Le 2 décembre 2020, le gouvernement a décidé par décret la dissolution du CCIF.
Certains d’entre nous connaissaient cette association, d’autres n’ont jamais eu de contacts directs avec elle, mais nous ressentons tous l’effet de cette mesure comme revenant à « faire peur à la communauté musulmane », nous craignons qu’elle « allume le feu », pour reprendre l’expression citée par le décret. Elle va en fait dans le sens de ce que souhaitent les terroristes. On dissout une association dont aucun dirigeant n’a fait l’objet d’incrimination claire des faits reprochés en bloc à la structure. C’est ce que l’on appelle un procès d’intention.
L’invocation faite par le décret de l’article L212-1 du Code de la sécurité intérieure qui vise des groupes qui « provoquent à la discrimination, à la haine et à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur “origine”, “ethnie”, “nation”, “race” ou “religion” », ou qui se livrent « à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme », ne concorde pas avec ce qu’était le CCIF. Il était une des principales organisations antiracistes françaises, par le nombre de ses adhérents revendiqué. Il se voulait « une association apolitique et areligieuse ». Il a publié régulièrement des rapports sur l’islamophobie en France, accompagnait des musulmans se déclarant victimes d’islamophobie, « définie (par le CCIF) comme l’ensemble des actes de discrimination ou de violence contre des individus ou des institutions en raison de leur appartenance réelle ou supposée à l’Islam ». Pour lui, la légitime critique de la religion musulmane, comme celle d’autres religions, philosophies ou opinions, ne relève donc pas de l’islamophobie qu’il combat.
Sa charte qui affirme « Nous aspirons à une société plus juste et plus égalitaire et œuvrons au quotidien pour que la liberté, l’égalité et la fraternité soient aussi une réalité pour les millions de Français musulmans », ses méthodes de travail visant à la conciliation prioritairement à la voie juridique, ses prises de position publiques, le succès de causes qu’il a défendues devant les juridictions françaises et européennes ne nous semblent pas constituer de motifs de dissolution et s’opposent frontalement aux considérants qui prétendent justifier cette dissolution.
Quand le décret affirme : « les publications du CCIF sur les réseaux sociaux ont généré de la part de sympathisants et d’internautes des propos “antisémites, négationnistes, hostiles aux autres formes de croyance, homophobes” », ce qui est reproché au CCIF pourrait l’être, par exemple, au compte twitter du ministre de l’Intérieur. Devons-nous tenir pour acquis que M. Darmanin partage les commentaires qui y sont publiés demandant la dissolution des organisations juives, les tweets hostiles à l’Islam en tant que tel, ou traitant ses opposants « d’enculés » ? M. Darmanin veut dissoudre le CCIF selon des critères qu’il ne s’applique pas à lui-même !
Peut-on imputer à qui que ce soit les actes commis par une entité avec laquelle il « entretient de nombreuses relations » ? « Entretenir de nombreuses relations avec » l’Arabie Saoudite, nous semble bien décrire les relations du gouvernement auquel appartient M. Darmanin avec cet Etat qui est le centre mondial de diffusion du courant wahhabite/salafiste, qui est considéré comme un allié stratégique, à qui on vend des armes, à ce régime autoritaire qui mène une guerre cruelle, dont le premier ministre est responsable de l’assassinat d’un journaliste décapité et démembré dans les locaux du consulat de son propre pays à Istanbul.
Le décret attribue à de nombreuses reprises au CCIF les idées ou actes de personnes que le CCIF a assistées sur le plan juridique. Comme si des personnes aux conceptions religieuses ou politiques discutables ou déplaisantes étaient privées de tous droits, en particulier de la liberté d’expression, de la liberté religieuse et de celui de bénéficier d’une assistance juridique dans le cadre des lois existantes.
Certains griefs constituent une déformation radicale des faits. Ainsi il est inexact que le CCIF ait « fait la promotion » de l’association Ana Muslim qui l’attaquait frontalement. De même, le décret prétend dissoudre le CCIF qu’il accuse de « relativiser des actes de terrorisme », sans faire aucune référence à des déclarations du CCIF qui illustreraient une telle « relativisation ». L’accusation d’avoir « propagé des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, haine ou violence », n’est, elle non plus, étayée par aucun fait ou citation.
Ce qui nous indigne le plus sont les motifs qui reviennent à interdire la lutte contre l’islamophobie au sens des discriminations concernant les musulmans : « Le CCIF défend et promeut une notion « d’islamophobie » particulièrement large », au motif qu’il aurait critiqué des mesures de police ou des décisions de justice, ce qui revient à interdire toute critique des mesures et décisions prises dans le cadre de la lutte anti-terroriste. On peut légitimement contester le qualificatif d’islamophobe donné par le CCIF à tel ou tel acte, mais une telle discussion ne génère pas pour autant une telle incrimination. On peut aussi contester les qualificatifs donnés par l’administration à des actes terroristes visant des musulmans, comme ceux visant l’imam de Brest et la mosquée de Bayonne, prémédités, préparés et exécutés par des personnes mues par des visions du monde islamophobes, sans qu’ils n’aient jamais été définis comme des attentats terroristes : ce déni manifeste opéré par l’Etat ne peut pourtant pas être compris comme apologie ou incitation. En niant que le fonctionnement d’institutions, comme des décisions de police administrative, puissent générer des discriminations, le décret s’inscrit dans l’attitude des responsables politiques qui ont nié jusqu’à l’absurde que des comportements de policiers puissent être violents ou racistes.
Le pire survient quand le décret reproche à des animateurs du CCIF leurs convictions religieuses réelles ou supposées : « considérant que de nombreux dirigeants du CCIF, anciens comme actuels, sont les tenants d’une approche radicale de la religion musulmane pouvant être qualifiée d’islamiste ». A moins de confondre religion et politique, on parle ici de religion, non de politique. A moins de délictualiser une opinion, ces considérations n’ont rien à faire dans une procédure de dissolution. Le décret méconnaît la séparation des églises et de l’Etat, ainsi que la Constitution qui souligne que la République « respecte toutes les croyances ».
Nous tenons à souligner enfin que le travail juridique de cette association bénéficie de la sympathie ou du soutien de dizaines ou centaines de milliers de musulmans de France. Ce décret créera ou alimentera sûrement un sentiment de défiance d’une partie des citoyens envers leur propre Etat, accréditant ainsi « dans l’opinion publique un soupçon permanent de persécution religieuse de nature à attiser la haine, la violence ou la discrimination », selon les termes du décret.
C’est pourquoi cette politique nous semble contre-productive. Elle ne peut être comprise que comme une restriction des droits des citoyens de religion musulmane à se défendre, à exprimer leur solidarité vis-à-vis de croyants dans d’autres pays, voire simplement d’afficher des opinions qui sont les leurs. Avec cette dissolution, on liquide un outil qui permettait à une partie de la société française de se défendre contre les discriminations. Ainsi sont menacées les libertés dont doit bénéficier cette partie de la population.
On peut être en désaccord avec telle ou telle initiative ou déclaration du CCIF. Il n’en reste pas moins qu’une telle structure inscrivait la lutte contre l’islamophobie dans le cadre de procédures judiciaires et plus largement d’un débat démocratique, ce qui est en soi un facteur de paix civile.
Créer ou renforcer un tel fossé de défiance est le but des terroristes. Nous ne voulons pas faire le jeu des terroristes. Nous soutenons donc les démarches visant à contester cette dissolution, réaffirmons notre soutien à la liberté d’expression et à la liberté religieuse. Nous demandons au gouvernement de revenir sur ces mesures et de ne pas mettre en situation d’insécurité juridique tous nos concitoyens qui sont victimes d’un climat d’islamophobie croissant dans notre pays.
Premiers signataires :
Asif Arif, avocat ; Etienne Balibar, philosophe ; Alain Bertho, professeur émérite d’anthropologie ; Saïd Bouamama, Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires ; Alima Boumedienne-Thierry avocate ; Abdelaziz Chaambi, militant contre le racisme et l’islamophobie CRI ; Ismahane Chouder, militante associative ; Annick Coupé, militante altermondialiste ; Marina Da Silva, critique de théâtre ; Christine Delphy, sociologue, féministe ; Elsa Faucillon, députée des Hauts-de-Seine ; Alain Gresh, journaliste ; Nacira Guénif, professeure des universités Paris 8 ; Michelle Guerci, journaliste ; Fabienne Haloui, conseillère municipale d’Orange ; Roland Lafitte, essayiste ; Olivier Le Cour Grandmaison, politologue ; Françoise Lorcerie, directrice de recherches ; Youcef Mammeri, responsable associatif ; Gilles Manceron, historien ; Philippe Marlière, politologue ; René Monzat, journaliste ; Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue ; Danièle Obono, députée de Paris ; Joël Roman, philosophe ; Alain Ruscio, historien ; Catherine Samary, économiste altermondialiste ; Michèle Sibony, militante associative UJFP ; Azzedine Taïbi, maire de Stains ; Emmanuel Terray, anthropologue ; Maryse Tripier, sociologue ; Pascal Troadec, adjoint au maire de Grigny ; Françoise Vergès, politologue ; Céline Verzeletti, responsable syndicale ; Sophie Zafari, militante syndicale.
> Pour se joindre à cet appel écrire à cette adresse : cil.tribune.dissolution gmail.com