront accéder à toutes les régions dévastées [4]]. Ailleurs dans le pays, je crains le renforcement de la lutte contre les Tigréens à Addis-Abeba. Il y a des milliers de Tigréens là-bas, des hommes d’affaires, des fonctionnaires, des étudiants. Si les conflits tournent au vinaigre, il sera tentant pour le gouvernement de déclarer la guerre à l’ennemi « de l’intérieur », et des signes en ce sens sont déjà visibles.
Entretien avec Paulos Tesfagiorgis conduit par Pierre Beaudet