« Pas de justice, pas de paix ! Justice pour Adama ! ». Depuis le décès d’Adama Traoré, jeune homme noir de 24 ans mort aux mains de la police au commissariat de Beaumont-sur-Oise en juillet 2016, la formule est devenue le mot d’ordre du combat mené par le Comité Justice et Vérité pour Adama. Cet été, des dizaines de milliers de manifestants ont participé aux rassemblements organisés par le collectif devant le Tribunal de Grande instance de Paris le 2 juin ou encore à Beaumont-sur-Oise le 18 juillet [1]. À travers le monde, l’assassinat de l’afro-américain George Floyd, asphyxié par un policier blanc dans les rues de Minneapolis, a intensifié la mobilisation contre les discriminations raciales. Mais nombreuses sont les voix en France, commentateurs et personnalités politiques confondus, qui continuent de botter en touche, estimant que « la France n’est pas les États-Unis » ou que « comparer les deux situations est absurde ».
Pourtant, des études récentes de Human Rights Watch et du Défenseur des droits concluent respectivement que les contrôles effectués par la police française sur les mineurs sont « racistes et abusifs » et que « les jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes ont une probabilité vingt fois plus élevée que les autres d’être contrôlés » [2]. De nombreux chercheurs et militants appellent ainsi à ce qu’un regard lucide soit porté sur l’historicité des violences policières infligées aux personnes racisées en France [3]. Assa Traoré, sœur d’Adama Traoré et fondatrice du comité Justice et Vérité pour Adama, déclarait à ce propos en mai dernier :
« Historiquement, les violences policières sont des continuités de l’esclavage et du colonialisme pour lesquels il n’y a jamais eu de réparations » [4].
La France a en effet une longue histoire de méthodes policières violentes à l’égard des Africains. Non seulement celle-ci a façonné le rapport des autorités policières françaises aux personnes africaines et afro-descendantes, mais elle a aussi structuré les réflexes répressifs des États africains anciennement colonisés par la France.
Structurer la police coloniale
En mars 1667, le roi de France Louis XIV signait un édit visant à réformer l’institution policière, jusqu’alors relativement dispersée. La police, déclare le décret, « consiste à assurer le repos du public et des particuliers, à purger la ville de ce qui peut causer les désordres, à procurer l’abondance » [5]. Chargé de sécuriser les commerces lucratifs et de réprimer les écrits et comportements jugés séditieux, le nouveau lieutenant de police de Paris Gabriel Nicolas de la Reynie pouvait désormais, à tout moment, faire appel à l’armée et procéder à des arrestations sans jugement [6].
L’homme derrière l’édit de 1667 est Jean-Baptiste Colbert, ardent défenseur du mercantilisme, courant économique basé sur la stricte réglementation étatique du commerce ainsi que la maximisation des exportations. Principal ministre d’État sous Louis XIV, en charge de l’industrie et du commerce, Colbert supervisa l’expansion de l’empire colonial français en Amérique du Nord et dans les Caraïbes, fondant en 1664 la Compagnie française des Indes orientales. Il rédigera plus tard la première version du Code noir, décret régissant le statut juridique des captifs asservis africains jusqu’en 1848. Le texte prévoyait notamment les mesures punitives en cas de marronnage :
« L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur l’épaule ; s’il récidive un autre mois pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d’une fleur de lys sur l’autre épaule ; et, la troisième fois, il sera puni de mort » [7].
Soucieuse de préserver les intérêts des capitalistes et colonialistes fortunés au sein de son empire, la monarchie française sous Louis XVI prolongea le contrôle policier des Africains et Afro-descendants. Après deux premiers textes de loi en 1716 et 1738, le ministre de la marine Antoine de Sartine, ancien lieutenant de Paris, institua la Police des Noirs en 1777. Contrairement au Code noir, cet édit de trente-deux articles prescrivit des actions fondées non sur le statut d’esclave mais sur la couleur de la peau :
« Surtout dans la capitale, peut-on lire, [les Noirs] y causent les plus grands désordres et lorsqu’ils retournent dans les colonies, ils y portent l’esprit d’indépendance et d’indocilité et y deviennent plus nuisibles qu’utiles ». L’article 3 prévoyait ainsi l’arrestation et la déportation de toute personne noire « qui se serait introduit [e] en France » [8].
Au début du XIXe siècle, le souverain français Napoléon Bonaparte, qui rétablit l’esclavage moins de dix ans après son abolition suite à la révolution haïtienne, étendit davantage le contrôle des Noirs en France. Aussi, il chargea, entre 1807 et 1808, le ministre de la police Joseph Fouché, l’architecte de la police française moderne, de mener un recensement national des « Noirs, mulâtres et autres personnes de couleur » [9]. Utilisant la même dénomination que de Sartine pour la Police des Noirs, cette classification s’inspirait directement des théories raciales de Moreau de Saint-Méry qui plaçaient les colons blancs comme « l’aristocratie de l’épiderme ». Favorable à l’esclavage, par « goût du commerce », Fouché œuvra à la généralisation de méthodes complexes d’espionnage sur les « menaces extérieures », comme à Bordeaux, qui fut l’un des ports français s’étant le plus enrichi de la traite transatlantique [10].
L’invasion d’Alger en 1830 puis l’engouement suscité par la conférence de Berlin en 1884-1885 virent la création d’un statut juridique spécifique aux « sujets » coloniaux. Dès les années 1880, et ce jusqu’au milieu des années 1940, le Code de l’indigénat servit de cadre de contrôle des Africains, permettant la condamnation de tout élément jugé perturbateur pour « manque de respect envers l’administration et ses fonctionnaires » ou « diffusion de bruits alarmants et mensongers ». « La prison, estimait alors le député et résident général de France en Tunisie Étienne Flandin, ce n’est pas une peine pour [les indigènes] mais une récompense, le suprême bonheur pour lui de vivre dans l’oisiveté » [11].
Administrer l’empire
À mesure que les centres urbains se développèrent en Afrique, la circulation des personnes et des idées représenta une menace croissante pour l’administration coloniale. Basées sur celles de la métropole, des forces de police structurées apparurent essentielles pour sauvegarder les intérêts financiers de l’empire [12]. Le projet de construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934) vit ainsi la capture d’innombrables jeunes hommes par ces nouvelles forces armées. Contraints à travailler sans protection, plusieurs dizaines de milliers d’entre eux périrent [13].
En Afrique-Occidentale française (AOF), le Service de sécurité générale (SSG) fut créé en 1918 dans un contexte de contestations croissantes au sein de l’empire. Plus de cent mille Africains avaient été enrôlés dans l’armée française, souvent de force, pour participer à l’effort de guerre. Malgré les promesses d’amélioration de conditions de vie, la majorité resta soumise à l’arbitraire colonial. Le Service de contrôle et d’assistance en France des indigènes des colonies (CAI), agence de renseignement indépendante pilotée par le ministère des colonies, était à ce titre chargé de surveiller les activités politiques des Africains établis en France [14].
Parmi les premiers fichés figure le militant sénégalais Lamine Senghor. Arrivé à Paris en 1920, l’ancien tirailleur sénégalais devenu facteur fut surveillé de près par le CAI dès 1924 comme « agitateur anticolonial » et « militant communiste et antimilitariste » [15]. Senghor avait en effet rejoint les rangs du Parti communiste français, avant de s’en distancer en raison de l’intégration limitée des militants noirs. C’est ainsi qu’il fonda en 1926 une structure distincte appelant à l’émancipation de l’Afrique, le Comité de défense de la race nègre (CDRN), qu’il représenta l’année suivante au congrès fondateur de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale à Bruxelles.
Le discours de Senghor, relayé par de nombreux journaux étrangers, alerta les autorités françaises. Il y déclarait notamment :
« L’oppression impérialiste que nous appelons colonisation chez nous, et que vous appelez impérialisme ici, c’est la même chose, camarades : tout cela n’est que du capitalisme ; c’est lui qui enfante l’impérialisme chez les peuples métropolitains » [16].
À son retour en France, il fut arrêté pour « propos outrageants à un agent de l’autorité ». Jusqu’à sa mort, à la fin de l’année 1927, le militant sénégalais se résigna à ne plus retourner au Sénégal, craignant d’y être arrêté et incarcéré dès son arrivée.
Le milieu des années 1920 vit également la création, par l’ancien administrateur colonial André-Pierre Godin, du Service d’assistance aux indigènes nord-africains (SAINA), composé notamment d’une force de police appelée Brigade nord-africaine (BNA). S’assurant de la stricte réglementation des Algériens en France, l’agence de surveillance prit l’habitude de contraindre les employeurs à licencier leurs salariés soupçonnés d’anticolonialisme [17]. Bien que supprimée après la Seconde Guerre mondiale, l’unité reprit une seconde vie au milieu des années 1950 à travers la Brigade des agressions et violences (BAV). À mesure que s’intensifia la guerre d’indépendance d’Algérie, les travailleurs nord-africains installés en France étaient systématiquement victimes d’arrestations abusives et de raids nocturnes [18].
Désordres néo-coloniaux
Le début des années 1960 marqua le retour progressif en France de soldats et policiers mobilisés en Algérie [19]. Parmi ceux-ci figurait Maurice Papon, responsable de la déportation de plus de 1500 Juifs sous le régime de Vichy et de la systématisation de la torture de militants du Front de libération nationale (FLN) dans l’Est algérien. Devenu préfet de la police de Paris en 1958, Papon créa le Service de coordination des affaires algériennes (SCAA), qui supervisa l’assassinat de centaines de manifestants pro-FLN, battus et jetés dans la Seine, en octobre 1961 [20].
En besoin de main-d’œuvre pour la reconstruction d’après-guerre, l’État français avait incité de nombreux travailleurs africains à s’installer en France. Ces derniers étaient en général parqués dans des bidonvilles ou des habitations à loyer modéré (HLM) situés aux périphéries des métropoles. Le discours sécuritaire ambiant passa alors de « la sauvegarde de l’empire contre des agitateurs indigènes indisciplinés » à « la protection de la nation contre de dangereux criminels immigrés ». Les méthodes policières répressives, quant à elles, perdurèrent. Au début des années 1970, Pierre Bolotte, ancien officier colonial en Indochine puis en Algérie, fonda la Brigade anti-criminalité (BAC) en région parisienne. Préfet de police de la Guadeloupe quelques années plus tôt, il mena la violente répression de la grève des travailleurs du 27 mai 1967 [21].
En Afrique, la naissance d’États nouvellement indépendants ne marqua pas la fin de l’obsession du contrôle. En 1959, le Service de sécurité extérieure de la Communauté (SSEC) fut créé pour maintenir des liens étroits entre les services de renseignement français et les unités de police locales dans les colonies africaines. Dernier directeur de la sécurité nationale en Haute-Volta (actuel Burkina Faso), son fondateur Pierre Lefuel mit en place, dans la foulée, le Service de coopération technique internationale de police (SCTIP), unité composée principalement d’anciens officiers coloniaux chargés de former les nouvelles polices africaines [22]. Le cas du Cameroun est tragiquement emblématique : à la même période que la guerre contre-insurrectionnelle menée en Algérie, les autorités françaises employèrent des méthodes de répression sanglantes (bombardements aériens, assassinats ciblés, internements de masse, manipulations psychologiques), qui, après l’indépendance formelle du Cameroun en 1960, mutèrent en méthode de gouvernement du nouveau régime pro-français d’Ahmadou Ahidjo [23].
En sa qualité de ministre de l’Intérieur sous la présidence de Léopold Sédar Senghor, son oncle par alliance, l’ancien fonctionnaire de l’appareil colonial français Jean Collin cristallisa les tensions au Sénégal. Fin stratège, Collin avait la haute main sur le fonctionnement des prisons et supervisait de près les forces de police, dont des unités aux méthodes violentes comme le Groupement mobile d’intervention (GMI) [24]. Sous l’Union progressiste sénégalaise (UPS), parti unique dirigé par le Président Senghor, la répression des mouvements d’opposition [25] pilotée par Collin fut marquée par des campagnes d’arrestations massives, comme dans l’affaire And Jëf-Xare Bi de 1974-1975, et des assassinats déguisés de militants, notamment celui d’Omar Blondin Diop en 1973 [26]. Incarnant la continuité de la police coloniale, un sulfureux commissaire français du nom d’André Castorel supervisait les interminables séances de torture des dissidents du régime : plongeant leurs têtes dans des bassines d’eau jusqu’à perdre haleine ; électrocutant leurs parties sensibles (testicules, oreilles, langue) ; déchirant leurs anus avec le goulot de bouteilles [27].
La culture de répression policière demeure centrale dans le rapport qu’entretiennent nombre d’États africains à la dissidence. Les rassemblements publics – appelant à l’amélioration des conditions de vie et s’opposant à l’accroissement des inégalités, l’arbitraire politique et les arrangements néocoloniaux – sont encore souvent dispersés dans la violence. Les réflexes autoritaires déployés dans la gestion de la crise du COVID-19 ont ainsi amplifié la méfiance populaire envers les autorités. Pour autant, un autre mode de gestion est possible, estiment une centaine d’intellectuels africains dans une récente lettre ouverte adressée aux dirigeants du continent africain :
« Il s’agit pour l’Afrique de retrouver la liberté intellectuelle et la capacité de créer sans lesquelles aucune souveraineté n’est envisageable. De rompre avec la sous-traitance de nos prérogatives souveraines, […] de penser nos institutions en fonction de nos communes singularités et de ce que nous avons » [28].
Florian Bobin
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