Samedi 5 décembre, des comptes Instagram tchétchènes progouvernementaux ont relayé l’information selon laquelle le corps du garçon de 18 ans d’origine tchétchène Abdoullakh Anzorov, auteur de l’assassinat le 16 octobre du professeur d’histoire Samuel Paty, en banlieue parisienne, avait été rapatrié depuis la France en Tchétchénie.
Après son crime, Anzorov avait publié une photo de la tête coupée de l’enseignant sur son compte Twitter, dans la pure tradition de Daech. C’est de cette façon barbare que le jeune garçon a ôté la vie à un homme qui lui était parfaitement inconnu et qui avait soi-disant, comme l’avait lu Anzorov sur Internet, insulté le Prophète. Lors de son interpellation, Anzorov s’est opposé aux forces de police françaises et a été abattu.
Tout indique que le jeune “justicier” ne savait rien de son prophète ni de sa propre religion et n’avait sans doute jamais rien lu hormis des publications sur Internet. Il est certain en tout cas qu’Anzorov n’avait jamais lu le livre sacré des musulmans, à savoir le Coran. Il a agi comme un zombie qui aurait subi un lavage de cerveau. Comme l’ont fait des milliers de jeunes gens du monde entier séduits par l’idée de la création d’un califat islamique en Syrie et en Irak au moyen de la destruction systématique de tout ce qui n’entrait pas dans leur vision du monde.
La plupart d’entre eux sont morts sans gloire, mais non sans laisser de traces : l’État islamique a donné naissance à une nouvelle esthétique de la violence, que les gens sans intelligence confondent à tort avec l’islam. Or l’islam n’a pas plus de rapport avec les têtes coupées et les drapeaux noirs que le christianisme avec le IIIe Reich et les camps de concentration.
Une nouvelle esthétique de la violence
La famille d’Anzorov a attendu un mois et demi que son corps lui soit rendu. Contrairement à la Russie, dont la position sur les dépouilles de terroristes est sans appel (partagée d’ailleurs par les autorités tchétchènes), la France est plus souple en la matière.
Abdoullakh Anzorov a donc enfin été enterré dimanche 6 décembre. Des vidéos de la procession funèbre, composée majoritairement de jeunes hommes, circulent sur Internet. L’enterrement a rassemblé beaucoup de monde, mais il y en aurait eu davantage si les autorités n’avaient pas fermé les accès au village durant trois jours (le temps de la veillée funèbre), même pour les habitants de la ville voisine de Chalaji.
Похороны Абдуллы Анзорова в селе Шалажи, Чеченская республика.
Видео прислано жителем села Шалажи pic.twitter.com/omboXArx5G
— Новая Газета (@novaya_gazeta) December 7, 2020
D’un côté, il n’est pas étonnant de voir autant de monde accompagner le jeune terroriste dans son dernier voyage : Anzorov appartenait au taïp Tchinkhoï, l’une des principales tribus tchétchènes, dont les membres sont nombreux à Chalaji (10 000 habitants). La tradition veut que tous les parents du défunt assistent à l’enterrement. Mais combien de Tchétchènes seraient venus à ces funérailles si les forces de sécurité n’avaient pas encerclé le village ?
La décision d’enterrer le terroriste Anzorov dans son pays d’origine n’a sans doute pas été prise sans l’approbation des autorités tchétchènes. Il y a quelques jours, la chaîne Telegram Baza, reprise par les médias fédéraux, a annoncé qu’une rue de Chalaji avait été renommée en l’honneur de l’assassin de 18 ans. Des photographies montrant des panneaux “rue Abdoullakh Anzorov” soudés aux lampadaires ont ainsi été publiées.
Les médias tchétchènes ont par la suite expliqué qu’il s’agissait de photomontages. Mais seules les images étaient fausses. Pendant tout ce temps, les préparatifs de l’enterrement suivaient leur cours et l’idée de renommer une rue en son honneur était effectivement évoquée. Le président tchétchène en est en grande partie responsable avec ses déclarations provocatrices, ne craignant pas même une prise de bec publique avec le porte-parole du président russe Dmitri Peskov.
Anzorov appartenait à l’une des principales tribus de la Tchétchénie
De fait, Ramzan Kadyrov a rejeté la responsabilité du crime sur la victime, le professeur Samuel Paty, et sur le président français, qui incarne à ses yeux tous les “maux” du monde occidental parce qu’il croit plus à la liberté qu’en Dieu. Étrangement, Kadyrov cette fois a été même soutenu par les Tchétchènes qui le détestent pour être l’homme de paille des Russes et l’instigateur de répressions contre les habitants de sa république.
Mais peut-on dénoncer des exécutions extrajudiciaires tout en saluant les mêmes exécutions extrajudiciaires ? Il semble que oui, à condition qu’il s’agisse de Tchétchènes dans le premier cas et de journalistes et d’un enseignant français dans l’autre. Dans le cas présent, on a entendu très peu de voix tchétchènes s’élever pour dire qu’il ne faut pas tuer, personne, jamais. Ne serait-ce que parce que le droit à la vie doit être le même pour tous, ou ne doit pas être. Ces voix existent, mais en Tchétchénie tout désaccord avec le pouvoir, et a fortiori toute critique, peut être lourd de conséquences.
Pourquoi la Tchétchénie se montre-t-elle si tolérante envers le meurtre ?
En vérité, les autorités tchétchènes se sont mises dans l’embarras toutes seules avec ces obsèques. D’un côté, ce sont elles qui ont érigé Abdoullakh Anzorov au rang de “héros national”. De l’autre, elles ne pouvaient pas laisser ses funérailles se transformer en houleuse manifestation d’envergure nationale, comme en août 2018, lorsqu’un autre “héros national”, Ioussoup Temirkhanov, le meurtrier du colonel Iouri Boudanov, était enterré dans le village de Gueldagan.
Voilà d’ailleurs un parallèle historique intéressant qui pourrait expliquer pourquoi dans la Tchétchénie d’aujourd’hui on se montre si tolérant envers le meurtre et admiratif des meurtriers. Cela se limite-t-il d’ailleurs à la Tchétchénie ?
En 2011, Temirkhanov a été engagé pour tuer Iouri Boudanov, ancien colonel de l’armée russe condamné et libéré pour l’enlèvement et le meurtre [pendant la guerre de Tchétchénie] d’une jeune fille tchétchène de 18 ans, Elsa Koungaeva. Boudanov lui aussi avait eu droit à de belles funérailles, militaires qui plus est, alors même qu’il avait perdu ses distinctions militaires sur décision de la justice.
Iouri Boudanov n’avait pas seulement enlevé et tué cette jeune fille, il avait aussi sauvagement abusé d’elle. Bien entendu, Boudanov n’est pas le seul à avoir commis des crimes de guerre durant les deux campagnes militaires de Tchétchénie. Mais il a été pratiquement le seul que les autorités russes ont réussi à condamner. C’est pourquoi, aux yeux des Tchétchènes, Boudanov est l’incarnation du “mal” russe impérialiste. Et son assassin, par extension, un “héros national”.
La barbarie n’a ni religion ni nationalité
Le facteur religieux ne jouait aucun rôle dans cette histoire. Il s’agissait d’un meurtre tout ce qu’il y a de plus laïque. Contrairement à Abdoullakh Anzorov qui pensait venger tous les croyants offensés d’un coup, Temirkhanov, aux yeux du Caucase, a lavé l’honneur d’une femme tchétchène. Si Boudanov et d’autres militaires russes avaient payé pour leurs crimes, les Tchétchènes ne ressentiraient peut-être pas aujourd’hui le besoin d’idéaliser des meurtriers et de chercher des héros vengeurs.
Peut-être même que la génération des Tchétchènes née après la guerre aurait pu plus facilement croire à l’universalité et à la valeur inaliénable des droits humains. L’État islamique n’aurait alors pas pu se nourrir ainsi du sang de jeunes recrues tchétchènes. Et le professeur d’histoire Samuel Paty serait en vie. Et Abdoullakh Anzorov serait en vie.
C’est précisément ce “travail sur les erreurs” qui devrait être la principale priorité de la civilisation. Dans le sens où la civilisation œuvre à séparer l’humanité de la barbarie. La barbarie n’a pas de religion ni de nationalité. Parce qu’aucune religion ni aucune nationalité ne revendique la supériorité de la mort sur la vie.
Elena Milachina
Iouri Safronov
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